PERGUET Jean

incertain regard – N°22 – Eté 2023 : Page 99, Journal d’un lecteur : Colette, malgré… Claudine

Avec Sidonie-Gabrielle Colette, histoire d’une lecture publique.

« Lire ! Pouvoir lire ! Cela signifie la profonde immersion dans la page qu’un ou une autre a noircie, l’abandon de soi pour danser avec une phrase, souffrir avec un mot, s’offusquer d’un adjectif transgressif, se muer dans des lieux, des époques, en personnages qu’une autre a griffonnés, biffés, développés pendant de longues matinées, seule dans son bureau…

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Il faut trop de temps pour lire ! Et puis je ne suis pas Pivot, moi… Le livre que je tiens tombe rapidement quand le soleil pointe au-dessus des châtaigniers, quand un vol d’étourneau se pose sur la prairie, quand un couple de pics-verts picore furieusement fourmis et vers, quand des tourterelles se poursuivent », c’est ce que j’aurais pu écrire1 si j’étais Colette, si je n’étais pas réellement « un homme de lettres qui a définitivement mal tourné ».

Depuis que je suis ici en Bretagne les tentations sont grandes. Je n’ai plus la constance de la lecture suivie, la constance de me concentrer sur un thème, un registre, ni le rituel de corner une page, noter un passage afin de nourrir la chronique qui me sera réclamée par les bibliothécaires d’Achères (78). Les rives du Loc’h, les criques du Golfe, les plages de la Baie, les rochers chaotiques de la presqu’île m’en détournent. C’est par défection que j’ai négligé la « Page 99 », restée blanche, et que je me retrouve subitement, début 2023, face à l’échéance, en train de plagier Colette. Colette ; Colette ! Colette ? « La vagabonde, l’ingénue, la libertine, l’amoureuse »ou « le génie littéraire détaché des mouvements de l’histoire et de la littérature. [Celle qui a] délibérément choisi de délaisser les grands sujets, […] qui préféra les anonymes, […] la chronique de l’ordinaire et du quotidien, l’art de la chose vue et le récit intime. L’œil au nu de la réalité. Au plus vrai. Au plus juste. »3

Juin 2022
Lectrices et lecteurs alréens se retrouvent pour accueillir les nouveaux membres de « L’Atelier du lecteur », un atelier qui réunit quelques fidèles clients de la librairie « Vent de Soleil » — Quand une petite ville abrite en son centre quatre librairies dynamiques, deux généralistes et deux spécialisées, cela mérite d’être relaté ; et quand, en pleine crise Covid, « Vent de Soleil » organisa des lectures à voix haute sur le pas de sa porte cela me donna envie de me joindre à « l’atelier ». En juin donc Christine, l’une des lectrices, jeta l’idée : « Si nous consacrions une soirée à Colette dont ce sera le 150ème anniversaire le 28 janvier 2023 ? » Il n’y eut ni réaction, ni grand enthousiasme. Personnellement, je n’en manifestai aucun : Colette ! L’auteur des « Claudine » ! Cette ambiguïté semblait partagée, la suggestion fit un flop.

Mais un volume orphelin d’édition La Pléiade me nargua dès lors du haut de la bibliothèque ; un héritage de ma tante échoué là sans que je le lise, décision toujours remise à plus tard. Pourquoi Tatie vénérait Colette ? Pourquoi Christine proposait de lui dédier une soirée ? Qui pouvait se cacher derrière l’auteur des « Claudine », cette jeune femme en col Claudine et nœud papillon (photo de couverture de Claudine à l’école par Colette et Willy édité en Folio) provoquant chez moi un fort subjectif dédain ? J’ouvris ce volume II, sautai aux Notes de tournées, dévorai L’envers du Music-Hall, et c’est ainsi que je devins un fan de Colette.

Curieusement, à cause de la série des « Claudine » (Claudine à l’école, à Paris, en ménage…) Christine et moi avions arbitrairement classé Colette parmi les auteurs démodés ; cela sans jamais avoir lu autre chose que les quelques extraits choisis par les professeurs du collège ou du lycée.

Paradoxalement, sans cette suggestion de Christine, qui proposa soudain — uniquement dans le but d’attirer des lecteurs à la librairie en profitant de l’effervescence médiatique qui couvrirait l’anniversaire — nous serions passés à côté d’une œuvre remarquable que je découvrais enfin. Pour nous disculper, Colette me confia plus tard elle-même dans Mes apprentissages : « Je ne trouvais pas mon premier livre très bon – ni les trois suivants. Avec le temps je n’ai guère changé d’avis, et je juge assez sévèrement toutes les Claudine. Elles font l’enfant et la follette sans discrétion. La jeunesse, certes, y éclate… mais il ne me plaît guère de retrouver, si je me penche sur quelqu’un de ces très anciens livres, une souplesse à réaliser ce qu’on réclamait de moi, une obéissance aux suggestions et une manière déjà adroite d’éviter l’effort. »4

Ainsi dédouané, après une brève excursion confirmatoire dans Claudine à l’école5, je fis l’impasse sur la première partie du volume I de l’œuvre de Colette, ses six premiers romans, ceux qui furent signés par le « On » de « On réclamait de moi ». Qui est ce « On » ? Henry Gauthier-Vilars, Willy de son nom de plume, son premier mari, qui profita du talent de sa jeune épouse, de quatorze ans sa cadette comme il faisait travailler à la chaîne les nombreux « nègres » dans son « atelier » (Jules Renard écrira d’ailleurs dans son journal, en 1905, non Willy a beaucoup de talent mais Willy ont beaucoup de talent.) Cependant, lecteur tout fraîchement converti à Colette, je dois remercier M. Willy d’avoir inspiré à Colette ce pernicieux portrait, délicieux règlement de comptes, dans Mes apprentissages. J’y trouve la parfaite illustration de son art de dépeindre ses relations par un assemblage de situations souvent comiques ou ironiques, d’attitudes, de dialogues ou intonations, voire accents en de dynamiques récits : « Un an, dix-huit mois après notre mariage, M. Willy me dit : “Vous devriez jeter sur le papier des souvenirs de l’école primaire. N’ayez pas peur des détails piquants, je pourrais peut-être en tirer quelque chose… Les fonds sont bas”. Quand j’eus fini, je remis à mon mari un texte serré qui respectait les marges. Il le parcourut et dit: “Je m’étais trompé, ça ne peut servir à rien”. Délivrée, je retournais au divan, à la chatte, aux livres, aux amis nouveaux, à la vie que je tâchais de me rendre douce, et dont j’ignorais qu’elle me fût malsaine. […] Si je ne fais erreur, c’est au retour d’une villégiature franc-comtoise — car ce souvenir s’associe au regret d’un septembre roux, à grappes de raisins petits et sucrés, de pêches jaunes et dures dont le cœur était d’un violet sanglant — que M. Willy décida de ranger le contenu de son bureau. L’affreux comptoir peint en faux ébène, nappé de draps grenat, montra ses tiroirs de bois blancs, vomit des paperasses comprimées, et l’on revit, oubliés, les cahiers que j’avais noircis : Claudine à l’école… “Tiens ! Je croyais que je les avais mis au panier.” Il ouvrit un cahier, le feuilleta : “C’est gentil…” Il ouvrit un second cahier, ne dit plus rien — un troisième, un quatrième… “Nom de Dieu !” grommela-t-il, “je ne suis qu’un con”. Il rafla en désordre les cahiers, sauta sur son chapeau à bords plats, courut chez un éditeur… Et voilà comment je suis devenu écrivain. »

Juillet 2022
Comment préparer une lecture publique d’une heure quand l’Œuvre est rassemblée dans quatre volumes de La Pléiade ou trois volumes de la Collection Bouquins, bref quelque 4000 pages ? Me voici presque en résidence avec Colette. L’équivalent d’une vingtaine de romans. De quoi alimenter un journal « Pur malt», sans assemblage. Mais par où commencer ? Chronologiquement ? Quel angle donner à cette future lecture ? C’est le Hors-série du Monde, Colette l’affranchie6 qui orienta rapidement les choix de Christine et moi. Nous emprunterions l’angle « l’affranchie », en choisissant des textes illustrant son humanité, son féminisme non revendiqué, sa force et sa fragilité. Nous ferions l’impasse, sauf en filigrane de nos extraits, sur ses dialogues de bêtes, ses descriptions bucoliques et ses gourmandises.

C’est Antoine Compagnon et son Été avec Colette7, juste disponible en librairie8, qui m’a sauvé. La page 11, « Comment Colette se mit-elle à écrire ? » me mit aussitôt sur la piste de Mes apprentissages à travers les références utilisées, celles des volumes et des pages de La Pléiade. Pour qu’Antoine Compagnon me permette de naviguer dans son œuvre en gardant notre cap, il faut juste que je me procure trois volumes de La Pléiade… sans me ruiner ! Je passai donc ainsi tout un été à scruter sur Internet toutes les occasions et réussis à trouver, en état convenable, les trois volumes à petit prix. J’utilisai ce délai pour lire tout le volume II ainsi que Les vrilles de la vigne9, désormais au programme du Baccalauréat, en poche. L’œuvre de Colette est ponctuée de courts récits, de fragments où elle croque les évènements et les gens, et cela résonne une fois de plus avec les chroniques presque quotidiennes de l’actualité internationale ou nationale, politique. Ce fut particulièrement troublant dans Les heures longues, ou Dans la foule, écrits dans les années 1914-1918. « La nouvelle – Saint-Malo, août 1914 : La Guerre ?… Jusqu’à la fin du mois dernier, ce n’était qu’un mot, énorme, barrant les journaux assoupis de l’été. La guerre ? Peut-être, oui, très loin, de l’autre côté de la terre, mais pas ici… Comment imaginer que l’écho même d’une guerre pût franchir ces rochers, farouches uniquement pour que semblent plus doux, à leurs pieds, la vague, le gazon marin clairsemé, le chèvrefeuille, le sable gaufré par la petite serre des oiseaux… Ce paradis n’était point fait pour la guerre, mais pour nos brèves vacances, pour notre solitude. » Et moi, qui tous les jours ou presque, dis à Chantal, mon épouse, contemplant La-Petite-Forêt depuis mon bureau : « nous sommes au paradis », ou encore, fuguant sur La-côte-sauvage dès qu’une tempête annonce des écueils de mousse blanche : « nous sommes comme en vacances », je ne pus m’empêcher de frémir dans un des fragments qui suit quelques pages plus loin, et de me sentir presque coupable, ayant lu « Le premier café-concert », de fuir masqué au Ty-Hanok, notre cinéma, où je croiserai l’affluence des Minions 2. Heureusement, j’y retrouvai la mélancolie espiègle de Colette : « Des enfants, des enfants… Des gosses, des mioches, des bambins, des lardons, des salés… L’argot ne saurait suffire, ils sont trop ! […] Jerseys rouges, jerseys bleus, culottes troussées, sandales ; – cloches de paille, bérets, charlottes de lingerie ; […] Tout cela, qui devrait être charmant, m’inspire de la mélancolie. D’abord ils sont trop ! ».

Automne 2022
Collection complète reçue, c’est ainsi que Christine et moi dévorâmes Colette, notre enthousiasme grandissant au fur et à mesure que nous naviguions dans les volumes, collectionnant au fil du temps les extraits qui nous touchaient le plus, amassant des feuillets candidats. Il est temps de vous livrer cette astuce qui permet de se contenir à une heure de lecture interprétée : sélectionner des textes ; compiler 24 feuillets standards10, extraits et commentaires compris ; remplacer un extrait par un autre dès qu’un autre vous paraît plus conforme à l’angle de vue recherché ou vous émeut passionnément ; alterner les tonalités, tragique et ironique ; enfin couper les passages qui perdraient l’auditeur ou briseraient le rythme et l’équilibre de la lecture — C’est cela le plus difficile avec l’écriture de la fin du 19ème et du début du 20ème : c’est l’apogée de la phrase qui use de tous les artifices offerts par notre langage, synonymes, épithètes, adverbes, subordonnées au service de l’action, des sentiments, des paysages, des monuments… Trop couper, ce serait rapidement affadir cette littérature qui me touche particulièrement. Ce serait faire de Colette du Annie Ernaux (qui dit, petite, avoir été un peu amoureuse d’elle à travers ses livres). Au public de s’approprier le phrasé de cette époque.

Décembre 2022
Que vous dire de plus dans ces quelques pages que sont ma contribution à incertain regard ? Puisque Ouest-France vient de publier un article sur les 104 féminicides de 2022, je veux sélectionner deux textes où Colette témoigne de sa capacité d’indignation. Le premier Femmes abîmées, terrorisées de mars 1939 est signé de Colette sur Paris-Soir avant d’être assemblé dans un recueil, À portée de main !

« Où sommes-nous ? Dans quelle jungle ? Dans quel lieu sauvage où la femme court de côté et d’autre, cheveux épars, vêtements défaits, comme à travers l’incendie et la crue du fleuve ? Elle porte une plaie à la tempe, elle remorque des enfants fourbus, hébétés. Elle voit des lueurs de couteaux, elle entend siffler un vol de projectiles. Quel est ce temps, comment nommer ce pays où la femme traquée retourne à la caverne ? […] Mais la faiblesse féminine attend. Demain il sera plus gentil, pense-t-elle. Elle commence à mettre son espoir de paix dans le hasard, dans le beau temps, dans l’enfant qu’elle porte ou met au monde. Il y a aussi une fierté domestique : Je ne veux pas que les voisins se doutent… Si mes parents apprenaient… Nos femmes de France ont derrière elles un long passé de soumission et de monogamie. »

Dans cet autre témoignage, Une bête si solide, Colette combat les idées reçues, car on jugeait avec sévérité les homicides : « Il arrive que, trop faible, ou trop aimante, elle tue… Elle pourra offrir à l’étonnement du monde entier l’exemple de cette déconcertante résistance féminine. Elle lassera ses juges, les surmènera au cours des interrogatoires, les abandonnera recrus, comme une bête rouée promène des chiens novices… Soyez sûr qu’une longue patience, que des chagrins jalousement cachés ont formé, affiné, durci cette femme dont on s’écrit — elle est en acier ! — Elle est en femme, simplement, et cela suffit. »

Témoignages hélas toujours d’actualité ! Ce qui me touche profondément dans la littérature sociale de la fin du 19ème et du début du 20ème, c’est la manière dont leurs auteurs, au-delà des préjugés, renversent les situations, savent alors provoquer sans user de propos blessants, sollicitent notre libre arbitre sans racoler. J’admirais déjà pour cela Victor Hugo, Zola, Zweig et Romain Rolland, Louise Michel… je me sens maintenant concerné par Colette qui dépasse les limites assignées à son sexe. Colette, l’insoumise, qui pourtant, bien que nominée en 1948, n’obtiendra pas le Nobel.

Moderne, Colette ? En 1908, tout au début du 20ème siècle, on affiche peu ses préférences sexuelles ; l’heure du combat des LGBT, n’est pas encore venue. Pourtant Colette écrira les plaisirs sous toutes leurs formes, drogues, alcool et sexe, dans un ouvrage, Le pur et l’impur dont, bien que je doive avouer que j’ai eu un peu de mal à le lire, j’ai été étonné (cela m’a permis d’en venir à bout) de la profondeur et de l’intimité des confidences qu’elle tire de ses relations amies ou simples connaissances. Colette que l’on ne perçoit ni masculine, ni féminine, viscéralement moderne et libre, sans préjugé, témoin de son époque.

28 janvier 2023
Radio, journaux et probablement télé ont mis Colette sur un piédestal. Pour notre part nous avons eu deux articles dans l’édition locale de Ouest-France annonçant notre lecture : « Colette, l’affranchie, romancière et journaliste, lectures à plusieurs voix ». La librairie est pleine. Nous allons chercher des chaises supplémentaires chez la kiné voisine. Auditoire principalement féminin mais de tout âge. Nous serons quatre à nous partager les textes et les dialogues. À la question préliminaire, avez-vous lu Colette ?, toutes admettent méconnaître Colette, à cause de… Claudine.

Prétexte pour commencer par Le miroir extrait des Vrilles de la vigne, « Il m’arrive souvent de rencontrer Claudine. Où ? Vous n’en saurez rien. Aux heures troubles du crépuscule, sous l’accablante tristesse d’un midi blanc et pesant, par ces nuits sans lune, claires pourtant, où l’on devine la lueur d’une main nue, levée pour montrer une étoile, je rencontre Claudine… Claudine sourit et s’écrie : “Bonjour, mon Sosie !”Mais je secoue la tête et je réponds : “Je ne suis pas votre Sosie. N’avez-vous point assez de ce malentendu qui nous accole l’une à l’autre, qui nous reflète l’une dans l’autre, qui nous masque l’une par l’autre ? Vous êtes Claudine, et je suis Colette. Nos visages, jumeaux, ont joué à cache-cache assez longtemps” », et de lever tout malentendu, ce soir c’est Colette l’affranchie qui se livre.

Une heure plus tard, Christine lit le dernier texte, d’une voix sensible, émue, amoureuse, ce texte tiré lui aussi des Vrilles de la vigne, Nuit blanche, pour M. (Missy, sa maîtresse). Tout y est subtil ; l’amour, jamais impur, transpire à la seule évocation du mitan d’un lit : « Il n’y a dans notre maison qu’un lit, trop large, pour toi, un peu étroit pour nous deux. Il est chaste, tout blanc, tout nu ; aucune draperie ne voile, en plein jour, son honnête candeur. Ceux qui viennent nous voir le regardent tranquillement, et ne détournent pas les yeux d’un air complice, car il est marqué, au milieu, d’un seul vallon moelleux, comme le lit d’une jeune fille qui dort seule. Ils ne savent pas, ceux qui entrent ici, que chaque nuit le poids de nos deux corps joints creuse un peu plus, sous son linceul voluptueux, ce vallon pas plus large qu’une tombe. »

Colette l’affranchie, amoureuse de tout, nature, animaux, hommes et femmes. Si joyeusement amoureuse. J’ai compris, bien trop tard, combien ma tante aimait Colette.


1Plagiat de « Écrire ! Pouvoir écrire ! Cela signifie la longue rêverie devant la feuille blanche, le griffonnage inconscient, les jeux de la plume qui tourne en rond autour d’une tache d’encre, qui mordille le mot imparfait, le griffe, le hérisse de fléchettes, l’orne d’antennes, de pattes, jusqu’à ce qu’il perde sa figure lisible de mot, mué en insecte fantastique, envolé en papillon-fée […] Écrire ! plaisir et souffrance d’oisifs ! Écrire ! […] Il faut trop de temps pour écrire ! Et puis, je ne suis pas Balzac, moi… Le conte fragile que j’édifie s’émiette quand le fournisseur sonne, quand le bottier présente sa facture, quand l’avoué téléphone, et l’avocat, quand l’agent théâtral me mande à son bureau pour « un cachet en ville chez des gens tout ce qu’il y a de bien, mais qui n’ont pas pour habitude de payer les prix forts… » Colette, La Vagabonde, Editions de La Vie parisienne, 1910.
2Extrait du portrait «Colette, multiple et souveraine » par Martine Reid (paru dans « Colette : l’affranchie », Hors-série du Monde, septembre 2015, réédité sous le titre « Colette : le tourbillon de la vie », Hors-Série du Monde, janvier 2023).

3Extrait de l’avant-propos « L’art de la chose vue » par Frédéric Maget (ibidem).
4Mes apprentissages, Colette, éditions Ferenczi, 1936.
5Claudine à l’école, Colette, librairie Paul Ollendorff, 1900.
6«Colette : l’affranchie », Hors-série du Monde, septembre 2015, réédité sous le titre «Colette : le tourbillon de la vie», Hors-série du Monde, janvier 2023.

7«Un été avec Colette», Série sur France Inter, 2021 : www.radiofrance.fr/podcasts/un-ete-avec-colette
8Un été avec Colette, Antoine Compagnon, Éditions des Équateurs et éditions France Inter, 2022.
9Les vrilles de la vigne, Colette, Éditions de La Vie parisienne, 1908.
10Un feuillet standard : A4, marge 4 cm, police Arial 10.

incertain regard – N°21 – Eté 2022 : Page 99, Journal d’un lecteur : Lire et faire lire1

Par Jean Perguet, sous le regard des élèves de l’école Rollo et du lycée Émile James, et l’aide littéraire de Bertrand Fichou, Bernard Werber, Yann Tatibouët, Alphonse Daudet, Charles Dickens, Sylvain Tesson et Alphonse Allais.

Octobre 2021

Ils sont huit. Capuches relevées, un peu vautrés dans les fauteuils que nous avons organisés autour d’une table basse sur laquelle j’avais disposé quelques livres.

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« Bonjour… Je m’appelle Jean et nous allons passer quelques heures ensemble tout le long de l’année… si vous le voulez bien, puisque, je vous le rappelle, votre présence, pendant cette heure d’étude, n’a rien d’obligatoire… On va juste se présenter. Votre prénom et ce qui vous passionne. Et pour la lecture, puisque nous sommes ici pour cela, en quelques mots : Lisez-vous ? Aimez-vous lire ? Que souhaiteriez-vous que je vous lise ? »

Ils sont une fille et sept garçons. Une Seconde Pro en maintenance industrielle. Orientation industrie maritime car le lycée est situé dans un port du Morbihan, au bord d’une magnifique Ria.
Réponses laconiques : « Je n’aime pas lire » ou « quelques BD » ; l’un sort fièrement de son sac, Candide de Voltaire.
Mais attendent-ils quelque chose ? Ne sont-ils ici que pour meubler le temps ? Pour échapper à une de leurs nombreuses heures d’étude ? Saurai-je au moins les intéresser ? Leur donner un peu l’envie de lire ?

Seule demande — l’un d’eux qui a momentanément enlevé sa capuche — « une histoire de guerre, Monsieur, c’est possible ? »

« Une heure, c’est long ! Aussi ne vais-je pas vous assommer avec de trop grands textes, sauf si vous me le demandez. Ni avec la lecture d’un roman qui s’échelonnerait sur plusieurs semaines. Je vais puiser dans des livres conçus comme des feuilletons. Voici par exemple — je brandis le copieux volume de La naissance du monde en cent épisodes2 — un livre scientifique construit comme un roman jeunesse. Au tout début on va revenir au Big… »

« … Bang », complète l’un. Quelques regards perdus vers le sol qui admiraient leurs baskets pendant toute mon introduction, viennent de se relever. Signe d’intérêt ?

« Ensuite je vais puiser dans un roman, juste un extrait. Peut-on construire une histoire dont les fourmis sont les héros ? Oui ? Non ? On verra, pour répondre partiellement à ta demande qu’elles aussi partent en guerre… hélas, comme nous. »
Nouveau regard en coin au-delà des œillères de la capuche.

« Et puis je puiserai dans des recueils de nouvelles. Savez-vous ce qu’est une nouvelle ?… Exact, ce sont de courts récits. J’ai vu que vous en avez pas mal sur les étagères de votre CDI. Des nouvelles fantastiques ou d’épouvante… ou des nouvelles policières, de science-fiction, de cape et d’épée ». On verra. Bien, il est temps de commencer : « La naissance du monde ; 1er épisode ; Qu’est-ce qu’il y avait “avant“ ? […] Je ne t’ai pas encore dit le plus incroyable : quand le monde s’apprêtait à pousser son premier cri, non seulement il n’y avait pas d’espace, mais le temps, lui non plus, n’existait pas. Tu vas peut-être hausser les épaules, et me dire que je raconte n’importe quoi ? Le temps n’existait pas ?… »

Je perçois aux positions des capuches, aux regards en coin, que la moitié du groupe a accroché, la deuxième moitié est ou paraît indifférente, et l’un somnole déjà. Il va falloir les tenir éveillés : par quel artifice de diction, d’intonation ?
C’est vrai qu’il est plutôt abstrait ce démarrage, ce rien à visualiser : ni matière, ni espace, ni temps. Ce RIEN avant le Big-Bang.

Pourtant, j’ai déjà testé ce livre. Trois épisodes par séance de « télé-lecture » pour quatre de mes petits-enfants et ce, tous les soirs pendant les semaines de confinement. Tous restèrent passionnés, admettant et assimilant des concepts d’espace infini, de temps séculaire, de planètes, d’infiniment petit, de biologie, grâce à un livre scientifique construit comme un roman jeunesse d’aventure par Bertrand Fichou, illustré par Florent Grattery. Où l’on voit l’atome devenir cellule, organisme, plante, poisson, mammifère et enfin homme lors d’affrontements darwiniens et d’alliances qui se prêtent à la merveilleuse aventure de notre monde. Des scènes épiques qui animent des explications scientifiques claires et didactiques. Un livre pour tous les âges.

Mais là, face à des auditeurs en pleine adolescence, est-ce que ce sera suffisant ? Sont-ils curieux, ou ne font-ils qu’afficher une attitude blasée face à l’adulte, au « grand-père » que je suis ?

Je décide donc de ne lire que les deux chapitres, un petit quart d’heure d’abstraction.

« Bien ! Après ce grand vide, je vous propose de suivre 327e, une fourmi rousse de la fourmilière de Bel-o-kan. C’est extrait du premier roman de Bernard Werber, Les fourmis3. Je saute directement à la page 67 quand la fourmilière est attaquée par un prédateur que je vous laisse deviner pendant la lecture. Ah ! Juste avant de commencer. Qui de vous a vu une fourmilière ? — Trois mains se lèvent — C’est comment ? — Un gros monticule de brindilles — Et savez-vous comment les fourmis communiquent entre elles ? Non ? Elles échangent, du bout de leurs antennes des phéromones, des petites substances chimiques qui correspondent au message, à l’information qu’elles veulent transmettre : nourriture, danger, attaque… Voilà, on a juste besoin de cela pour comprendre ce qui va se passer. »4

« Ce sont tout d’abord les murs qui subissent une grande secousse latérale. Le sable commence à couler en cascade depuis les plafonds. […] Les odeurs d’alerte prioritaire fusent et se répandent… les phéromones excitatrices embrument les galeries supérieures. […] Toute la cité résonne des coups de ce tam-tam primaire… chacun plaque contre les parois pour échapper à ce serpent rouge déchaîné qui fouaille les galeries. Lorsqu’une lapée est estimée trop pauvre, la langue s’étire encore. Un bec, puis une tête gigantesque suivent. C’est un pic-vert ! La terreur du printemps… »

Ça y est. Les capuches sont retombées sur les épaules. Ils regardent mes mains qui miment la langue fouilleuse, les attaques du pic-vert, le fourmillement des fourmis. Maintenant je sais que mes auditeurs vont mordre à l’hameçon :

« Des soldates à larges mandibules accourent de partout, mordent dans les plaies faites par l’acide formique. Par ailleurs, une légion se rend à l’extérieur, sur ce qui reste du dôme, repère la queue de l’animal et se met à forer la partie la plus odorante : l’anus. Ces soldates du génie ont tôt fait d’en élargir l’issue et s’engouffrent dans les tripes de l’oiseau. »

Ils sont ferrés. Leurs yeux rigolent. C’est gore, je sais ; j’ai peut-être donné dans la facilité, comme le rédacteur en chef d’un tabloïd qui attire ses lecteurs par l’exhibition en première page de sanglants faits divers. Je rigole en mon for intérieur : oui, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre ; j’assume. Le texte reste riche et plein d’enseignement. Pour la prochaine séance, je sais que je vais rester dans la même lignée et sauter à la page 206, l’épisode de l’araignée et de la fourmi ailée qui se prend dans sa toile5.

Novembre 2021

Ils sont dix, sagement assis dans les fauteuils que nous avons organisés autour du tapis où ils pourront peut-être s’allonger tête entre les mains, appuyés sur les coudes, dans cette belle posture des enfants qui écoutent attentivement une histoire, toute convention évaporée. Ils sont dix6 élèves de CE2/CM1, égalité de filles et garçons. J’ai le choix des lectures (sauf les romans qui serviront aux lectures suivies que se réserve l’institutrice) mais recueilli le souhait — « Pourriez-vous leur lire des contes classiques ? Je m’aperçois que peu les connaissent alors que nous y faisons souvent référence ; les bottes de sept lieues, le miroir de la marâtre… » — exprimé par la maîtresse lorsque nous avons fait connaissance.

Comme nous démarrons juste après les vacances de la Toussaint, quelques jours après Halloween, me voici donc accompagné d’une petite citrouille grimée au feutre noir par ma petite-fille, qui s’appellera désormais « Citrouillette » et restera sagement assise à côté de moi afin que je lui prête, avec une voix de sorcier, mes consignes (« rester sages » ; « écouter et ne poser des questions qu’à la fin de l’histoire » …) ou les rappels à l’ordre (« Bon les garçons, on ne peut se concentrer. Vous allez vous séparer, toi ici sur le fauteuil et toi, à l’opposé, sur le pouf. Allez, fissa ! »). « Citrouillette », gentille médiatrice, que je garderai désormais avec moi car les enfants ont immédiatement adopté ce fétiche.

Je dévoile le premier album, un lumineux Créatures légendaires de Bretagne et d’ailleurs7.

« Les sorcières — montrant une horrible vieille ridée, vérolée qui touille une nauséabonde mixture sous le regard d’un rat et d’une araignée — En voilà une qui est facile à reconnaître, surtout si l’on croit aux contes de fées. » Dans cet album pour enfants écrit par Yann Tatibouët, chaque thème (sirènes, fées, korrigans, sorcières, ogres…) comporte une courte introduction situant avec malice la légende ou le mythe dans son contexte géographique, historique, religieux, symbolique. « Au Moyen âge, on appelait « sorcières » la plupart des femmes qui savaient plus de choses que les hommes. Et forcément il y en avait beaucoup… Elles connaissaient particulièrement les pouvoirs médicinaux des herbes et des plantes, les « simples » et pouvaient donc les utiliser pour faire le bien en guérissant certaines maladies à l’aide d’onguents, de décoctions de racine ou d’infusions. […] On les accusait d’être responsables de tous les maux : la grêle qui ravage une récolte, une épidémie qui décime le village. […] Cette chasse aux « sorcières » ne s’achèvera qu’à la fin du XVIe siècle. » Je devine les yeux ronds de tous et toutes, les soupirs réprobateurs des filles. La séance est lancée. Citrouillette n’aura plus à intervenir et Baba Yaga8 entre en scène…

Premières séances passées, me voici devant le souci d’alimenter la cinquantaine de séances à venir pour boucler l’année scolaire. Je pourrais emprunter les livres à la bibliothèque mais comme je repère les passages en écornant les pages et en notant au crayon quelques indications de lecture (rupture de rythme, de tonalité, silence, omission, lexique introductif…) il faut que j’aille enrichir mon stock personnel.

Je profite donc de « Fantastique ! le 19e Salon du livre jeunesse de Lorient » pour débusquer quelques contes plus récents que les 1000 ans de contes classiques et 1000 ans de contes du monde entier, des Histoires pour chaque soir du Père Castor dont je dispose déjà.
Je fouille consciencieusement les tables où s’exposent contes et légendes, récits fantastiques, bandes dessinées et mangas. L’univers envahissant de la « fantasy ».

Rapidement je constate que presque la totalité des livres sont des traductions d’auteurs anglophones mais surtout (Est-ce un signe du temps ? Une traduction complémentaire d’un mouvement généralisé d’émancipation des femmes ?) que ce sont des auteures dont les héros sont… des héroïnes. À l’exception d’Harry Potter et autres récits de J. K. Rowling qui occupent tout un palier. Je souhaitais cependant trouver des auteures ou des auteurs contemporains francophones. Me voici donc de retour presque bredouille après avoir débusqué une Anthologie de l’épouvante, 10 nouvelles fantastiques de l’Antiquité à nos jours pour mes auditeurs du lycée et consenti l’achat d’un recueil de Contes de fées oubliés de filles intrépides et incroyables9 recueillis par Kate Pankhurst. « Il y a princesses… et princesses. Ces dernières déambulent dans leur palais en se confectionnant des robes en soie et en tulle. Ou bien elles sont enfermées dans une tour et chantent avec un Oiseau bleu, tout en rêvant d’être secourues. Bessie ne voulait absolument pas être cette sorte de princesse. » C’est vrai, dans quelques jours arrivent trois de mes petites-filles pour les vacances de Noël. Il est temps que je lise à mon tour des contes de fées-ministes.

Noël 2021

Noël approche. Et si je lisais aux petits comme aux grands des contes de Noël ? Pour le primaire je trouve facilement des albums à la bibliothèque. Quant au lycée, que vais-je leur lire ? J’ai bien Les trois messes basses10 d’Alphonse Daudet dans ma bibliothèque mais je doute que ce texte magnifique, cette gourmandise des mots et des mets, « des faisans, des huppes, des gélinottes, des coqs de bruyère ; des plumes qui volaient partout ; des anguilles, des coupes dorées, des truites, des… — Grosses comment les truites, Garrigou ? — Grosses comme ça, mon révérend… Énormes ! » captive les ados une heure avant qu’ils se rendent à la cantine. Alors que je cherche fébrilement des textes sur internet, je suis sauvé par le gong. Les séances de la semaine avant les vacances sont supprimées, car les enseignants craignent qu’à l’approche de la quille les internes soient intenables.

J’ai donc deux semaines pour alimenter mon stock littéraire en contes de Noël car je ne renonce pas, à la rentrée, à les surprendre par un sujet, Noël, qu’ils doivent supposer puéril ou ringard.

C’est ainsi que je passe commande chez mes libraires des Contes de Noël de Charles Dickens11 (un pavé de 700 pages où je découvre que chacune des cinq nouvelles est quasi un roman, inexploitable en une séance, mais dont je vais personnellement me régaler avant les fêtes : en particulier avec L’homme hanté et le marché du fantôme, dont les premières anaphores « Qui… ? » et « À l’heure où ? » plongent immédiatement le lecteur dans l’étrange) et de deux petits recueils de nouvelles, Joyeux Noël, histoires à lire au pied du sapin et Au pied du sapin12, anthologies de courts récits d’auteurs classiques et contemporains.

Janvier 2022

« Bonne année à vous tous ! » Un peu stressé par mon iconoclaste programmation, je retrouve les jeunes. Mêmes sweat-shirts à capuche ; même avachissement outré sur les fauteuils du CDI. Cela sent plus l’activité pédagogique forcée que le loisir récréatif choisi. Le Père Noël va devoir faire des miracles !

Je tente une introduction en exhibant les deux pages de couverture, Pères Noël rouge écarlate sur fond de vert sapin. Surprise dans les regards ou plutôt sidération. Unanime et muet Il-nous-prend-pour-qui ?

« Savez-vous pourquoi les écrivains se sont tous emparés de ce thème ? Oh ! Pas pour vous raconter de belles histoires de lutins, de rennes et de traîneaux ; vous n’avez plus l’âge, rassurez-vous. Mais nous allons le voir, ils s’en emparent pour jouer avec le surnaturel et la magie, le fantastique, ou bien pour caricaturer nos rites, ce rite qui est plus païen que chrétien, et parfois pour flirter avec le blasphème. »

Je mesure, aux dos qui se redressent et se calent dans les fauteuils, un regain d’intérêt ou de curiosité et enchaîne : Les fées13, de Sylvain Tesson.

« Ce Noël-là, le froid s’était abattu. La Bretagne était un oursin mauve et blanc, hérissé de glace. La houle torturait l’océan. Le vent sifflait, coupé par l’aiguille des pins. » Il fait le même temps dehors… Est-ce l’évocation de la Bretagne, d’un univers proche du leur ? Je perçois que cela les accroche. « […] Pierre, notre ami, était l’ennemi de toute fantaisie. Les contes et légendes qui fleurissaient en Bretagne l’emmerdaient à mort. Il conspuait le folklore, haïssait les « biniouseries ». »

Se projettent-ils dans Pierre ? Est-ce le mot « biniouseries » qui les fait rire ? Je réussis à leur faire écouter avec attention les trois légendes « d’ombres des fées » que narrent les personnages autour du feu, un soir de Noël, jusqu’à la chute : « C’étaient les pieds de Pierre qui avaient traîné dans le sable et creusé leur double griffe pendant qu’on le soutenait. Il n’y avait nulle autre empreinte. Aucune trace de ceux qui l’avaient porté. Et Pierre, éperdu, regardait ce sillon pendant que la houle s’écroulait sans répit. »

« Ça va ? » Oui d’assentiment qui me libère. Je peux enchaîner.

Pour mémoire j’ai abandonné, bien que l’ayant personnellement beaucoup aimé, La fugue du petit Poucet de Michel Tournier. Ce détournement du conte d’origine, ce parodique Monsieur Logre, hippie écolo, fumeur de haschich, le soixante-huitard « Faites l’amour pas la guerre », la pudique « bruyante bousculade accompagnée de cris joyeux [des sept petites ogresses]… ce grouillis de corps mignons autour de lui [le petit Poucet], ces quatorze menottes qui lui font des caresses si coquines qu’il en étouffe de rire… » qui précèdent une poétique et écolo-philosophique tirade du toujours surprenant M. Logre : « […] La respiration de l’arbre c’est le vent. Le coup de vent est le mouvement de l’arbre, mouvement de ses feuilles, tigelles, tiges, rameaux, branchettes, branches et enfin mouvement du tronc » me semblaient faire appel à trop de références littéraires et historiques pour y entraîner les élèves.

« Changeons de registre, si vous voulez bien. »

« Ce matin-là, il n’y eut qu’un cri dans tout le paradis : Le bon Dieu est mal luné aujourd’hui » que suivra « Eh bien ! Mon petit père Noël, je vais corser Mon programme ! Tu vas descendre sur terre cette nuit, et non seulement tu ne leur ficheras rien dans leurs ripatons, mais encore tu leur barboteras lesdits ripatons, et Je me gaudis d’avance au spectacle de tous ces imbéciles contemplant demain matin leurs âtres veufs de chaussures » d’un irrévérencieux Conte de Noël d’Alphonse Allais évite de les voir sombrer dans une léthargie préprandiale.

À ma grande surprise ce qui les fit rire le plus fut le grinçant « Mais les pauvres ?… Les pauvres aussi ? Il me faudra enlever les pauvres petits souliers des pauvres petits pauvres ? » et la réactionnaire diatribe du Tout-Puissant : « AH ! Ne pleurniche pas, toi ! Les pauvres petits pauvres ! Ah ! Ils sont chouettes, les pauvres petits pauvres ! Voulez-vous savoir Mon avis sur les victimes de l’Humanité Terrestre ? » dont je vous laisse deviner la sarcastique et trop réaliste raison. Un cynisme du Tout-Puissant à prendre au second degré — pour apprendre le second degré tout en leur faisant confiance.

Lire… et faire lire entre les lignes, j’aimerais servir à cela.

PS : Toute suggestion de courte lecture pour ado désabusé est la bienvenue.

1Le programme « Lire et faire lire » a été lancé en 1999 à l’initiative du romancier Alexandre Jardin et de Pascal Guénée, ancien président du Relais civique. Ce programme éducatif et culturel a pour but de « transmettre le patrimoine littéraire aux plus jeunes et de favoriser l’échange entre générations » par le développement du plaisir de la lecture et de la solidarité intergénérationnelle en direction des enfants fréquentant les écoles primaires et les structures éducatives et culturelles telles que les centres de loisirs, les crèches ou les bibliothèques. Plus de 20 000 « seniors » bénévoles y participent actuellement.
2La naissance du monde en cent épisodes, Bertrand Fichou, illustrations de Florent Grattery, Bayard Jeunesse, 2020.
3Les fourmis, Bernard Werber, Albin Michel, 1991.
4Note au lecteur : Pendant la formation que j’ai reçue avant de « Lire et faire lire » en milieu scolaire, on me conseilla de ne pas expliquer les mots supposés difficiles ni de modifier le texte des auteurs. J’avoue que je ne m’y plie pas. Avant de lire, j’ai décidé de donner quelques clés de lecture (quel que soit l’âge des enfants) et, pour ce qui est des jeunes adultes, de sauter (photocopie des pages lues, biffages) les paragraphes (longueurs ?) que je présume perdre ou endormir (!) mon auditoire. Mea culpa assumé.
5Note au lecteur : Si, avec les élèves de primaire, je puise principalement dans la littérature jeunesse (mais pas que), j’ai décidé avec les élèves de 3ème et 2nde pro de ne puiser que dans la littérature générale. J’ai cherché dans les collections « jeunesse » de la bibliothèque municipale. J’y trouve de nombreux romans d’aventure, de fantasy, de sujets sociétaux… Mais, il n’y a rien à faire, je les trouve souvent pauvres sur le plan écriture. Or j’ai besoin, pour agrémenter ces lectures à haute voix, de style littéraire et de figures de style, métaphores et litotes, oxymores, allitérations, anaphores… et plus encore, que sous l’action, transpirent philosophie et sentiments.
transpirent philosophie et sentiments.
6Note au lecteur : Nous sommes censés ne pas dépasser 6 élèves par groupe. Avec une classe de 20 élèves, il faudrait faire 3 groupes et scinder l’heure (les 50 minutes réelles) pour ne plus disposer que d’un petit quart d’heure. Mais alors cela revient à juste lire. Ne plus introduire son texte, se permettre quelques commentaires. Ne plus meubler les quelques minutes de battement pour partager un ou deux poèmes. J’ai donc décidé de nous octroyer 25 minutes pendant lesquelles 10 enfants savent encore écouter, même si on sent qu’il n’en faudrait pas beaucoup plus avant qu’ils ne décrochent.
7Créatures légendaires de Bretagne et d’ailleurs, Yann Tatibouët, illustrations de Christophe Boncens, éditions Beluga, 2021.
8Baba Yaga, raconté par Rose Celli, illustrations de Christian Broutin, extrait de Une histoire pour chaque soir : les grands classiques du Père Castor, Père Castor-Flammarion, 2013.
9Contes de fées oubliés de filles intrépides et incroyables, avant-propos et sélection de Kate Pankhurst, éditions Usborne, 2020.
10Les trois messes basses, extrait des Lettres de mon Moulin, Alphonse Daudet, Librio (réédition), 2018.
11Contes de Noël, Charles Dickens, traduction de Marcelle Sibon et Francis Ledoux, Gallimard (réédition), 2012.
12Joyeux Noël : histoires à lire au pied du sapin, Gallimard, 2015, et Au pied du sapin : contes de Noël de Pirandello, Andersen, Maupassant…, Gallimard, 2020.
13Les fées, Sylvain Tesson, extrait de S’abandonner à vivre, Gallimard, 2014.

incertain regard – N°20 – Eté 2021 : Page 99, Journal d’un lecteur : L’évidence des Ateliers Boggio

Par Jean Perguet avec la complicité de Tracy Chevalier, Grégoire Polet, Bruno Le Maire, Guy Goffette, Philippe Le Guillou, Miguel de Cervantes et Jacques Darras.

La vie est très curieuse. Je sors juste d’une période de panne ; lecteur en peine, quand les douleurs et les répits, les préoccupations et les projets, le négatif et le positif vous écartèlent ; quand les livres s’évaporent dans des pensées fumeuses sous un regard perdu.

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Pourtant tout allait bien. Le 28 septembre 2019, alors que je venais de livrer mon journal d’un lecteur, “Le noir”, lors des lectures de D’un lieu l’autre aux Ateliers Boggio à Auvers-sur-Oise, une évidence surgissait : mes prochaines lectures seraient quelques-uns de ces romans qui prennent le peintre, son modèle ou son oeuvre comme sujet. Le 18 janvier 2020, c’est la Nuit de la lecture où, comme tous, je récupère une pochette-surprise offerte par nos bibliothécaires : Pochette 17 ; trois livres… qui tous prennent le peintre comme sujet.

Ce fut une sorte de coup de pied salutaire. Il était temps de sortir de ma torpeur. Il me revient de savourer et décrypter la littérature quand elle s’empare de la palette de l’artiste.

Le premier livre tiré du sac est La Dame à la Licorne1 de Tracy Chevalier.

Mais me nargue depuis des années dans tous les kiosques de quai de gare en tête de gondole, dans la version de poche, le regard mutin de La jeune fille à la perle. D’où cette perception d’une auteure de romans de gare que — nul n’échappe aux préjugés — j’évite avec sûrement un peu trop de snobisme.

La couverture bleu layette que j’ouvre n’est pas racoleuse. J’ai un vague souvenir d’une peinture, ou d’une tapisserie moyenâgeuse, je ne sais plus. C’est l’occasion de faire le pas et de faire confiance au choix d’une bibliothécaire.

Le démarrage est un peu laborieux. Dès la quatrième page le « “Assieds-toi donc pour délasser tes pieds, je vais te conter une histoire. — S’agirait-il de celle de la licorne ? […] La suite de l’histoire serait-elle que la femme ainsi engrossée pourrait risquer de perdre sa place ? […] — Et maintenant, fais-moi le plaisir de déguerpir !” Je fouillais dans ma poche, en sortis une poignée de pièces, les jetais sur la table. “Pour t’aider avec l’enfant.” » conforta mon intuition.

Le piège du roman de gare se referme-t-il sur moi ? Celui du si-plaisant-à-lire qui vous ferre malgré tout par une intrigue, des rebondissements, une construction parfaite. Mais n’est-ce pas cela aussi la littérature ? D’où vient l’intérêt d’une lecture ? Qu’est-ce qui provoque ce besoin de vouloir absolument découvrir ce qui se passe plus loin, malgré tout ?

J’ai donc continué, par curiosité et appétit moins que par fidélité au choix des bibliothécaires, au jeu de la lecture surprise.

L’heure du bilan est venue. Comment faire ? Et si tout simplement, comme cela arrive systématiquement aujourd’hui à chaque achat, je répondais sous forme de questionnaire ?

Puisque c’est l’objet de cette série, l’Œuvre était-elle vraiment présente ? C’est à travers la genèse des six tapisseries de La dame à la licorne, qui sont exposées aujourd’hui au musée du Moyen-Âge, que Tracy Chevalier conduit son roman. Parfaitement documenté sur l’art de la tapisserie et les règles de ses guildes. En bien plus vivant qu’une contribution de Wikipedia !

Est-ce aussi un roman historique ? Tracy Chevalier n’a pas cette prétention. Mais, la vie au XVIe siècle, les prétentions des nouveaux nobles, la position des artistes entre peuple et bourgeoisie, la condition des femmes promises au lit d’un mari imposé ou au renoncement du couvent, tout cela semble parfaitement crédible.

Mea-culpa ! Je réviserai mes partis pris sur les têtes de gondole. Irais-je jusqu’à lire un Levy ou un Musso ? Sûrement… pour ne plus me sentir prétentieux.

Deuxième prélèvement. Grégoire Polet. Excusez les fautes du copiste2. Grégoire Polet ? Cela me dit quelque chose. N’est-ce pas la dernière rencontre animée par Jean Rouaud à la bibliothèque en 2007 ? J’y suis ! La découverte d’un jeune auteur dans son troisième roman, Leurs vies éclatantes3. J’avais été frappé par la sensibilité et surtout la maturité d’un jeune homme de 29 ans qui y tressait une vingtaine de vies parisiennes. Et depuis je regrettais de ne pas avoir pris le temps de lire ce jeune auteur belge.

Légère déception. Excusez les fautes du copiste est son deuxième roman, antérieur donc. Pour le suivre, il faudra que j’en dégotte un autre.

« À l’âge où l’on commence à n’être plus seulement le fils de ses parents, à l’âge où l’on doit commencer à être quelqu’un, j’ai commencé à tout rater. J’ai choisi mes études : l’art, section peinture. J’ai certainement mal choisi. […] Ma femme — c’est une chose pourtant rare dans des temps médicalisés — est morte en couches, et je me suis retrouvé veuf, papa et sans ressources. Mes parents étaient des incapables. Ils n’étaient pas du genre à me sustenter longtemps […] parce qu’ils étaient fatigués d’un fils auquel ils estimaient avoir donné tout ce qu’ils pouvaient pour se lancer dans la vie. » Ce portrait d’un raté, acide, riche d’autodérision, empreint de ce que l’on pourrait peut-être qualifier d’humour belge, m’a captivé. Puis le champ se déplace, et mon enthousiasme avec. Car c’est bien de peinture qu’il s’agit, sur la valeur de la création originale et celle de la minutie, de l’empathie pour une oeuvre que demande l’art du copiste, sur la position de l’artiste entre être et faire. « Et je copiais ma copie. […] L’original, le véritable original, je le détruisis. […] J’eus le sentiment d’avoir trouvé ma place dans la grande Histoire de la Peinture. L’artiste ultime, dont la création est destruction. Le génie qui anéantit et fait proliférer. J’avais tué le concept excluant et exclusif de l’oeuvre d’art et, en considérant objectivement l’oeuvre comme un objet, je libérais le monde du complexe qui l’oppresse toujours : vouloir être unique dans un monde peuplé de semblables. »

Pour conclure, je ne peux que détourner la dernière ligne de l’épilogue : « Voici ma vie. Je l’ai écrite. » Lisez-la. Jugez.

Il faudra que je prolonge la durée du prêt. Le troisième livre restera un peu plus longtemps caché dans la pochette-surprise. Liriez-vous spontanément Bruno Le Maire, ministre du budget, qui parfois vous irrite ou vous bluffe dans Le 7/9 de France Inter sous le feu des questions de Demorand et Salamé ? Pas moi en tout cas. C’est pourtant la bibliothèque du cinéma Pandora qui me l’a soudain jeté dans les mains ; court format de poche ; titre accrocheur : Musique absolue4 comme l’oreille ; et un magnifique portrait noir et blanc de couverture, où visage radieux et index directif interpellent ; sous-titre (Une répétition avec Carlos Kleiber) qui m’intrigue, ce nom de chef d’orchestre me dit quelque chose sans plus. Au comble de la curiosité, j’empoche le poche. « [Il] dégageait une impression de puissance et de fragilité, la même alchimie que Marlon Brando. Pas le Marlon Brando reclus de sa maison de Mullholand Drive, les rideaux de fer tirés sur les baies vitrées, gras, monstrueusement gras, avachi dans des canapés de velours jaune souillés par les chats. Non : le jeune Marlon Brando. À la première répétition, tous les musiciens de Stuttgart, des hommes en grande majorité, sont tombés sous le charme [de Carlos Kleiber]. Ils le regardaient avec un mélange de crainte, de fascination et de respect. Devant eux se dressait un chef hors du commun et instinctivement ils le sentaient. […] De face il présentait un visage encore enfantin, au modelé mal défini, encadré par des boucles de cheveux noirs. De profil, son nez fendait la lumière artificielle de la salle de répétition comme un bec de rapace et son œil brillait… »

Est-ce le personnage, est-ce ce long monologue — le narrateur est un premier violon reclus dans une maison de vieillesse qui égrène ses souvenirs, répétitions (surtout) et concerts de Carlos Kleiber (que j’ai écoutés en parallèle car on en trouve des vidéos en streaming), apartés sur l’histoire des Allemagnes et de l’Europe, commentaires sur la recherche du son absolu, non pas de la note, mais du goût de la note — « Carlos dévorait la musique. […] Dans une rue de Cologne, pas très loin de la cathédrale, il me dit — Vous allez me prendre pour un cinglé, mais la musique je la mange, elle a un goût, un goût amer — Oui, un goût autrement plus amer que celui des mots… Les mots ont un sens auquel on peut se raccrocher, la musique non, aucun sens, pas de signification. Vous ne pouvez vous raccrocher à rien. Les mots rampent, ils vous tirent vers le bas. Alors la musique ? Que voulez-vous dire sur la musique ? À la fin, les plus intelligents des auditeurs restent bouche bée… » — détails sur la pratique instrumentale — « Revenons au hautbois. Vous voyez au moins la forme de cet instrument ? Sinon vous ne comprendrez rien. Un instrument ingrat, le hautbois, ingrat et traître, pire que le violon. Des lamelles de roseau rabotées de manière trop grossière, une anche déficiente, le son vibre mal. Alors avant les répétitions, on les voit soigner leur matériel avec la maniaquerie du pêcheur à la mouche : ils tirent sur le fil de soie rouge qui serre les lamelles, ils biseautent l’anche avec une lame de rasoir, ils vérifient le bon alignement des lamelles. En concert, vous pouvez vérifier, les hautboïstes passent leur temps à sucer le bout de leur instrument frénétiquement, comme si leur vie en dépendait. » — est-ce l’étrange et dramatique destinée de ce chef exigeant, intransigeant et puriste, qui « mourut le 11 juillet absolument seul… où, dans le lecteur CD de son Audi A8, on retrouva un de ses enregistrements de la Symphonie inachevée de Schubert. Et maintenant, je vous propose d’aller » lire ce recueil, ce riche monologue parfaitement achevé, d’un féru de culture allemande et de musique classique. Et de chasser provisoirement les étiquettes.

Le même jour, dans la même boîte-à-livres, j’avais déniché, toujours en court format poche — les livres que je puise dans les « boîtes-à-livres » sont toujours des formats courts, comme si cela me dédouanait d’un système qui offre souvent le médiocre, voire le pire — sous la reproduction d’un nu post-impressionniste, un provocateur Elle, par bonheur, et toujours nue5 de Guy Goffette — me déculpabiliserait de ne l’avoir jamais lu, tout en me ramenant à l’objectif premier de ce journal, l’écho littéraire d’une peinture, de l’oeuvre picturale de Pierre Bonnard.

N’ayant pas eu de formation à l’histoire de l’art, à l’art, j’ai une approche très intuitive, très gustative de cela : l’émotion ressentie, comme une fulgurance, à la découverte d’une oeuvre. Et c’est bien cela, souvent, que provoquent en moi les tableaux impressionnistes et postimpressionnistes (intention portée par ces artistes dans la dénomination même de leur mouvement). Et c’est par cette confession que Guy Goffette introduit cette romantique, poétique et charnelle biographie : « Pardonnez-moi, Pierre, mais Marthe fut à moi tout de suite. Comme un champ de blé mûr quand l’orage menace, et je me suis jeté dedans, roulé, vautré, pareil à un jeune chien. […] C’est au détour d’une des salles où la chaleur me poursuivait — et je ne m’arrêtais pas de m’éponger le cou, le visage, les mains — que je la vis. […] C’est elle, Pierre, que vous m’avez donnée comme un champ de blé sous l’orage, et elle fut à moi tout de suite, par bonheur, et toujours nue. » Et je fus noyé de sensation, de chaleur, dans l’immuable et éternel coup de foudre d’un peintre, Pierre, et son modèle, Marthe, que la prose poétique de Guy Goffette dévoile comme les touches de pinceau de Pierre Bonnard. « La couleur est une femme qui se gagne lentement, regard après regard, caresse après caresse. On sait tout de suite que ce sera long, un combat sans cesse recommencé avec la lumière. Et qu’il faudra souvent faire mine de baisser les bras, de quitter le champ et de se retirer dans l’ombre, le silence, la solitude. Car il s’agit maintenant de donner des voyelles aux couleurs et que la lumière chante, sur une partition sans fausses notes, pour l’œil qui écoute et se tait. Que la chair enfin se mette à parler du bonheur d’être vive et que nous frémissions de l’entendre rire si, jetés dans ses bras, nous étions couverts en un instant de notre feuillage unique et de toutes ses couleurs. » Un roman-peinture-poème que je lirais avec tellement de plaisir, à voix haute, aux Ateliers Boggio, si j’y étais invité ! — particulièrement ce chapitre V où prose et vers se mêlent en un si impressionniste portrait.

 

17 mars 2020. Cinq jours plus tôt j’ai lu (et partagé le plaisir de la lecture avec Christine) Boris Vian à la bibliothèque. Rassemblement ultime, dont on ne mesurait pas encore le risque, au moment même où notre Président annonçait le confinement. Premier jour donc d’une longue perspective presque solitaire où je regarde avec satisfaction mes bibliothèques et sur le rayon le plus bas, l’empilement de livres qui nous attendent patiemment, Chantal et moi.

Et là, dans le sac-surprise de la bibliothèque, le troisième livre, resté en suspens, s’impose : Les sept noms du peintre6 de Philippe Le Guillou, auteur aimé par Catherine, notre bibliothécaire. Une plongée dans l’inconnu ; de ce Philippe Le Guillou, je ne sais rien, je n’ai rien lu. Plaisir de s’ouvrir sans idées préconçues, sans avis de critique, sans recommandation de lecteur, à un nouvel univers littéraire.

« Il a suffi que je reçoive la visite de ce mystérieux envoyé qui venait me commander un Jugement Dernier pour que je me souvienne que j’avais été peintre. Mon visiteur paraissait connaître la série de crucifiés que j’avais réalisée dans mon atelier de Paris, l’année de la mort de Véronique… — Je compte sur vous. Je veux des corps, une montagne de corps. Et une spirale qui monte vers la lumière…»

Curieux incipit ; je ne monte pas vers la lumière ; je plonge brutalement, sauvagement dans les immenses corps écorchés, les ténébreux et sordides tableaux, horriblement magnifiques, de Vladimir Veličković; et particulièrement un sanguinolent crucifié que dévorent, sous un ciel de plomb, d’immenses corbeaux7.

Cet univers glauque, dépressif, fantastique, dramatisé par la vision de celui de Veličković ne me quittera plus pendant la lecture confinée de cet étrange roman de Philippe Le Guillou. Je suis trimbalé de fantasy noire en chroniques sociales et historiques tout aussi noires, où les peintures imaginaires d’Erich Sebastian Berg — que je voyais mentalement surgir dans des tableaux allant de William Turner à Salvador Dali — illustraient des bruits, des odeurs, des couleurs évoqués par le déluge littéraire et baroque de Philippe Le Guillou. Promis, déconfinement avéré, je prendrai un autre de ses romans à la bibliothèque !

 

Antoine Compagnon, sur France Inter, parle ce matin de son confinement, sans s’en plaindre — comme beaucoup d’intellectuels qui n’y ont trouvé que l’extension officielle et obligatoire de leur confinement créatif et productif statutaire — et avoue, avoir trouvé le temps de lire quelques ouvrages en attente, empilés sur son bureau, et soudain abordables par cet imprévisible temps imposé.

Chez moi c’est cet adorable livre — adorable, curieux qualificatif pour un livre ! Un format de poche, broché ; 500 épaisses pages qui lui donnent l’embonpoint d’un missel ; sur la jaquette, une magnifique lithographie de Salvador Dali, une parmi les douze qu’il réalisa en 1956 pour illustrer le roman de Cervantes — ce Don Quichotte de la Manche8, si beau qu’il s’affiche bien en vue dans une de mes bibliothèques, me nargue et me culpabilise depuis des années ; ce monument supposé de la littérature que ma vie a réduit au seul épisode des moulins et à la contemplation de cinquante lithographies de Don Quichotte et Sancho Panza rassemblées dans un coffret9 par “Les peintres du livre”, œuvres de cinquante artistes du XVIIe siècle à nos jours, des Éditions Blounte en 1617 à Picasso en 1968.

Enfin, grâce au confinement, je vais enfin lire Le Don Quichotte.

Ce fut un curieux voyage ! Tantôt mêlé d’ennui, tantôt dans l’hilarité d’un récit qui résonne d’une caricaturale et bienveillante contemporanéité : chronique intemporelle des orgueils, des faiblesses, des couardises, des roublardises… et du bon sens dit populaire. Toujours en extase devant l’inspiration, la suggestivité, la délicatesse du tracé, l’intelligence de la profusion de détails ou de la sobriété, l’art des couleurs ou de la monochromie, admiratif des douze lithographies de Salvador Dali. Plongé dans ce décidément adorable — adoration : amour fervent, culte passionné — livre, sur ma terrasse au soleil, j’étais conscient de profiter pleinement de l’osmose de deux créativités exceptionnelles, celles de Cervantes et de Dali, que séparent pourtant plus de trois siècles.

Il est temps de terminer cette déambulation entre littérature, musique et peinture. Mais n’est-ce pas en puisant dans la poésie contemporaine que je pourrais conclure, trouver la synthèse du mot, de la couleur, du son, du tempo. Et quoi de mieux que de puiser une fois encore dans les poèmes d’un des amis de notre bibliothèque, Jacques Darras. Deux ouvrages s’imposent d’emblée, ne serait-ce que par leurs titres, Van Eyck et les rivières, et Pieter Brueghel croise Jean-Jacques Rousseau sur l’A110. Le deuxième : jubilatoire, visuel, coloré, sonore, ironique, surprenant, iconoclaste ! Ah ! Lire Darras à haute voix, le déclamer à la Bonaffé ! Lire ce coloré Petit carré rouge de Paul Klee à Berne – même s’il est moins sonore que son « Avance à l’allumage sur moteur de marque alexandrine classique » – que je recopie dans son intégralité (au diable si je dépasse les dix feuillets, Internet paginant presque gratuitement) :

Entre bleu nuit
Vert foncé
Violet foncé
Violet pâle
C’est carré rouge
Non pas tout carré
Que rectangle debout
Mais
Dire carré
Va plus vite à
Rouge
Que trop lent à
Déplier
Trop droits
D’angle
Rec—
Tangue
Carré j’y suis
D’un trait d’une traite
Dites
« Carrérouge »
Tout à coup rouge
Pulmonaire
Bat
Coeurs poumons
sur l’extérieur
« Carrérouge » respire
« Carrérouge » aspire
« Carrérouge » expire
Tableau c’est la respiration de l’oeil
Tableau c’est la lumière qui se greffe un coeur
Tableau c’est la transsubstantiation du sang dans la couleur
Prenez
Nous prenons
Prendrons
Avons pris
Le futur de la lumière
Le futur de la lumière nous arrive au passéprésent de rouge
Au carré
Voyez
Cinquante années d’une vie se donnent
Dans l’anonymat mathématique du rouge
Cinquante années de famine d’une vie
Auront attendu
Qu’une goutte ronde rouge à l’extrême pointe fine d’un pinceau
Se place
Se pose
S’espace
Entre noir nuit
Rose aube
Vert automne
Beige argile
Bleu soir
Commencement définitif d’incarnation du rouge

 

Surprenant ? Non ?

 

Ce journal a été tenu au premier semestre de 2020. Sa parution a donc été différée. Il fut écrit avant la disparition de Frédéric Cubas-Glaser dont les prestations à la bibliothèque furent aussi à l’origine du besoin de lier lecture, peinture et musique.

 

1La Dame à la Licorne, Tracy Chevalier, Quai Voltaire, 2003.
2Excusez les fautes du copiste, Grégoire Polet, Gallimard, 2006.
3Leurs vies éclatantes, Grégoire Polet, Gallimard, 2007.
4Musique absolue : une répétition avec Carlos Kleiber, Bruno Le Maire, Gallimard, Folio, 2014.
5Elle, par bonheur, et toujours nue, Guy Goffette, Gallimard, 1998.
6Les sept noms du peintre : vies imaginaires d’Erich Sebastian Berg, Philippe Le Guillou, Gallimard, 1997.
7Veličković, découvert un trimestre plus tôt, à Landerneau, au Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la Culture, du 15 décembre 2019 au peu probable 26 avril 2020.
8Don Quichotte de la Manche, Miguel de Cervantes Saavedra, Editions du Chêne, 2009.
9Don Quichotte de Cervantès par cinquante artistes du XVIIe siècle à nos jours, présentation de Claude Roger-Marx, Le livre club du libraire, 1968.
10Pieter Brueghel croise Jean-Jacques Rousseau sur l’A1, Jacques Darras, éditions du Cri, 2013.

incertain regard – N°19 – Hiver 2020 : Page 99, Journal d’un lecteur : « Noir fiction » …

Jean Perguet avec la sombre complicité de William Faulkner, James M. Cain, Horace McCoy, Francis Demarcy, Isabelle Autissier, Jack London, Loulou Robert et Bruno Doucey.

Bon dieu qu’est-ce qui lui a pris !
« Pour notre prochaine série d’ateliers d’écriture, je vous propose d’écrire dans le registre “Noir”, sur un cycle de quelques mois. » Et, comme le noir, Jo ne sait pas trop ce que c’est, qu’il n’est ni fan de roman policier, ni de science-fiction, ni de fantasy, bref de tout ce qui affiche trop délibérément un registre, il se dit que pendant les six mois qui lui restent avant le premier atelier — les participants se sont aussitôt enflammés pour le sujet — il n’a qu’à dévorer des romans noirs afin de se faire une idée des multiples ressources que lui offre ce registre.

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Advienne que pourra de son tempérament optimiste ; pas de danger ; juste un semestre dans le « noir » ; Jo se sent à l’abri d’une déprime.
Et comme toujours, le hasard-qui-fait-bien-les-choses (ou la Main maléfique) lui envoie un article du Monde des livres, « France, terre d’asile du roman noir américain1 ». Jo y trouve ses premières pistes, les « noir fiction » ou « roman noir » (prononcer avec l’accent nord-américain ces francismes) qu’il se procure aussitôt à la bibliothèque, pour s’engluer dans le noir, comme d’autres font une retraite.

Jo commence par Sanctuaire2 de William Faulkner, préfacé ainsi par André Malraux : « […] Sanctuaire est donc un roman d’atmosphère policière sans policiers […] Mais l’auteur acquiert par là une sauvagerie que le milieu justifie, et la possibilité de faire accepter, sans quitter un minimum de vraisemblance, le viol, le lynchage, l’assassinat les formes de la violence que l’intrigue fera peser sur tout le livre. […] Limitée à elle-même, l’intrigue serait de l’ordre du jeu d’échecs artistiquement nulle. Son importance vient de ce qu’elle est le moyen le plus efficace de traduire un fait éthique ou poétique dans toute son intensité. Elle vaut par ce qu’elle multiplie. Que multiplie-t-elle ici ? Un monde inégal, puissant, sauvagement personnel, non sans vulgarité parfois. […] Sanctuaire, c’est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier. »
C’est exactement cela qu’il lui fallait : «Voilà — pourrait dire Jo à ses stagiaires avec l’aide de cette préface de Malraux — le Noir c’est l’occasion pour vous d’aller fouiller dans les tréfonds de l’âme, sans que votre œuvre soit confondue avec vous, son auteur. Lâchez-vous ! Sans contrainte ni remords ! »
Aussitôt, Jo plonge vertigineusement dans ce Sanctuaire pour le refermer 400 pages plus tard, comme « Temple [la protagoniste sauvée de cette abominable histoire] referma son poudrier et sembla se perdre là où rêvaient les reines mortes figées dans leur marbre terni, jusqu’au ciel prostré, vaincu par l’étreinte de la saison de pluie et de mort. »
Ciel prostré, saisons de pluie et de mort ? Jo se sent capable de les affronter.

Le facteur sonne toujours deux fois3 de James M. Cain est le suivant de la pile. La gueule sauvage de Jack Nicholson, les cris épouvantés, mèches blondes en lumière blafarde de Jessica Lange, l’assassinat, le viol, la violence des gens ordinaires lui reviennent soudain, noires résurgences du film4. Jo n’a jamais lu le livre. Y retrouvera-t-il autant de violence dans ce récit qui date déjà de 1934 ? Il présume que depuis on fait beaucoup plus gore. Dès les premières pages rien n’est moins sûr : « Mords-moi ! mords-moi ! Je l’ai mordue. J’ai planté mes dents si fort dans ses lèvres que j’ai senti le sang gicler dans ma bouche. Il coulait sur son cou quand je l’ai portée au premier étage. » Jo ne peut plus lâcher cet enchaînement de cupidité lâche et mortifère, se laisse submerger par une complaisance complice pour ces paumés, jusqu’à l’épilogue qui le laisse pantois, « Pas de grâce. Les voilà. Le Père O’Connell dit ses prières pour m’aider. Si vous êtes parvenu jusque-là, priez pour moi et pour Cora et faites que nous soyons ensemble où que ce soit. »
Non, Jo n’a jamais prié… et souhaite que le livre suivant soit de cet acabit.

Quelques images d’un film surgissent à nouveau. Les faces blafardes tendues, éreintées, les corps qui chutent malgré eux, les cris, la caméra immergée dans la course, le décompte du KO comme un combat de boxe : le marathon de danse d’On achève bien les chevaux5 d’Horace McCoy ; en 1935, dans la violence sociale des inégalités, que rappellent crépusculairement celles d’aujourd’hui.
« Accusé, levez-vous… » L’exergue est brutal. « Je me suis levé. »
Jo ne sait pas ce qui lui prend. Il se lève, livre en main, psalmodie plus qu’il ne lit cette prose sans fioritures.
« Gloria et moi nous étions faufilés contre l’estrade, jusqu’à la ligne de départ […] nous fîmes un bond en avant, poussant et bousculant les autres pour passer devant […] Agrippe-toi à ma ceinture, hurlai-je, tout en me débattant pour me frayer un passage. Tout le monde dégringolait et se marchait dessus, en essayant de passer devant… »
Puis Jo hurle, vocifère ces dialogues que n’interrompent que de rares descriptions, propos de personnages frustes et frustrés où se mêlent la violence, le renoncement, la honte, la manipulation, le déclin, l’incompréhension.
Il piétine, pris dans ce qui devient alors un marathon de lecture : « Le derby sera couru de cette manière pendant une semaine… » Pendant quelques heures Jo ressent dans son corps autant que dans son âme l’étreinte de Gloria, Gloria qui s’accroche à Robert, le narrateur dans lequel Jo reconnaît l’écrivain raté qu’il est. « T’as pas d’autre raison à donner ? demanda le policeman à l’arrière — On achève bien les chevaux… dis-je […] — […] Dieu ait pitié de votre âme. »

Achever le cheval ; cela résonne soudain en lui. Pas encore, pas avant qu’il n’ait démarré le livre que lui a conseillé Philippe Leleu6 : «Tu verras c’est fort, grinçant, cynique. Tu veux du noir ? C’est mieux que noir, c’est désespérément triste… car réaliste ! Prends ça, Fin de race7 de Francis Demarcy, un agriculteur devenu romancier. »
Et voilà Jo brutalement transporté dans un pavillon de cette France que l’on qualifie désormais de périphérique, triste à mourir, quelque part dans le Pas-de-Calais, partagé entre un septuagénaire, ancien paysan qui n’a gardé que son tracteur et sa passion du rock (à fond dans la cabine pour aller faire ses courses), et une aide-ménagère punk, pragmatique autant que paumée, tour à tour narrateurs de leurs vies parallèles et partagées. Fin de race, celle des abandons — « On avait un gros abattoir et une usine de transformation de pommes de terre […] On se faisait pas trop de soucis pour l’avenir. L’agroalimentaire c’est du solide ! Les gens auront toujours besoin de manger, disait-on pour se rassurer. Sauf que l’abattoir était obsolète. […] Des centaines de gens à la rue, sans espoir de reclassement. Des tueurs désœuvrés traînaient leur mélancolie dans les rues. Les soutiers de l’abattoir regrettaient la puanteur moite de la boyauderie. » — qui précèdent de peu la perte d’autonomie — « Je mémorise plus difficilement qu’avant et je me déplace plus lentement ; je mange à petites doses et je pisse à petits jets. J’éprouve tous les amoindrissements liés à la vieillesse, mais je sais qu’au fond de moi, j’ai toujours quinze ans ». Illusoires quinze ans ; Jo réalise qu’il est à peine plus jeune que le narrateur ; que, ces derniers temps, la mort rôde autour de lui, sans tueur ni policier, juste la faucheuse qui décime les siens ; fin de race, « Il était mort seul, comme un chien, dans la pénombre de cette piaule impersonnelle, mais en écoutant de la musique jusqu’à son dernier souffle. Sans doute comme il aurait aimé mourir, finalement. Ce qu’il aurait lui-même appelé : “My rock’n’roll way of death”. »
Mourir ? Mourir seul ? Ces mois-ci — est-ce parce qu’il a atteint l’âge moyen d’espérance de vie en bonne santé8 et que seule une petite dizaine d’années le sépare de l’espérance de vie masculine ? ; est-ce parce qu’il essaye de tenir éveillé son vieux père plus de quelques minutes par jour ? ; est-ce parce que Cancer, Alzheimer et Parkinson rongent tour à tour les piliers de ses amitiés ? — cette question obsède Jo.

Il faut qu’il se change les idées. Une couverture, mer bleue, île lointaine, semble prometteuse de réconfort. Un roman d’Isabelle Autissier, voilà une promesse d’aventure, et la curiosité de découvrir quel écrivain se cache derrière la navigatrice (qui ne serait peut-être pas publiée si elle ne l’était point, se rassure-t-il). Soudain, seuls9. Comme ce bonheur qu’il a connu avec Chade, sa compagne, dans les ergs mauritaniens ou entre le blanc bleuté des icebergs ; qu’il va sûrement revivre, presque similaire, dans ces pages. Traitresse ! Jo bascule dans l’horreur d’un thriller psychologique. « L’odeur ne ment pas. Celle de cette nuit lui dicte de fuir, de repousser Ludovic, tout de suite. Dans les grands moments, pense Louise, l’humain est seul. Devant la vie, la mort, les décisions suprêmes, l’autre ne compte plus. Elle doit l’oublier et juste vivre. C’est son droit le plus absolu, c’est son devoir envers elle-même. […] Dans l’atelier, elle griffonne : “Je pars chercher du secours. Je reviens au plus dans une semaine.” Elle ne sait plus si cette dernière phrase est vraie, elle voudrait le croire, ou au moins faire semblant. » Voilà Jo naviguant entre tendresse, remords, férocité, déni, violence, mensonge… avec cette infernale question à laquelle Jo ne peut répondre : vaut-il mieux mourir à deux ou survivre tout seul ?
Jo est seul. Chade n’en pouvant plus de le voir si dépressif a claqué la porte. Il faut qu’il bouge. Se remuer. Revenir vers les lectures classiques, les vrais romans d’aventure. Ceux des hommes forts.

Jack London ? Il prend le premier livre qui lui tombe sous la main. Sur le ring — c’est cela, frapper l’adversité — et empoigne littéralement la première nouvelle, « L’enjeu10 » . Un peu de repos enfin dans cette belle histoire d’amour entre l’innocente Geneviève et le romanesque Joe, cet atypique boxeur autant fluet que sensible. Joe c’est Jo, ce ne peut être inventé. Mais le ring masque rapidement l’alcôve. Joe contre Tumba. Le bon et la brute. « [Tumba] était le type même du boxeur – la bête au front bas, aux yeux de fouine sous des sourcils broussailleux et tombants, le nez aplati, les lèvres épaisses, la bouche morne, les mâchoires énormes, l’encolure d’un taureau, et ses cheveux en brosse évoquaient les soies dorsales du sanglier. »
Jo se lève, sautille, vocifère les coups, pris par le rythme imposé par Jack London, lâche parfois le livre pour mieux donner les coups.
« Joe, l’œil vif, vit l’ouverture et allongea sur la bouche de Ponta un direct instantanément suivi d’un crochet swingué destiné à la mâchoire. Toute la salle, debout, vociférait. Geneviève entendait des hommes hurler : “Il l’a eu ! Il l’a”. Elle non plus ne se contrôlait plus ; la douceur, la tendresse – évanouies ; elle exultait à chacun des terribles coups assenés par son amant, et voyait déjà arrivé le début de la fin. La salle le savait aussi. Tout le monde était debout et s’égosillait férocement. C’était le cri du sang de la foule ; aux oreilles de Geneviève, cela ressemblait à ce que doit être le hurlement des loups. […] [Tonga] se débattait en vain pour se défendre, pour bloquer, se couvrir, plonger […] Des coups raides, rocailleux […] Tonga rebondissait contre les cordes […] Ses bras battaient l’air […] Plus rien d’humain en lui. C’était la bête incarnée qui rugit et se déchaîne avant d’être détruite. Il fut mis à bas… […] » Mais quand le combat bascule sur un uppercut, un seul, fatidique, aussi impensable que la déveine qui enserre Jo, « Geneviève [Chade] vit les muscles de Joe [Jo] se détendre tandis qu’il était encore en l’air et entendit le bruit sourd de son crâne sur le tapis. Les hurlements de la salle moururent soudain. » Jo tombe, défait, sur le parquet de son salon, ring éculé par ses lectures.

Chade a réussi à le traîner au théâtre ; Chute !11, une comédie qui devrait le distraire, le faire réagir. Jo compulse quelques livres sur le présentoir de la librairie éphémère. Y détonne une couverture aussi noire que ses pensées. Jo feuillette et découvre deux mots isolés au centre d’une page blanche : Le noir. C’est pour lui. C’est un signe. Un roman de Loulou Robert : Sujet inconnu12. Comme moi, ricane Jo. « Je dis je. Cette histoire existe. Réelle ou pas. Elle existe. La réalité on s’en fout. La réalité n’écrit pas d’histoires. Je. Tu. Il. Elle ne vit pas. » Jo vibre à ces phrases très courtes, à cette syntaxe sans adjectif où la violence et la sécheresse des verbes portent toute l’émotion du récit.
« Je ne te vois plus mais j’écris. Je t’attends mais j’écris. Je me réveille, je te cherche mais j’écris. Je mange peu mais j’écris […] Je vais mal mais j’écris. […] Tu n’écris pas. Moi si. Tu détestes cette vérité. Elle te renvoie à toi. À ce que tu ne fais pas. […] Tu n’écris pas. Moi, si. Un nouveau regard. De la haine. Que de la haine. » La haine. Jo ressent cela. Comme ces mots qui ne sortent plus de lui mais qu’il puise dans des romans de plus en plus noirs, son addiction. Il faut que cela cesse. Plus de livre. Plus de doutes. Plus de haine.
« [Jo] tape la dernière phrase sur [son] clavier. Dernier bruit de touches. Les visages disparaissent. La différence entre un livre et la vie ? À la fin du livre, la vie continue. [Jo] ferme [son] ordinateur. »

La vie ne continue pas. Des livres défilent dans la tête de Jo. Titres, auteurs, paragraphes, litanie obsessionnelle. Enfin le noir devient lueur, « un halo de lumière intense […] où commence la mort 13», et une suite de mots qui slament :

               La morphine                                       Goutte
               rend l’atroce                                       à
               supportable                                       goutte
               elle nous fait regretter                   souffle
               le bistrot du coin                             après
               et la fumerie d’opium                   souffle
               Où vas-tu                                           mourir
               quand tu t’absentes                      et
               de ton corps ?                                  ne pas
               Qui es-tu                                            mourir
               quand tu le
               réintègres ?                                      Bruno Doucey14

1 « France, terre d’asile du roman noir américain », Le Monde des livres du vendredi 29 mars 2019.
2 Sanctuaire, William Faulkner, Gallimard, Folio, 1972.
3 Le facteur sonne toujours deux fois, James M. Cain, Gallimard, Folio Policier, 2000.
4 Le facteur sonne toujours deux fois, film de Bob Rafelson, avec Jack Nicholson et Jessica Lange (1981 
rénové en 2013).
5 On achève bien les chevaux, Horace McCoy, Gallimard, Folio Policier, 1999.
6 Philippe Leleu. Libraire et éditeur à Amiens (Librairie du Labyrinthe) qui défend rageusement la littérature en général et la culture picarde en particulier.
7 Fin de race, Francis Demarcy, éditions du Labyrinthe, 2019.
8 «La France mal classée pour l’espérance de vie en bonne santé », article de Sandrine Cabut paru dans 
Le Monde Science et Médecine du 19 février 2019.
9 Soudain, seuls, Isabelle Autissier, Stock, 2015.
10 Sur le ring, recueil de 3 nouvelles de Jack London, dont « L’enjeu », Phébus, 2002. Disponible aussi dans un enregistrement audio (lecture musicale jazzistique) lu par Jacques Gamblin, édité par Naïve, 2004.
11 Chute !, par le collectif La Volte, conception (et avec) Matthieu Gary et Sidney Pin.
12 Sujet inconnu, Loulou Robert, Julliard, 2018.
13 «Où commence la mort ? Ils ont vécu la troublante expérience de mort imminente (EMI) » dans Le 
Monde Sciences et Médecine du 30 octobre 2019.
14 Î(le) in Ceux qui se taisent, Bruno Doucey, éditions Doucey, 2016.

incertain regard – N°18 – Eté 2019 : Page 99, Journal d’un lecteur : Correspondances et journaux

Cher lecteur, veux-tu que je te dise, je ne sais pas aujourd’hui comment commencer ce récit. Est-ce à cause de la chronique d’Agnès Desarthe, dans Le Monde : « Voici que revient la saison des résolutions. […] Et si nous recommencions plutôt à écrire, à nous écrire, les uns aux autres, des lettres, des vraies, avec enveloppes et timbres. Si, plutôt que de songer à devenir efficaces, nous choisissions de retourner à la lenteur du courrier : tortue postale contre lièvre informatique. Telle est la résolution que l’on brûle d’adopter en lisant : Tu aimes trop la littérature, elle te tuera ». Est-ce parce que je lisais alors une correspondance amoureuse de trente ans, les Lettres à Anne de François Mitterrand, que j’ai eu l’envie de plonger plus avant dans des correspondances réelles (épistolaires) ou fictives (littéraires) ?

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Cela me pose alors question : quelle devrait être la nature de mes publications semestrielles ; Gérard Noiret m’a proposé de tenir un journal, limité à dix feuillets ; ainsi lecteur, que dois-je te proposer ? Correspondance, journal ou chronique ? Et finalement cela a-t-il une importance ?

Commençons puisque résolution est prise de correspondre.
Vois-tu, lecteur, avant le printemps 2015 (où j’ai initié « Page 99, Journal d’un lecteur ») je lisais pour le plaisir, sans prendre de notes, sans faire de fiche de lecture, faisant confiance à l’objet Livre, à sa tranche, à sa place dans la bibliothèque, au mois où je l’avais lu mentionné sur la page de garde, et plus que tout aux quelques pages cornées, aux petites croix au crayon à papier situant les « beaux » paragraphes, ceux qui provoquent une émotion et la prémonition qu’il faudra un jour les relire. Une collection d’indices qui n’ont pour éphémère mission que de raviver ma mémoire, de servir potentiellement un prosélytisme littéraire, ou probablement de sombrer dans l’obscure indifférence des livres fermés à tout jamais.

Vois-tu, lecteur, bien que les correspondances servent parfois à régler des comptes — comptes individuels : comme ce violent reproche « Tu as pris à mes yeux ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne » de Franz Kafka dans sa Lettre au père ; ou encore plus violent dans le même registre ce « Si vous saviez quelle femme est ma mère : un monstre et une monstruosité tout ensemble […] Elle me haïssait déjà avant ma naissance » jeté par Honoré de Balzac dans une des Lettres à l’Étrangère — comptes collectifs : comme cette sordide constatation, « C’est ça la famille, être ensemble aux enterrements, même si les liens ont été brisés… », tirée d’un récit construit comme une lettre trop tardive, Tu t’appelais Maria Schneider de Vanessa Schneider dont je lis régulièrement des chroniques dans M, le magazine du Monde — comptes partagés : comme effacement d’un obsessionnel « Tu n’as pas de père » entendu par la narratrice pendant toute sa jeunesse, un bouleversant déni avoué dans une lettre de sa mère, puis l’unique lettre du père, correspondances croisées que semblent commenter des silhouettes sans visage, dans ce récit épistolaire Le nom du père de Michèle Gazier — comptes rendus : comme ceux qu’on assemble dans leur intégralité, des plus insignifiants ou plus expressifs, comme ces Lettres d’une personnalité, en l’occurrence le poète Ossip Mandelstam, où l’on découvre au fil des jours, les réalités triviales de la vie d’un artiste en pleine révolution russe, les affres totalitaires du régime stalinien, sa funeste déportation… et quelques édifiants règlements de comptes entre partis, comités, académies, auteurs, un véritable feuilleton politico-littéraire — rassure-toi, lecteur, malgré ces résolutions épistolaires, je n’ai ici, dans « Page 99 », ni compte à régler, ni compte rendu à faire.

D’autant plus que les correspondances, à part les lettres ouvertes, sont destinées à des destinataires connus… et que je ne te connais pas. Ce que je regrette. Car vois-tu, si c’était le cas, je recevrais tes réponses, tes commentaires avec plaisir, curiosité et même un peu d’anxiété. Certes l’objet de tes commentaires serait sans conséquence, bien plus léger que celui, maladresse contre fierté, de Laissez-moi, où Marcelle Sauvageot déplace, dans le champ de la correspondance, le point de vue de l’expéditeur par celui de la destinataire, une amoureuse gravement malade qui reçoit de son amant un maladroit « Je me marie… notre amitié demeure… ».

Vois-tu, lecteur, après 2015, jusqu’à ce mois de novembre dernier, je lisais encore assez librement, persuadé que je ne devais que parcimonieusement, dans la limite de dix feuillets, te parler de tel livre ou tel article affectivement sélectionné, saisissant aussitôt dans un commentaire que je te destinais, ce que j’avais ressenti, ce qui m’avait interpellé, reprenant quelques citations, survivance des pages cornées. J’avais la liberté de ne pouvoir sélectionner que ce qui m’intéressait, la prétention de t’intéresser à mes choix. J’avais le bénéfice de ne pas te connaître, toi destinataire anonyme d’une chronique dont on suppose qu’elle te trouvera, toi ou un autre, lecteur fidèle ou occasionnel, peu importe.
Le luxe de pouvoir témoigner de ses lectures sur un média, sans destinataire attitré, juste toi.

Mais sache, lecteur, que cette résolution suggérée de « correspondre par lettres » m’a finalement ramené rapidement au « journal ». Car à peine sorti des Lettres à Anne, j’ai découvert sur le présentoir de la bibliothèque le Journal pour Anne de François Mitterrand, où l’on retrouve, outre quelques lettres, des collages de coupures de journaux, des photographies, des illustrations, des cartes postales, un assemblage hétéroclite tantôt enfantin, naïf, tantôt inspiré, tantôt prétentieux, tantôt ironique, surprenant journal d’amour, destiné… à l’aimée, témoignage d’une époque que j’ai traversée, et qui provoqua chez moi une soudaine envie de lire, ou plutôt picorer dans le Journal de Franz Kafka. L’intérêt d’un Journal, contrairement aux correspondances, est que n’ayant a priori comme destinataire que soi-même, il ne devrait accepter aucune bienveillance, ne subir aucun filtre social, échapper à toute tentation manipulatrice. Outre son devoir de sincérité, il peut s’offrir le luxe de l’exhaustivité.

Changement donc de résolution personnelle : « Et si nous recommencions plutôt à écrire, les uns et les autres, des journaux, des vrais, sur carnet, au crayon et à la gomme ! » Enfin mon « Journal d’un lecteur » sera un vrai journal, écrit à chaud, chronologique, exhaustif, mixant le ressenti des lectures à celui des évènements. Ce que je fais maintenant.

Veux-tu que je te dise, lecteur, je ne sais aujourd’hui comment terminer ce journal : quarante-six pages se sont accumulées sur ce carnet en un semestre… que je ne sais plus choisir ici car chacune a son intérêt pour le destinataire unique que je fus.

Alors, la tentation me prend de demander au collectif improbable de mes auteurs, de t’offrir cette liste à la Prévert :

Chronique d’hiver1

Mort d’un jardinier2
Le vicomte pourfendu3
Couleurs de l’incendie4
Sur la lecture5
Fahrenheit 4516
Feuillets d’Hypnos7
La mort de près8
L’ère du Peuple9
[Sur] la place10
La nuit juste avant les forêts11
Mélancolie(s)12
Dépressions13
La brisure14
La Beauté15
Quelques-uns16
Dessinées, visages de femmes17
Journal pour Anne18
Journal19
Lettres à Anne20
Lettres à l’Étrangère21
Lettres22
[Aux] prénoms épicènes23
Tu t’appelais Maria Schneider24
Mercy, Mary, Patty25
Fantine26
Cosette26
Les misérables26
Le nom du père27
Lettre au père28
Laissez-moi29
La gaufre vagabonde30
Regarde les lumières mon amour31
Neuf histoires et un poème32
L’écriture comme un couteau33
Tu aimes trop la littérature, elle te tuera34
La poésie, c’est autre chose35

Poème surréaliste et nullement aléatoire de Paul Auster, Lucien Suel, Italo Calvino, Pierre Lemaitre, Marcel Proust, Ray Bradbury, René Char, Maurice Genevoix, Jean-Luc Mélenchon, Annie Ernaux, Bernard-Marie Koltès, Julie Deliquet, Herta Müller, Hélène Lenoir, Bruno Doucey et Thierry Renard, Camille Laurens, Murielle Szac, François Mitterrand, Franz Kafka, Honoré de Balzac, Ossip Mandelstam, Amélie Nothomb, Vanessa Schneider, Lola Lafon, Victor Hugo, Michèle Gazier, Marcelle Sauvageot, Jacques Darras, Raymond Carver, George Sand et Gustave Flaubert, et aussi, Jacques Bonnaffé.

Non lecteur, je ne t’assommerai pas plus avant par les détails. Si tu es curieux, clique sur ces titres qui ont muté en vers ; fais confiance à cette édition « augmentée », car malgré mes résolutions je suis déjà rattrapé par le lièvre informatique.
Promis, juré, cher lecteur, la prochaine fois je reviendrai à mes intuitions sélectives et simplificatrices : juste une chronique ; même si elle dénature l’essence même du journal.

PS : Quand reviendra la saison des résolutions, si tu commençais alors à me répondre, à commenter à ton tour. Saisis-toi du blog d’incertain regard : incertainregard.net/le-blog/ ! J’attends tes lettres avec impatience.

 

1Chronique d’hiver, Paul Auster, Actes Sud, 2013.
2Mort d’un jardinier, Lucien Suel, La Table ronde, 2008.
3Le vicomte pourfendu, Italo Calvino, Gallimard, Du monde entier, 2018.
4Couleurs de l’incendie, Pierre Lemaitre, Albin Michel, 2018, et en version audio lue par l’auteur, Audiolib, 2018.
5Sur la lecture, Marcel Proust, Librio, 2013.
6Fahrenheit 451, Ray Bradbury, Gallimard, Folio SF, 2000.
7Feuillets d’Hypnos, René Char, dans Fureur et Mystère, Gallimard, Poésie, 1966.
8La mort de près, Maurice Genevoix, La Table ronde, 2016.
9L’ère du Peuple, Jean-Luc Mélenchon, Pluriel, 2017.
10La place, Annie Ernaux, prix Renaudot 1984, Galimard, Folio, 2016.
11La nuit juste avant les forêts, Bernard-Marie Koltès, Editions de Minuit, 1988.
12« Mélancolie(s) » à partir de Trois sœurs et Ivanov d’Anton Tchekhov, du « Collectif In Vitro » mis en scène par Julie Deliquet, 2017.
13Dépressions, Herta Müller, Gallimard, Folio, 2018.
14La brisure, Hélène Lenoir, Éditions de Minuit, 1994.
15La Beauté : éphéméride poétique pour chanter la vie, anthologie établie à l’occasion du 21e Printemps des poètes par Bruno Doucey et Thierry Renard, éditions Doucey, 2019.
16Quelques-uns, Camille Laurens, Gallimard, 2012.
17Dessinées : visages de femmes, poèmes d’amour, illustrations de Zaü accompagnées de poèmes contemporains de plusieurs auteurs, éditions Doucey, 2018.
18Journal pour Anne : 1964-1970, François Mitterrand, Gallimard, 2016.
19Journal, Franz Kafka, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Grasset, 2002.
20Lettres à Anne : 1962-1995, François Mitterrand, Gallimard, 2016.
21Lettres à l’Étrangère ou Lettres à Madame Hanska, Honoré de Balzac, Robert Laffont, 1999. Consultable en ligne sur gallica.bnf.fr
22Lettres, Ossip Mandelstam, Actes Sud, Babel, 2018.
23Les prénoms épicènes, Amélie Nothomb, Albin Michel, 2018.
24Tu t’appelais Maria Schneider, Vanessa Schneider, Grasset, 2018.
25Mercy, Mary, Patty, Lola Lafon, Actes Sud, 2017.
26Les misérables, Victor Hugo, Gallimard, Folio Classique, 2017, et disponible en version audio aux éditions Thélème, 2018.
27Le nom du père, Michèle Gazier, Éditions du chemin de fer, 2018.
28Lettre au père, Franz Kafka, Gallimard, Folio, 2010.
29Laissez-moi, Marcelle Sauvageot, Libretto, 2018.
30La gaufre vagabonde, Jacques Darras, Éditions Cours Toujours, 2018.
31Regarde les lumières mon amour, Annie Ernaux, Flammarion, 2018.
32Neuf histoires et un poème, Raymond Carver, Editions de l’Olivier, 2018.
33L’écriture comme un couteau, Annie Ernaux, dialogue par mail avec Frédéric-Yves Jeannet, Gallimard, Folio, 2011.
34Tu aimes trop la littérature, elle te tuera, correspondances de George Sand et Gustave Flaubert, Le Passeur, 2018.
35La poésie, c’est autre chose : petite conférence, Jacques Bonnaffé, Bayard, 2017.

incertain regard – N° 17 – Hiver 2018 : Page 99, Journal d’un lecteur : Mes a-lectures

Jean Perguet, avec Georges Perec, François Bégaudeau, Owen Chase, Gilles Touati, Jacques Darras, Zéno Bianu, Octave Mirbeau, Patrick Grainville et Tiffany Tavernier.

Dimanche 1er avril : Je viens juste d’envoyer mon journal au comité de lecture. Je termine Les Choses1 de Georges Perec et le Dictionnaire des mots manquants2 (ouvrage collectif) autant par plaisir que par curiosité à la recherche des textes qui ont bouleversé ou bouleversent toujours la littérature, qui l’ont fait glisser, comme ce fut le cas pour la musique, du classique vers le moderne.

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Les Choses dissèque une société consumériste, utilise à tout-va, autour de trois temporalités (conditionnel, passé, futur), inventaires et énumérations pour mieux illustrer ce trop matériel qui cache un vide politique. Et si — poisson d’avril ! — je faisais un inventaire des articles et des livres que j’aurais pu lire et ne lirai pas : ce trop, ces tentations quotidiennes qui me tarauderont un instant quand je refermerai le journal et ses chroniques littéraires. Que dévoilerait le journal d’un illecteur (lecteur qui ne peut tout lire à cause de ces épidémies contemporaines, la surproduction littéraire et la suractivité) ? Un simple inventaire serait une inutile bibliographie ; laissez-moi donc faire un journal sous forme de quelques fragments autobiographiques d’a-lectures3, germes d’autres lectures.

Mercredi 4 avril : Juste à côté du mot POLÉMIQUE4La tentation radicale, enquête auprès des lycéens5, faisant couverture d’un inquisiteur œil féminin masqué d’un drapeau bleu blanc rouge ; et, en touts petits caractères, un très décourageant “464 pages”. Qui peut lire cette somme de verbatim et de minutieuses analyses sociologiques ? Alors que la copieuse double page du Monde est plus une invitation à comprendre et débattre de la complexité du sujet qu’une source de polémique, elle contraste avec sa très brève mention, utilisée comme preuve unique et définitive, faite le matin même sur France Inter par un homme politique, pour dénoncer « la naïveté » de l’exécutif. C’est cela qui m’interpelle. Quelle est l’utilité des chroniques littéraires, économiques ou politiques ? Nous les faisons (je la fais), pour mémoire (la mienne entre autres), comme invitation à découvrir puis à partager et comme sujet potentiel à débat. Ce matin, utiliser un résumé, feindre d’avoir lu la complétude d’un livre pour justifier un parti-pris, le réduire à sa propre conviction, me semblent une extrême et inexcusable inconvenance.

Sur ce sujet, comme antidote à cette récupération médiatique, j’ai vu, puis lu, une étonnante et dérangeante pièce de théâtre, Contagion6 de François Bégaudeau. « La rumeur court. Elle dit que la jeunesse se radicalise. Elle ne passera pas par moi. Je suis rationnel, j’ai lu des livres. Je suis armé. Cette rumeur c’est n’importe quoi, dis-je, et le dire la colporte. Et elle grandit. L’air est gorgé d’elle, charrie des complots… » À mon tour dans le camp des seniors — que l’on disait autrefois anciens, sages — j’ai revécu, en mieux construits, plus pertinents, plus humoristiques, ces discussions sans fin, débats à la Sisyphe, où l’on tente de lutter contre le conspirationnisme, les préjugés, les bobards et les flash viraux… les éternelles sources de radicalités philosophiques et politiques ! Juste 100 pages, vives, subjectives et salutaires.

Dimanche 8 avril : Admiratif presque inconditionnel de Leïla Slimani pour ses romans, ses témoignages7 et ses chroniques8, je lis fidèlement sa chronique littéraire dans Le Monde des LivresAdélaïde Bon ne lui pardonnera peut-être pas d’avoir, chez moi du moins, tué l’envie de lire La petite fille sur la banquise9. Dans sa chronique Leïla en a trop dit : quelques phrases utiles pour situer l’ouvrage et beaucoup trop ensuite pour résumer, ou plutôt condenser le roman, et conclure ; la surprise et la curiosité du lecteur que j’aurais été, sacrifiées sur l’autel de la chronique. Personne n’est parfait ; même Slimani ; cela me rassure. Mais il n’y a pas que cette façon de tuer un livre : Claro éreinte volontairement À l’aube10 de Philippe Djian, un prétendu « monde tautologique », y dénombrant les pléonasmes puis les descriptions « idiotiques », qualifiant le tout de « gabegie idiomatique » avant de donner l’estocade : « il n’y a qu’un seul mot rimant avec aube, et c’est daube. » Paradoxe, désir de transgression, j’ai hésité — tant de méchanceté pouvant cacher quelque chose — à lire À l’aube pour confronter mon point de vue et celui de Claro. Ce qui me pose question sur l’utilité des chroniques : n’aurais-je pas pu faire une tout aussi méchante critique des Choses11 de Georges Perec en disant si on condense toutes les énumérations, ce roman ne serait-il pas réduit à 10 pages ! D’autres auraient-ils alors lu, comme je le fis un week-end, ce féroce et captivant conte sur la société de consommation qui raconte mes si contemporains semblables, les bobos intellos, grâce à la bienveillante ironie de l’inventaire, effet littéraire volontairement poussé à l’extrême ?

Vendredi 11 mai : « Replongez dans Moby-Dick12 ! ; à lire en apnée » titre Le Monde des Livres au-dessus d’une aguichante gravure, une gigantesque queue renversant une baleinière. Souvenir ; encore un livre que j’avais adoré. Dans quelle version ? Une édition abrégée de littérature jeunesse ? Je revois le harponneur faisant face à une queue tout aussi gigantesque frappant une mer déchaînée, illustration de couverture de ce volume de la Bibliothèque Rouge et Or, cette collection qui m’a fait aimer la lecture, mais qui m’a détourné des (re)lectures des versions intégrales — n’en n’aurais-je pas été dégoûté sans cela ? Au-delà du seul souvenir d’un récit d’aventure, faut-il cette fois que je plonge dans la fresque biblique, rabelaisienne et shakespearienne que vante François Angelier dans sa chronique ?

J’ai donc renoncé une fois de plus devant le pavé, prétextant le réserver pour plus tard, mais j’ai aussitôt chargé sur ma liseuse l’original qui inspira Melville, le Récit de l’extraordinaire et affligeant naufrage du baleinier Essex13 écrit en 1821 par Owen Chase, le second du navire, qui conduisit à bon port sa baleinière et quelques survivants. Ici point d’écriture ronflante, point de référence biblique, on est loin du fantasmagorique récit d’Herman Melville — car je n’ai pas résisté à feuilleter le livre, d’en relire quelques passages épiques : « la notion surnaturelle de son ubiquité […] sa masse inusitée qui le distingue des autres cachalots […] Une joie paisible, une souveraine sérénité dans l’élan […] Jupiter ne surpassait pas, en sa majesté suprême, la glorieuse Baleine blanche en sa nage divine ». À l’inverse Owen Chase nous embarque dans un récit très contemporain, digne d’un correspondant de guerre, sobre, concret, lucide, pétrifié de son horrible expérience, de cet inexorable enchaînement : la surprise, « J’avais à peine prononcé ces mots, que le cachalot est revenu vers nous à toute vitesse, et qu’il a frappé le navire avec sa tête […] la voilà qui fonce à nouveau sur nous ! […] son allure trahissait une colère et un esprit de vengeance décuplés… » ; le naufrage, « L’eau se précipitait à l’intérieur […] nous avons poussé notre canot aussi vite que possible du plancher vers l’eau, tout le monde a sauté dedans d’un seul élan… » ; l’heure des choix teintés de lucidité et de croyance divine ; et enfin la narration clinique des affres de survie, de soif et de faim, l’effroi de l’opportunité qu’offre la mort des plus faibles, cette chair nourricière qui sauvera les plus forts. Pas de pathos, juste une écriture sobre, sincère, qui fait de ce récit autobiographique une véritable oeuvre littéraire.

Mardi 5 juin 2018, à la Librairie du Labyrinthe, à Amiens : Après quelques démoralisantes heures passées dans un service de gériatrie, mesurant la chance d’être parmi les valides qui peuvent connaître les cinq chiffres du digicode qui libère la sortie, je m’évade à la Librairie du Labyrinthe, antre qui offre aux lecteurs fidélisés par les fréquentes lectures et dédicaces et aux badauds du pittoresque quartier Saint-Leu, un riche labyrinthe de revues, albums et livres où il faut d’abord se perdre et fureter à la recherche d’inédits avant d’aller inspecter la table des dernières parutions, la douloureuse exposition d’inévitables a-lectures : les nouvelles traductions non édulcorées de Moby-Dick de Melville et de 1984 d’Orwell, L’Amérique de Philip Roth chez Quarto, Le labyrinthe des esprits de Carlos Ruiz Zafón et — tiens-donc ! — une des dernières éditions de la librairie, La vallée des térébinthes14 de Gilles Touati, un premier roman écrit par un chirurgien cardiologue, spécialiste que j’ai du mal à imaginer faisant autre chose qu’opérer, pris par sa dévoreuse mission de sauveur. Et me voici aussitôt enrôlé par une équipe de réanimation cardiaque, « mes mains superposées sur le pansement encore immaculé, [qui] enfonçaient et enfonçaient ce pauvre thorax élastique et juvénile pour tenter d’y faire circuler la vie. La brutalité de ce combat [qui] contrastait avec l’infinie tendresse que nous venions de prodiguer, cœur à cœur… » Figé par la lumière crue des scialytiques, la tragédie latente m’oppresse ; mais l’écriture est si riche, si opulente et le contraste si grand avec la froide réalité de la scène que je suis d’abord un peu dérouté, gêné ; ce ne sera pas suffisant pour me faire lâcher ce livre qui devient une œuvre de cœur et de sang, de sang brûlant et de sang-froid, où l’écriture charnue, presque baroque, s’impose. Les chapitres mêlent habilement la magnifique mise en abîme d’une épopée biblique (la verve soutenant le combat de David contre Goliath, la revanche d’Israël contre les Philistins) et les énigmes d’un terrifiant thriller contemporain (la vengeance de…). Mais, je ne vous en dirai pas plus. Tremblez, transpirez, laissez-vous manipuler, comme je le fis et le fus.

Dimanche 1er juillet, place Clichy : Très peu de fans attirés par l’invitation. Quelques clients tendent l’oreille, hésitent — le temps presse ; j’ai un livre à acheter ; le rayon est là-bas — avant d’être ferrés par Jacques Darras qui martèle d’une voix sombre « Je suis un homme du 20ème siècle…/… Je suis une moitié de cent ans. / Cassé par le milieu je frappe / Sur un clavier d’ordinateur, / Je touche des touches qui me touchent, / Entre les lettres et moi ma mort. »15 N’est-ce pas cela l’intérêt d’une lecture publique ? Pêcher les lecteurs qui ont franchi par un caniculaire dimanche après-midi la porte de la Librairie de ParisZéno Bianu enchaîne, autre registre, voix contenue, mélancolique, fragile d’un crooner francophone : « je ne me laisserai pas assombrir / je ne me laisserai pas / sombrer / ce que je donne à entendre / c’est une musique / qui soit comme de la peau / ma propre peau toujours la même / toujours changeante / tout est question de couleur / pulsation pulsation »16

De retour à la maison, j’écoute le CD joint au livre. Sur une musique originale de Nicolas Worms, Jacques Darras, déchaîné, swingue de concert avec Darwin, Satan et Dieu : « Poursuivrons-nous Satan dans la / Forêt et ses Paniques d’un ongle / Indicateur, châtrerons-nous / L’âne Obéron en nous pour que / La division soit faite d’avec Dieu ? ». Puis je me détends, lisant d’une traite le Chet de Zéno Bianu, puis cherchant à fredonner « de quoi s’agit-il vraiment / d’une autopsie amoureuse / je m’autopsie / c’est à dire que je me vois / avec mes propres yeux …/… je n’ai cessé de le chanter / recomposé décomposé recomposé / recomposé » sur des blues de Chet Baker en sourdine.

Vendredi 24 août, rentrée littéraire : C’est le jour du Monde des Livres. Tout à la lecture de Falaise des fous, je n’ai pas pensé à la rentrée littéraire. Mais ils sont là, mis en avant parmi tant d’autres, Jérôme Ferrari, Maylis de Kerangal, Fanny Taillandier, Gauz, avec des sujets passionnants, percutants, interpellateurs. La rentrée littéraire c’est le Tonneau des Danaïdes. Je regarde, un peu désespéré, l’étagère des livres qui m’attendent déjà, une bonne cinquantaine sur le rayon du bas de la bibliothèque et ne laisse pas de place, et de temps, aux nouveaux.

Je vis mal de devoir faire des choix, d’être obligé d’abandonner un projet de lecture, de me résoudre à ne pas lire le dernier cru d’un auteur que j’aime, qui m’interpelle, qui me surprendrait. Je ne peux me faire à cette période de deuil qu’est invariablement la rentrée littéraire.

Mardi 28 août, les espaces de l’entre-deux : Bien calé dans mon fauteuil, Le jardin des supplices17 d’Octave Mirbeau juste terminé, encore intrigué par cet étrange amalgame de cynisme, de caricaturale perversité, de convaincante satire politique, par cette baroque et somptueuse exposition de fleurs, d’arbres taillés, d’étangs, de nénuphars… par ce cruel et sordide atlas d’écorchés, de suppliciés chinois, dont je tâche de saisir l’exégèse, j’écoute d’une oreille distraite le 7/9 de France Inter en attendant le “Grand Entretien” de Nicolas Hulot. Curieusement c’est une voix fragile, torturée, qui tâtonne, qui cherche la formule juste et sincère d’un appel à tous ceux qui sont collectivement embarqués sur une planète unique et en dérive. Je suis profondément ému, car cela me replonge immédiatement dans quelques pages de Falaise des fous18 de Patrick Grainville — superbe saga, picturale, chargée de chair et d’émotion, parfois touffue, qui à cheval sur les 19e et 20e siècles, cet entre-deux-guerres — quand Jean Jaurès et Rosa Luxembourg sont persuadés, à quelques jours du pire, que les peuples, les ouvriers, les intellectuels qu’ils interpellent vont éviter la grande déflagration à venir qu’ils perçoivent. Et dès demain, saura-t-on éviter les scénarios que décrivent régulièrement les scientifiques de tous les continents ? Combien faudra-t-il d’autres romans, dystopies pour nous faire réagir ?

Le soir même, en train de construire une ville avec des mots19, plongé dans quelques recherches sur la plaine d’Achères, cette rive de friches, de gravières, de digues et de berges mal entretenues, souvent souillée de détritus sauvagement abandonnés ou de mouchoirs blancs dont on devine l’usage au pied d’un talus, je tombe sur un numéro de Carnets de géographes20 daté de juillet 2014. Travail de recherche sur « Les espaces de l’entre-deux », « ces pans entiers de territoires périurbains délaissés ou décriés… ces espaces — non-lieux, friches, terrains vagues, vides ou délaissés — pour leur déceler les potentialités », « une application de cet outil théorique à une commune du Grand-Paris, Achères ». Les mêmes préoccupations et indécisions transparaissent cette fois au niveau local : principe de réalité, urgence et arbitrage. « La plaine d’Achères : réflexions sur un espace d’entre-deux »21, qui m’apprennent beaucoup sur ma ville, sur la mosaïque des espaces de l’ouest et du nord que je vais dès demain parcourir d’un pas alerte et d’un nouvel œil. Espaces de l’entre-deux. Cela a résonné aujourd’hui, hélas, négativement fort.

Jeudi 27 septembre, Roissy : Faut-il encore insister sur la frustration ressentie par le lecteur que je suis à chaque livraison du Monde des Livres, liste des livres que je ne lirai pas. Parfois je suis tenté, forcé de décider de lire ; c’est le cas aujourd’hui — est-ce pour me disculper d’un strabisme social ? — par un sujet concret, contemporain, porté par une écriture que je suppose adroitement journalistique et fictionnelle, Roissy22 de Tiffany Tavernier. « Roissy, ne pas décoller de l’aéroport, roman d’une amnésique errant dans Paris-Charles-de-Gaulle », sous les voûtes qui hébergent à portée de RER quelques visibles SDF — que je percevais d’un œil gauche compatissant quand j’en décollais — mais aussi de nombreux « indécelables » cols blancs et travailleurs pauvres sans logements accessibles — qu’ignorait mon œil droit d’homme d’affaires pressé, avantageusement polyglotte et lectronisé23, armé pour affronter le monde globalisé.

Vendredi 12 octobre, le dilemme : Il me faut maintenant conclure ce journal puisque j’ai promis de l’envoyer ce week-end à incertain regard. Bien sûr il est trop long, bien trop long. Il faut sélectionner, choisir des jours, des dates car les a-lectures sont si fréquentes, qu’après en avoir fait un journal, il faut définitivement faire son deuil de nombreuses sollicitations intéressantes. Mais aurait-il été raisonnable de tenter de devenir un Bernard Pivot, lui qui consacra tout son temps à la lecture et que j’entendis, un matin sur France Inter, s’excuser de son absence auprès de sa famille ? Même si, aujourd’hui, avec sa fille il publie Lire !24, ma prochaine a-lecture !

1 Les Choses (originellement sous-titré Une histoire des années soixante) de Georges Perec, publié chez Julliard en 1965, a reçu le prix Renaudot la même année.
2 Dictionnaire des mots manquants, dirigé par Belinda Cannone & Christian Doumet, éditions Thierry Marchaisse, 2016.
3 Puisque le préfixe « a- » est rattaché à des racines pour donner le sens de « pas » ou « sans », c’est l’embryon des lectures que je ne ferai pas, que j’aurais voulu faire mais qui, parfois, m’ont détourné vers une autre.
4 Débats et analyses, Le Monde du 4 avril 2018.
5 La tentation radicale, Anne Muxel et Olivier Galland, Presses Universitaires de France, 2018.
6 Contagion, François Bégaudeau, éditions Les Solitaires Intempestifs, 2017.
7 Sexe et mensonges : la vie sexuelle au Maroc, Leïla Slimani, Les Arènes, 2017.
8 Le diable est dans les détails, Leïla Slimani, éditions de l’Aube, 2016 (chroniques parues dans Le 1).
9 La petite fille sur la banquise, Adélaïde Bon, Grasset, 2018.
10 À l’aube, Philippe Djian, Gallimard, 2018.
11 Les Choses, Georges Perec, Julliard,1965.
12 Moby-Dick ou Le Cachalot, Herman Melville, traduit de l’américain par Philippe Jaworski, illustrations de Rockwell Kent, Gallimard, Quarto, 2018.
13 Récit de l’extraordinaire et affligeant naufrage du baleinier Essex, Owen Chase, Robert Laffont, 2015.
14 La vallée des térébinthes, Gilles Touati, éditions de la Librairie du Labyrinthe, 2018.
15 Le petit affluent de la Maye : autobiographie de l’espèce humaine (extrait du premier chant « Entrée du claviste darwinien »), Jacques Darras, Le Castor Astral & In’hui, 2016.
16 Chet Baker, Zéno Bianu, Le Castor Astral, 2008.
17 Le jardin des supplices, Octave Mirbeau, Gallimard, 1988.
18 Falaise des fous, Patrick Grainville, Seuil, 2018.
19 L’atelier d’été, construire une ville avec des mots sur Le Tiers Livre de François Bon. http://www.tierslivre.net
20 Carnets de géographes n°7 de 2014 : « La plaine d’Achères : réflexions sur un espace d’entre-deux » par Caroline Rozenholc, Patrick Céleste, Orfina Fatigato et Andreï Feraru. https://journals.openedition.
org/cdg/531
21 idem
22 Roissy, Tiffany Tavernier, éditions Sabine Wespieser, 2018.
23 Lectronisé : immergé depuis toujours dans l’informatique, la robotique et les nouvelles technologies, bref loin de tout illectronisme, ce néologisme désignant le fait de ne rien comprendre à l’informatique et au numérique, traduction de : information-illiteracy.
24 Lire !, Bernard Pivot et Cécile Pivot, Flammarion, 2018.

incertain regard – N° 16 – Eté 2018 : Page 99, Journal d’un lecteur : Le temps retrouvé

Jean Perguet, en compagnie de Marcel Proust, Amélie Nothomb, Jean Teulé, Pierre Ducrozet, Don DeLillo, Marie Darrieussecq.

Si personne n’avait fait référence à À la recherche du temps perdu d’un air entendu, si l’énorme pavé blanc et rouge écarlate publié chez Quarto Gallimard n’avait trôné depuis des années, arrogant, sur la plus haute des étagères de ma bibliothèque — vois-tu, tu m’as acheté impulsivement, avec gourmandise, mais tu renonces toujours devant le temps disponible que j’exige de toi ! — si je n’avais tant de fois entendu citer la madeleine sans jamais l’avoir goûtée, j’aurais peut-être parcouru la page 99 avant de te choisir, et je serais irrémédiablement tombé sous le charme d’« Alors, comme s’il l’avait sortie de la poche de son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. […] Et à partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé d’être accompagnés d’attention volontaire : l’Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant », et j’aurais alors impatiemment voulu débusquer ce qui, après « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », devenu un cliché littéraire, allait venir à moi, dans ce temps enfin infini puisque libéré des contraintes du salariat, et ce que cette œuvre évoquera pour le lecteur qui peut enfin se laisser porter par ces récits du quotidien sans l’empressement de finir.

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Se pose aussitôt un dilemme. Dois-je vivre cette lecture comme une « résidence » ? Dois-je m’enfermer avec Marcel Proust et lire cela d’une traite, réservant tous mes temps de lecture à La Recherche en m’interdisant les tentations, les dispersions d’une rentrée littéraire d’automne ? De toute façon, à moins de m’isoler comme un ermite, je ne pourrais éviter de basculer d’un siècle chaque jour (La Recherche a été publiée entre 1913 et 1927) car il n’est pas question que je cesse de lire les chroniques de notre temps en gelant mon abonnement au Monde et en ratant les Débats et Analyses qui illustrent et décodent, entre autres, les contemporaines ruptures sociales et technologiques auxquelles nous sommes confrontés. Par exemple, à cet instant précis, j’écris avec un stylo électronique sur ma tablette. Les algorithmes d’Analyse Sémantique déchiffrent, presque sans erreur, mon écriture naturellement chaotique et s’adaptent à la volée, transposant mes pattes de mouche et coquilles, mes formules parfois elliptiques, en phrases étonnamment pertinentes, me libérant enfin du carcan du clavier. Mais dois-je craindre aussi l’intelligence de ces algorithmes qui deviennent si efficaces que la grande majorité d’entre nous n’aura plus besoin de savoir lire, de se documenter et même écrire puisqu’ils nous parleront ou nous interpelleront — comme nous ne savons déjà plus calculer — et que l’on ne pratiquera plus ces disciplines intellectuelles que dans des clubs équivalents aux cercles de Scrabble ou aux cafés-tricot d’aujourd’hui1.

Décision prise. Je m’accorderai donc des escapades contemporaines. D’ailleurs, sans cela, comment pourrais-je nourrir mon journal, au risque de ne pouvoir alors qu’écrire une mauvaise thèse sur Marcel Proust ? Mais pas n’importe quelle nourriture digressive. J’ai fait une sélection des nombreuses fictions qui puisent leur sujet dans les révolutions technologiques et biologiques, celles qui fascinent ou inquiètent écrivains, chroniqueurs et essayistes, les écartelant entre jubilation prospective et lancement d’alerte : Don DeLillo, Pierre Ducrozet, Marie Darrieussecq2 ; au menu : finance, informatique et génétique, clones et robots, transhumanisme, intelligence artificielle…

Proust au réveil, les autres au coucher. Réveil en 1918, coucher en 2018 ! Avec heureusement une journée d’activité entre deux lectures pour éviter de digérer un millefeuille littéraire qui pourrait ressembler à ceci (lectures du jeudi 16 novembre) :

« Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression où le désir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard, où l’immobile signe d’intelligence du complice se dissimule sous les sourires de l’ingénu et qui enfin, commune à tous ceux qui s’aperçoivent d’une gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à celui qui en est l’objet3, [puis elle] ouvrit les yeux et parut regarder à travers de lui, en parlant tout doucement, et il commença à se la représenter à califourchon sur son torse au début de la nuit, à la lueur des bougies, non dans quelque accès de sexualité ou de sorcellerie mais pour lui parler dans son sommeil irrégulier, pour troubler ses rêves avec ses théories… Où était sa vie ? Que faisait-elle quand elle rentrait chez elle ? Qui était là à part le chat ? Il pensait qu’elle devait avoir un chat.4»

Mélange hallucinatoire à base d’un Proust, qui joue simplement de toute la souplesse du vocabulaire et de toutes les variantes syntaxiques pour me fondre dans un monde qui se voulait fermé et lisse, et d’un Don DeLillo qui use, et abuse parfois, de situations inattendues, farfelues, cruelles ou scabreuses pour dénoncer cosmopolitisme et ploutocratie.

Marcel Proust le matin, c’est parfait. Tout y est en profondeur, en subtilité, en nuance. Une vraie lecture de réveil fluide et attentive. Lecture de l’œuvre d’un homme mûr, témoin de son temps, qui me passionne aujourd’hui sûrement plus qu’elle ne l’aurait fait autrefois, tant elle remue mon vécu d’adulte, bien que j’aie eu le témoignage inverse de Laurent, un lecteur de la bibliothèque, qui a dévoré toute La Recherche en classe de terminale grâce à l’enthousiasme d’un professeur.

Actions ténues mais observations sensibles, émouvantes ou comiques. J’ai toujours en mémoire un passage qui illustre parfaitement comment Proust maîtrise l’alchimie délicate du récit et des sentiments : le retour d’une promenade dans la calèche du docteur, quatre pages — que je vous invite à relire — où, au trot d’un cheval, trois clochers vont apparaître, s’aligner puis disparaître dans l’obscurité du soir. « Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase […] demandant un crayon et du papier au docteur, je composais […] [puis quand] j’eus fini de l’écrire, je me trouvais si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête.5» Ainsi naquit l’écrivain. Un alchimiste que je jalouse, que j’invoque quand je peine à écrire parce que je m’enlise dans la narration.

27 octobre. Dans une longue interview dans le journal allemand Der Spiegel6, Michel Houellebecq affirme : « Ce qui est amusant avec Proust, c’est qu’on cite toujours les mêmes passages, son analyse effroyablement méchante et raffinée de la comédie mondaine. Peut-être accordait-il plus de prix à ses considérations sur la toponymie des villages français, ou à son analyse des mécanismes de la jalousie ; mais non, ce qui plaît aux gens, ce sont les dîners chez les duchesses ; et à moi aussi d’ailleurs. » Suis-je comme tout le monde ? Est-ce que Un amour de Swann n’est que la respectable version littéraire d’un article de Closer ? Si comme Houellebecq je ne dédaigne pas ces longues observations de soirées mondaines — au moment de la parution de l’article j’étais avec Swann chez Madame de Saint-Euverte en compagnie de la Princesse des Laumes — c’est qu’elles ne sont prétextes qu’à de savoureux portraits où situations, gestes, regards, dits et non-dits, gradués fidèlement de la bienveillance jusqu’à l’ironie, sont d’une acuité exceptionnelle. Je suis fasciné par ce paparazzi omniscient qui pénètre une intimité ou révèle un caractère par un regard, un geste ou une attitude. « Pour montrer qu’elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon, où elle ne venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les épaules là même où il n’y avait aucune foule à fendre et personne à laisser passer… » ou ce philosophe qui se fend d’une maxime, « [elle faisait] partie d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. »

Et le soir même, loin de la jalousie maladive de Swann et de l’indifférence mondaine et innocente d’Odette, je plongeais dans un court récit, un précis psychiatrique à lire d’une seule traite glaciale, Frappe-toi le coeur7 où d’une écriture presque glaciale, volontairement sèche, Amélie Nothomb dissèque à son tour d’autres expressions de la jalousie, la transformation du cruel narcissisme d’une jeune femme, Marie, en nocive jalousie à l’encontre de son ravissant bébé, Diane. « Il y avait une joie encore beaucoup plus puissante : il s’agissait de susciter la jalousie des autres. Quand Marie voyait les filles la regarder avec cette envie douloureuse, elle jouissait de leur supplice au point d’en avoir la bouche sèche. » Saut d’un siècle, changement de style et de ton, passage de la mondanité hypocrite des notables du XXe siècle de Proust à l’ascension égoïste des commerçants et mandarins de notre XXIe siècle.

6 décembre soir. Chantal, ma compagne, me suggère, alors que j’étais à peine rasséréné par la résilience de Diane, de lire, tout aussi expressément, bien qu’il ne fût pas dans mon programme, Mangez-le si vous voulez8 de Jean Teulé. Récit, tantôt brut, tantôt sordidement baroque, de l’abominable lynchage d’un gentil innocent par des villageois subitement rendus fous par la crainte d’un ennemi imaginaire, la haine de l’étranger, le Prussien, et la dévotion envers un autocrate, Napoléon III. Alors que je me demandais s’il était vraiment utile de développer sur 120 pages ce morbide et honteux fait divers — contemporain de la naissance de Proust, d’où mon entorse à la règle —, s’il était digne de l’avoir lu jusqu’au bout, je tombe, estomac noué, colère impuissante ravalée, sur trois colonnes du journal Le Monde, « En Syrie, le viol était le maître mot9», le témoignage d’Hasna Al-Hariri, le calvaire des femmes syriennes, la perte des leurs, l’emprisonnement, les tortures et le viol, et, si elles en ressortent vivantes, le bannissement de leurs propres familles. Face à la fiction et à la réalité, à la mémoire et à l’actualité, à la révolte et à l’indifférence, au déni, quel est le pouvoir de l’auteur ? Quelle est la posture du lecteur ?

Dès le lendemain matin, je recherchais une lecture reposée, un temps serein, une oasis à l’ombre des jeunes filles en fleur. D’où vient mon plaisir de lecteur ? Est-ce démodé, anachronique, que je me délecte en écoutant le phrasé, que je savoure le désuet, « J’aimerais mieux ne pas y aller, si cela doit vous affliger […] », que je sourie des inattendues comparaisons, « elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck […], comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits », que j’écoute la préciosité surannée des bavardages de salon, « En revanche il n’hésita pas à féliciter mon père de la “composition” de son portefeuille “d’un goût très sûr, très délicat, très fin”. On aurait dit qu’il attribuait aux relations des valeurs de bourse entre elles, et même aux valeurs de bourse en elles-mêmes, quelque chose comme un mérite esthétique. »

Lecture anachronique. Mais non. Si contemporaine, car le même jour je lisais dans Le Monde un sujet10 qui a dû à son tour alimenter les discussions de pause-café, « […] Prenons l’exemple du bitcoin […] des cryptomonnaies [qui] sont le résultat d’une [passionnante] pensée libertarienne et un peu anarchiste […] ».

Mais je m’égare. Ou plutôt l’évidente contemporanéité des scènes proustiennes m’éloigne de mon projet initial et la place manquera bientôt dans les quelques feuillets dont je dispose pour y relater mes lectures des chimères du XXIe siècle.

Intelligence artificielle et homme augmenté : Supposons que vous soyez un peu dépassé, que vous soyez toujours en retard d’une vague technologique, que, à peine dompté le premier ordinateur, vous ayez eu du mal à tisser la Toile, puis que vous soyez perdu dans Le Nuage, ou que pour vous Cellule ne rime pas avec Souche, bref que vous soyez un peu dépassé (ou même que vous ne le soyez pas) ; supposons que, pour rattraper ce retard, il vous soit impossible de lire tous les indigestes « machin-pour-les-nuls » ; mais supposons que vous aimiez le dépaysement, les grands espaces, l’aventure, l’action, le suspense, la poésie, l’amour, la diversité d’écriture, bref tout ce qui fait un magnifique roman épique, L’invention des corps11 de Pierre Ducrozet est pour vous. Solidaire d’Álvaro, poignant migrant et geek, et d’Adèle, brillante scientifique, j’ai exploré les réseaux du World Wide Web et les cellules du corps humain, j’ai tremblé devant les rêves fous des transhumanistes. Et, tour de force, porté par le récit, Pierre Ducrozet m’a limpidement fait comprendre (et parfois découvrir) cinquante ans d’inventions technologiques et côtoyer leurs géniaux-cynico-démagos inventeurs (car les protagonistes sont souvent bien réels). J’ai tellement été conquis par ce livre, qu’à peine lu, je l’ai offert à mes enfants comme un très utile roman d’aventures, comme je l’avais fait autrefois pour quelques Jules Verne.

Cryogénie et immortalité : Zero K12 de Don DeLillo a été la plus proustienne de mes lectures. Proust aurait apprécié cette immersion dans un étrange et ultime salon, un centre aseptisé de cryosuspension13 — car il s’agit bien, à 130° au-dessous de zéro, d’une suspension entre temps perdu et temps futur — où, accompagnant un être cher se faire congeler pour ressusciter un jour probable, il aurait décortiqué les arguments des promoteurs, « Sommes-nous en train de simuler la fin pour l’étudier, voire y survivre ? Sommes-nous en train d’adapter l’avenir pour l’intégrer dans notre cadre immédiat ? Viendra un jour où la mort sera inacceptable, même si la vie sur la planète est de plus en plus précaire » et se serait longuement interrogé, lui qui aimait tant ses parents, « me voici confronté à la mort d’une femme que j’admire et à la mort affreusement prématurée de l’homme qu’elle aime, qui se trouve être mon père. Et moi dans tout ça ? ».

Don DeLillo, comme Proust l’aurait fait, prend le temps de contextualiser, d’observer, puis de tirer le fil, conscient et inconscient, de cette chimère : presque mourir, volontairement, pour renaître. Mais alerte : « N’avez-vous pas ressenti cela ? La perte d’autonomie, l’impression d’être rendus virtuels. […] Ne vous arrive-t-il pas de vous sentir désincarnés ? […] Tous ces capteurs, dans les pièces, qui vous observent, vous écoutent, surveillent vos habitudes, évaluent votre potentiel. Toutes ces données connectées destinées à vous incorporer dans les mégadonnées. Y a-t-il quelque chose qui vous mette mal à l’aise ? Pensez au technovirus, à la panne générale des systèmes, à l’implosion mondiale ? Ou est-ce plus personnel ? Vous sentez-vous précipités dans une atroce panique numérique qui est partout et nulle part ? »

Zéro K mais pas Zéro risque ! Faut-il donc renoncer à l’éternité ?

Réparation : C’est une approche très différente de notre présent et de notre futur que Marie Darrieussecq, dans Notre vie dans les forêts14, romance.

Si, de tous les livres sur les chimères du XXIe siècle, c’est celui qui m’a touché le plus, peut-être parce qu’il est le moins technophile et le plus suggestif, je ne vous en dirai pourtant pas plus, bien que cela me démange. Je lis souvent la quatrième de couverture. C’est ce que j’ai fait… à tort. Cinq lignes seulement et c’était déjà trop d’indices. C’est un livre dans lequel j’aurais dû me jeter sans idée préconçue pour me laisser guider dans les forêts, m’y perdre et me faire surprendre.

Alors, chut ! Je me tais.

 

1 Rassurons-nous : en 2017, 89% de Français de plus de 15 ans ont lu au moins un livre et 25% plus de vingt. Source : Salon du Livre, Ministère de la Culture, mars 2018.
2 J’aurais pu aussi sélectionner Yuval Noah Harari (Une brève histoire de l’avenir, Albin Michel, 2017), Frédéric Beigbeder (Une vie sans fin, Grasset, 2018) et Jacques Attali (Meurtres, en toute intelligence, Fayard, 2018), chronique acide ou polar traitant des mêmes sujets.
3À la recherche du temps perduUn amour de Swann, de Marcel Proust, Gallimard, Quarto, 2013.
4Cosmopolis, de Don DeLillo, traduit de l’américain par Marianne Véron, Actes Sud, 2003.
5 À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Combray, de Marcel Proust, Gallimard, Quarto, 2013.
6 Der Spiegel. 27 octobre 2017.
7 Frappe-toi le cœur, d’Amélie Nothomb, Albin Michel, 2017.
8 Mangez-le si vous voulez, de Jean Teulé, Julliard, 2009.
9 Le Monde du 6 décembre 2017 – Article de Annick Cogean.
10 “La bourse de Chicago institutionnalise le bitcoin”, par Arnaud Leparmentier, Le Monde du 11 décembre 2017.
11 L’invention des corps, de Pierre Ducrozet, Actes Sud, 2017.
12 Zero K, de Don DeLillo, Actes Sud, 2017.
13 Ou cryoconservation. Services préventifs pre-mortem proposés aujourd’hui aux Etats-Unis et en Russie. À noter que la vie en EHPAD, le suicide assisté ou la cryoconservation, trois options radicalement différentes de la fin de vie — ou d’espérance de vie pour la dernière — sont budgétairement équivalentes !
14 Notre vie dans les forêts, de Marie Darrieussecq, P.O.L , 2017.

incertain regard – N° 15 – Novembre 2017 : Page 99, Journal d’un lecteur : America

Jean Perguet, en compagnie de Colum McCann, Patti Smith, Robert Mapplethorpe, Allen Ginsberg, Philip Roth, Jack Kerouac, Neal Cassady, William S. Burroughs.

« Cher jeune écrivain,

Nous sommes sur le point de nous voir dérober notre vocation, notre passion. […] Nous avons permis aux bureaucrates, aux gestionnaires de fonds, aux politiciens et autres porteurs de chemises à col fermé de nous menotter. […] Et les livres sont si insipides que personne ne se préoccupe plus de les brûler. De bien des façons, le réel se reflète sur une surface plane, un écran, sans percer les contours du monde dans lequel nous vivons. Voilà le problème. Alors, lève-toi de ce fauteuil, jeune écrivain. […] Plonge dans la page. […] Justifie ta fureur. Jouis des audaces de ton imagination. »

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C’est par cet appel de Colum McCann aux jeunes écrivains à l’aube de l’ère Trump — juste une éclipse, j’espère — que débute le premier des 16 numéros d’America1, la revue trimestrielle d’enquêtes et reportages qui va relater, de l’intérieur, quatre ans (sauf « impeachment ») d’imprévisible politique nord-américaine.

Cela dit, Colum McCann enchaîne par : « La littérature ne joue plus son rôle dans notre roman national. Nous ne considérons plus les écrivains comme nous le faisions, quelques décennies plus tôt. Personne ne craint ce que nous avons à dire. Pourquoi ? […] Notre boussole éthique est déréglée. »

Je sursaute. Quelques décennies ? Ségrégation raciale, Rosa Parks, Guerre de Corée puis du Vietnam, Black Power, émeutes de Stoneham, ère Reagan. Révolte, oui, cela me parle. Éthique ? Non. Woodstock, musique, drogue et sexe. Cela m’évoque plutôt la recherche effrénée de la liberté, la tentative de casser les tabous…, le libertarianisme comme seul principe d’éthique. M’évoque seulement, car je dois reconnaître que je ne connais presque rien de cette littérature. L’occasion, ou plutôt la tentation, est grande : je range temporairement la littérature française et je vais partir à la rencontre de ce pan de la littérature américaine.

J’ai sous la main Just Kids2 de Patti Smith, la rockeuse, la poétesse, qui trouve « de la consolation dans Arthur Rimbaud, que j’avais vu à l’étal d’un bouquiniste en face de la gare routière de Philadelphie quand j’avais seize ans. Son regard hautain sur la couverture des Illuminations accrocha le mien. Il était doté d’une intelligence irrévérencieuse qui m’enflamma, et je l’adoptai comme mon compatriote, mon frère et même mon amant secret ». Avec un tel inspirateur, avec son allure de hippie, Patti ne pouvait donc qu’être mon guide pour voyager de l’autre côté de l’Atlantique ! Comme nous avons presque le même âge et avons traversé les mêmes périodes, Just Kids sera à coup sûr un excellent récit initiatique.

Just Kids n’est pas réellement une autobiographie bien qu’il en ait la forme. C’est un émouvant hommage à un ami, un frère de cœur, un amant. Patti Smith y semble presque une fille normale partageant la vie déjantée, illuminée de Robert Mapplethorpe et de tous ceux qui, de passage ou régulièrement, logèrent dans ce qui fut « un havre énergétique, désespéré, pour des dizaines d’enfants doués de tous rangs qui vivent de débrouille, guitaristes pouilleux et beautés droguées en robes victoriennes, poètes junkies, dramaturges et cinéastes fauchés, acteurs français », le Chelsea Hotel. On y parcourt une chronique, une galerie de portraits et d’anecdotes où Andy Warhol, Brian Jones, Janis Joplin, Harry Smith, Allen Ginsberg… se côtoient. J’ai donc pu cohabiter avec eux autour de la chambre 1017, « la plus petite de l’hôtel, une chambre bleu pâle avec un lit de camp peint en blanc au dessus-de-lit en chenille crème, […] que la lumière du Chelsea Hotel, crachée par la lampe de chevet et l’ampoule au plafond, […], charg[eait] d’une énergie incomparable », énergie contagieuse qui me faisait sauter sans cesse sur Internet, écoutant Allen Ginsberg lire le révolté et accusateur Howl3 avec la paradoxale monotonie d’un sermon — « Moloch dont la pensée est mécanique pure ! Moloch dont le sang est l’argent qui coule ! Moloch dont les doigts sont dix armées ! Moloch dont la poitrine est une dynamo cannibale ! Moloch dont l’oreille est une tombe fumante ! […] Moloch dont les usines rêvent et croassent dans la brume ! » — et les ballades, la soul ou le rock, guitares sèches ou saturées et psyché, de Janis Joplin, de Lou Reed et bien sûr de Patti.

Mais après que « debout près de son lit, [Patti] ait pris sa main, [qu’ils soient] restés comme ça un long moment, sans rien dire, [que] soudain il ait levé les yeux et dit — Patti, est-ce que c’est l’art qui nous a eus ? », j’ai eu l’irrésistible envie de découvrir celui qui fut l’épicentre volcanique de ce récit : Robert Mapplethorpe. Trois clics : la force, le graphisme, la violence de ses portraits, ses mises en scène de célébrités ou d’inconnus rencontrés dans la fièvre new-yorkaise. J’ai perçu le choc qu’ont dû ressentir les invités de sa première exposition ; « L’invitation est arrivée dans une enveloppe crème de chez Tiffany : un autoportrait, son ventre nu dans le miroir, son Land 360 au-dessus de son entrejambe. Les veines gonflées au-dessus de son poignet ne laissaient pas place au doute. Il avait appliqué un gros rond de papier blanc pour cacher sa bite, et un cachet à son nom dans le coin inférieur droit. » Quelques clics et images de mauvaise qualité m’ont fait réaliser que, par ignorance, j’avais raté une exposition de son œuvre en 2014 au Grand Palais. Frustration et achat impulsif de Robert Mapplethorpe4. Une révélation ! Subjugué par Rodin, Robert Mapplethorpe s’acharnait à restituer dans ses photographies de corps blancs ou noirs le relief de la sculpture. À ne pas mettre en toutes les mains, un travail inédit sur le corps masculin, l’homosexualité et le sadomasochisme. Gueules, cuirs et chaînes, fesses et muscles, et des bites qu’il ne cache plus d’un papier blanc et que je regrette de ne pouvoir insérer ici pour titiller nos a priori moraux et artistiques. Alors que dans la photographie moderne le nu dévoile le corps féminin en quête d’érotisme, Mapplethorpe s’attaque, entre violence et tendresse corrosive, au masculin.

Me voilà donc avec une pile de livres, Kerouac, Ginsberg, Cassady, Burroughs. Bref, une plongée programmée dans la « Beat Generation ». Mais n’est-ce pas trop sélectif ? « Pense aussi à Philip Roth et Saul Bellow », me dit Jacques Darras, l’angliciste traducteur et essayiste, lors d’un coup de fil.

J’ouvre donc Indignation5 de Philip Roth en me disant que l’indignation annoncée me dévoilerait une vision de l’éthique américaine au milieu du 20e siècle, l’intrigue se déroulant en 1951 dans une université, Winesburg, petite ville de l’Ohio, ce nord-est des États-Unis aussi rural qu’industriel. Roman d’apprentissage, avec son cortège d’embûches et de surprises, dit la quatrième de couverture. Un riche récit à la première personne qui vous incarnera en un jeune homme qui « avait grandi au milieu du sang, de la graisse, des finals à aiguiser, des machines à trancher et des doigts amputés » d’une boucherie kasher, gagnant vos études en servant, « dans un vacarme incessant des clients qui se saoulaient, [dans] l’odeur de bière et de fumée de cigarette », à vouloir réussir à tout prix, élève solitaire. Vous angoissera par la hantise d’être enrôlé quand vous lisez « des récits sur les combats à la baïonnette contre les Chinois en Corée, [voyant] les couteaux et les couperets de [votre] père ». L’indispensable réussite de vos études, vous obsèdera, vous l’esprit supérieur, débatteur caustique qui proteste « contre le fait d’être obligé de suivre l’office religieux quarante fois d’ici la fin de mes études si je veux obtenir mon diplôme ». Vous, l’esprit chaviré par la « jambe gauche, qui était croisée sur la jambe droite, et qui se balançait en mesure, de haut en bas, [et que], malgré tout, de là où j’étais assis, je pouvais observer sous la table le mouvement incessant de cette jambe », par la fulgurance de l’amour, « titillation procurée par l’activité de sa langue, […], qui jaillissait, épongeait, glissait, léchait les dents » qui vous « incita à entreprendre de déplacer délicatement sa main jusqu’à l’entrejambe de [votre] pantalon, […], pas de résistance ». Une « Victoire sans combat » qui fera de vous un accusateur et un coupable, prisonnier dans un internat censé former l’élite (et leurs épouses) de l’Amérique. Ce malheureux épisode amoureux enclenchera chez vous d’obsessionnelles interrogations qui illustrent un continent de conservatisme, de religiosité, de clanisme. Une bouilloire de mâles ambitions et de puissantes frustrations qui éclate violemment, en une grotesque, sordide et, hélas, crédible bacchanale. Les fondations d’un conservatisme réactionnaire trumpiste relatées dans America.

1950, loin de cet univers confiné, à la même époque, Jack Kerouac et Neal Cassady entreprenaient, à toute allure, leurs interminables virées d’Est en Ouest et du Nord au Sud, de New York à Los Angeles, des faubourgs urbains aux ranchs du Texas et aux cahutes des bayous. Si j’avais lu ce livre, devenu le grand classique de la Beat Generation, il y a quelques années, j’aurais manqué quelque chose. En 2010 a été enfin édité le rouleau original. Un texte qui, comme le ruban d’asphalte, coule en un seul paragraphe de 600 pages, sans retour à la ligne, sans espace pour souffler, sans masquer les turpitudes, alcool, violence, vol, escroquerie, drogue, sexe et machisme, sans cacher les personnages sous des pseudonymes (depuis la plupart sont morts), qui se justifiaient par une quête de liberté personnelle (ou réservée à un très petit cercle d’intimes), loin de toute révolte (ou même revendication). Un récit qui vous grise rapidement par sa vitesse, ses sonorités, des sentiments bruts. Observation, plus éthologique qu’ethnographique du peuple américain. Le culte de la vitesse et des paysages traversés à vive allure, de la solitude couché la nuit sur la banquette arrière, de l’humanité moite et bruyante d’une boîte de jazz. C’est un roman que j’ai eu souvent envie de lire à haute voix, de slamer, des premières pages, « il te gare une voiture en marche arrière à soixante à l’heure, en pilant au ras d’un mur de briques, il descend d’un bond, se glisse comme une anguille entre deux pare-chocs serrés, saute dans une autre caisse, fait demi-tour à soixante-dix dans un mouchoir de poche, rétrograde… ». Que j’aimerais déclamer sur fond d’improvisation sur la scène du Sax d’Achères (78) : « Le sax ténor en chapeau est en train d’exploiter à fond un riff ascendant et descendant, qui passe d’un II-ya ! à un II-di-li-ya ! plus dingue encore. Il lance sa ligne de sax contre le roulement assourdissant des drums auxquels le batteur tanne le cuir, un grand noir brutal au cou de taureau qui ne pense qu’à mettre une raclée à ses tubs, crac, ratataboum, crac. Des clameurs de musique s’élèvent, ça y est, le sax chope la pulse et tout le monde l’a compris. » La pulse encore quand Kerouac lit ses Haïkus américains6 accompagné des saxos d’Al Cohn et Zoot Sims. Jazz et poésie déjà sous-jacents, sur la route, dans une prose musicale et colorée qui transcende les portraits, les paysages, les villes, les bourgades et les bas-fonds au rythme effréné des kilomètres, au rythme du clavier de sa Hunderwood écrasant 100 mots/minute sur le rouleau. Et, paradoxe, j’ai lu ce livre pendant neuf haltes calmes et solitaires en refuge de montagne si éloignées de l’effervescence décousue de la jouissive course de Jack Kerouac et Neal Cassady. En me demandant comment ce dernier, mauvais garçon, mauvais coucheur, avait pu séduire Jack Kerouac, Allen Ginsberg et bien d’autres ?

En rentrant, me voilà donc à la recherche des écrits de Neal. Pas de roman ni de poème (ou je n’en ai pas trouvé), mais Un truc très beau qui contient tout7, et Dingue de la vie & de toi & de tout, ses recueils de correspondances, où il faut dépasser les premières courtes missives, souvent inconsistantes, et attendre que l’écriture s’affirme dans des lettres de plus en plus habitées, de plus en plus intimes pour comprendre comment ce splendide et intelligent mauvais garçon, bisexuel, celui que tout père aurait vu d’un sale oeil fréquenter ses enfants, pourquoi cette âme tourmentée, complexée est devenue l’Égérie et, tout à la
fois, le Lucifer de Kerouac et de Ginsberg ? Je me souviens des réactions de mon grand-père à la vue de certaines de mes connaissances ; qu’aurait-il pensé en tombant sur une lettre comme celle envoyée par Neal à Allen ? « Tu illumines mon âme… – considère-moi Allen, comme un « voyou » (comme un vrai pédé, comme chez Wilde ou Gide – en termes littéraires) je suis un voyou fainéant… » avant de conclure la lettre par ces mots d’amour « j’aime tout – le sexe – oui tout ; tout, le sexe sous toutes ses formes j’en ai besoin, j’en veux, il m’en faut… maintenant. Je veux baiser… désespéré je chiale : Allen, Allen, tu veux bien que je te gicle dessus ? N. » ; la prose d’un Jean Genet qui publiait, à la même époque Le condamné à mort. Des propos puis des morts sulfureuses qui ont débouché sur l’éternité de la notoriété.

Je me suis livré alors à une étrange expérience, me glissant dans leur correspondance comme ont dû le faire les vaguemestres des prisons et hôpitaux dans lesquels ils ont séjourné (ce qui explique peut-être l’usage systématique de pseudonymes), navigant entre « Un truc très beau… », « Dingue de la vie… » d’une part, et « Correspondance : 1944-19698» de Jack Kerouac et Allen Ginsberg d’autre part. Lecture chronologique et concomitante des lettres et des poèmes collectés9 que j’étalais sur mon bureau tout en écoutant, chaque fois que possible, les lectures correspondantes faites par leurs auteurs et disponibles sur Internet.

Juillet 1949 par exemple. Burroughs a tué sa femme d’une balle dans la tête en jouant à Guillaume Tell et a demandé à être interné dans un hôpital psychiatrique ; Neal va devoir se faire amputer un pouce pour le sauver de la gangrène ; Jack a vendu son premier livre ; Allen jalouse. Échanges (et disputes) sur la maladie, la liberté, la créativité, le succès. À travers ces correspondances on partage trois visions différentes, trois tempéraments, trois distances par rapport aux mêmes évènements. À lire simultanément pour saisir la fascination réciproque que ces personnalités — trois cercles égocentriques convergents, la matière première brute de Neal, la curiosité cultivée de Jack, la poésie d’Allen et l’appétit surréaliste de Burroughs — pouvaient exercer : compassion, décalage, humour, méchanceté, cruelle dérision, musicalité. Tous les ingrédients d’une écriture sans tabou qui pigmentent quatre semaines d’été où Achères est isolé par les incessants travaux du RER et me confine sur ma terrasse. J’étais projeté violemment dans une curieuse Amérique, le microcosme de New York, en pleine implosion culturelle.

À ce point-là, j’étais mûr pour faire un saut à la bibliothèque et récupérer quelques romans de William Seward Burroughs, le quatrième de ces géniaux pieds nickelés de la Beat Generation. Mais là, je serai moins bavard. Que ce soit dans Le festin nu ou dans Les garçons sauvages, je ne suis pas arrivé à embarquer, malgré l’écriture tantôt flamboyante, tantôt argotique. Un cloaque si violent et surréaliste qu’il m’a fait passer à côté de ce qui devait être une réalité. Trop c’était trop. C’est rare, j’ai refermé chacun des deux livres, à mi-lecture, juste avant l’indigestion.

C’est par cette autosalutation10 d’Allen Ginsberg que je conclurai donc. Elle résume en quelques vers la difficulté d’être et l’ambiguïté de ces auteurs :

« 2 heures du matin, je dois
me lever tôt
faire 30 bornes en taxi pour satisfaire
                 mon ambition –
Comment me suis-je fait piéger
dans le marché infernal
               boulot-showbiz-méditation ?
[…] Comment ai-je pu devenir
             cet homme ridé ?
avec tes belles paroles, essences d’Amour
            inspirations vantardes, aspirations anales
           délits célèbres
Dans quel état tu es, Allen Ginsberg ! »

(Extrait de « Après Lalon », Cosmopolitan greetings)

et moi… après cette immersion dans l’underground…

Secoué ! On le serait à moins.

1 America, revue trimestrielle des Éditions America. N° 1, printemps 2017.
2 Just Kids de Patti Smith, Denoël, 2010.
3 Howl : and other poems d’Allen Ginsberg, édition bilingue traduite par Jean-Jacques Lebel et Robert Cordier, Christian Bourgois, 2005.
4 Robert Mapplethorpe, Éditions de La Réunion des musées nationaux, Grand Palais, 2014.
5 Indignation de Philip Roth, traduit par Marie-Claire Pasquier, Gallimard, 2010.
6 Disponible sur Youtube : Jack Kerouac, Blues and Haïkus
7 Un truc très beau qui contient tout : lettres 1944-1950, éditions Finitude, 2014 et Dingue de la vie & de toi & de tout : lettres 1951-1968, lettres de Neal Cassady éditions Finitude, en 2014 et 2015.
8 Correspondance : 1944-1969 de Jack Kerouac et Allen Ginsberg, traduite par Nicolas Richard, Gallimard, Du monde entier, 2014.

9 Les premiers poèmes de Ginsberg sont disponibles en anglais dans l’intégrale « Collected Poems » chez Penguin Modern Classics, broché ou ePub.
10 Mind Breaths : poèmes 1972-1977 / Plutonian Ode : poèmes 1977-1980 et Cosmopolitan greetings : poèmes 1986-1992, d’Allen Ginsberg, traduits par Yves Le Pellec et Françoise Bourbon, édition bilingue, Christian Bourgois, 1994 et 1996.

incertain regard – N°14 – Mai 2017 : Page 99, Journal d’un lecteur : La main invisible

Jean Perguet, en compagnie de Vénus Khoury-Ghata, Maguy Marin, Velibor Čolić, François Cheng, Yvon Le Men, François Thibaux, Jaume Cabré.

J’ai décidé de laisser jouer la main invisible pendant ces six mois qui séparent deux publications d’incertain regard. Non pas celle du marché théorisée par Adam Smith, mais celle de la table agencée par l’une ou l’autre des bibliothécaires. Cette table située au deuxième étage de la bibliothèque où, dans un désordre choisi, s’étalent les ouvrages des derniers intervenants, une sélection de la récente sortie littéraire et quelques pépites que la main invisible a jugé devoir mettre en exergue.

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J’ai volontairement évité, sur la table de gauche, ceux qui, assez nombreux lors de cette rentrée littéraire d’automne, traitent de l’islamisme, du terrorisme, du totalitarisme, pour ne pas plonger un peu plus dans notre plombante actualité. Je choisis Peleliu de Jean Rolin¹ et Les derniers jours de Mandelstam de Vénus Khoury-Ghata². Est-ce le lumineux prénom, Vénus, qui me fit occulter le mauvais augure du titre : Les derniers jours de Mandelstam ?

« Allongé depuis des mois sur la planche de bois qui lui sert de matelas, Mandelstam
se demande s’il est mort ou encore vivant.
Le premier mois passé il n’a plus compté.
Moins malades, ses voisins pourraient lui dire s’il est encore en vie. »
Main invisible, que m’as-tu fait tirer là ?

D’une écriture dépouillée, glaciale et implacable, de phrases courtes et directes comme des uppercuts, Vénus Khoury-Ghata nous fait partager les derniers mois de la vie du poète Ossip Mandelstam et de sa jeune compagne Nadejda, condamnés à l’oubli. Ostracisme commandé par Staline pour la parution d’un poème, dont deux vers reviennent en leitmotiv pendant tout l’ouvrage :

« On n’entend que le montagnard du Kremlin,
L’assassin et le mangeur d’homme. »

La prose de Vénus, volontairement journalistique, est très adroitement assouplie par la citation de poèmes, courts extraits de Mandelstam ou de quelques contemporains (Akhmatova, Tsvetaïeva, Maïakovski3) qui décrivent l’oppression en usant paradoxalement d’un vocabulaire lumineux, lyrique, et même, parfois, emphatique.

« Perquisitions, arrestations, exécutions firent 700 000 morts en une année.
La famine organisée par Staline en tua autant.
Qu’il hurle qu’il procrée ou qu’il dorme
Ce peuple toujours cloué au sol
Écrit Mandelstam à cette époque »

Plombant ? Peut-être pas inutilement. En cette fin d’année où je viens de mal vivre, coup sur coup, un Brexit, la répression turque, l’élection populiste américaine et où je crains, chez nous, la menace du même repli, n’est-ce pas, à travers l’exemple de Mandelstam, une invitation, certes brutale, à réfléchir sur ce que résister veut dire ? Jusqu’où doit aller notre propre résistance ? Si nous basculions à nouveau dans une Europe cloisonnée, vers des nationalismes totalitaires, quelles libertés serais-je contraint de sacrifier ? Et difficile et préoccupante question : où s’arrêterait ma révolte ? Serais-je Mandelstam ou Pasternak, cet autre poète, constamment présent dans le livre, qui préféra chanter le dictateur que renoncer aux honneurs et à la richesse tout en restant, malgré tout, l’un des seuls à protéger Mandelstam ?

Aucune lecture n’est innocente.

Le livre à peine refermé, me voilà au théâtre de Sartrouville. « Pas de peut-être pour May B ! » titrait la plaquette annonçant ce chef-d’œuvre de la danse contemporaine, un joyau du répertoire de Maguy Marin4 conçu avec Samuel Beckett. Nous sommes au deuxième rang. Scène obscure, on perçoit à peine quelques groupes de silhouettes blanches immobiles sur le vaste plateau pendant cinq longues minutes d’un envoûtant lied de Franz Schubert qui nous submerge. Puis une aube blanche érige dix statues crayeuses, échantillon d’une humanité diverse, hommes et femmes, grands et petits, maigres et gros, vieux et jeunes qui piétinent en bande, circulent, s’agglutinent et s’égaillent sur la musique de foire des fanfares des Gilles de Binche – relisez le poème scandé et piétiné de Jacques Darras5 – dans une oppressante, et parfois nerveusement risible, bacchanale. Je relate cette expérience dans ce journal d’un lecteur car « Pas de peut-être pour May B ! », est le reflet chorégraphique des lectures que la main invisible m’a poussées en illustrant, en scénographies, le peuple, le conflit et surtout, tout en valises oubliées sur des quais de gare, l’exil.

C’est l’évocation de l’exil dans May B !, qui m’a fait prélever sur la table le Manuel d’exil6 : comment réussir son exil en trente-cinq leçons de Velibor Čolić.

« Le premier cours, nous, une quinzaine de réfugiés (…) remplissons des fiches. Je complète, il me semble, correctement : nom, prénom, date de naissance. Pour la rubrique « votre projet en France » notre professeur de français a une question : – Concours, vous avez écrit ici concours, quel concours ? Je ne comprends pas…

– Je n’ai pas écrit Concours mais Goncourt.
– Carrément Goncourt ! s’étonne-t-elle.
– Oui, Goncourt…
– Alors bonne chance, soupire-t-elle, mais en attendant le Goncourt, vous êtes un
parfait illettré en français.

C’est ainsi, dans la joie et la bonne humeur », que j’ai continué la lecture de ce roman. Belle leçon de littérature. Comment les mots soignent la gravité de l’exil et ses innombrables fractures par l’optimisme, l’humour et surtout l’autodérision. Fable politique aussi, en cette période d’immigration honnie, où Velibor Čolić, pour rebondir, s’empare de notre langue.

Sur un petit chevalet, la main invisible avait posé De l’âme. C’est ce titre et la belle couverture, aquarelle dans des bleus monochromes où des sommets s’échappent d’une mer de nuages, paysage que j’ai assez souvent connu lors de randonnées en montagne, où l’on se sent réellement soi-même porté par la brume et en pleine communion avec la nature, qui ont attiré mon attention. Mais aussi la curiosité. Peut-on, à l’époque du tweet, proposer pendant plus de cent pages, sous un titre laissant délibérément présager un essai de facture classique, une dissertation métaphysique ? Même quand on est l’honorable François Cheng ? Pour ma part, c’était presque gagné d’avance puisque j’apprécie sa poésie et qu’il m’avait interpellé, il y a peu, par ses Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie?
François Cheng captive son public en utilisant un stratagème. Fi de l’essai ! Il nous entraîne dans une correspondance, fictive ou réelle, peu importe, avec une amie perdue, un être aimé, qui lui écrit « sur le tard, je me découvre une âme » et lui demande « acceptez-vous de me parler de l’âme ? »

Et suivent donc sept lettres. Un essai nous aurait peut-être rebuté, mais la correspondance intime qui nous est alors offerte rend accessibles, attendues, les confidences d’une érudition et la connaissance d’autres cultures, chinoise, indienne, orientale. Cela nourrit notre propre intelligence, de notre esprit, tout en poussant aussi la porte de notre intimité, de nos émotions – serait-ce notre propre âme ? – par des propos interrogatifs et tolérants que soutient la sensibilité de l’écriture. C’est la cinquième lettre qui m’a particulièrement touché. Elle parle de la place de l’âme dans la création artistique, la musique et la peinture. Lisez son évocation de la Joconde de Vinci : « Un lac en hauteur couronnant un paysage de montagne (…) Ce paysage vertical qui sert d’arrière-fond à la figure féminine du premier plan, ce lac du sommet qui se trouve exactement au niveau des yeux du personnage. La lumière proprement surnaturelle qui le baigne rehausse celle qui se dégage du regard de la Joconde. Du coup le tableau prend une dimension autre… ». Ou encore celle de « la visite mémorable faite au grand peintre très âgé qui vivait en ermite au fond d’une vallée, abri précaire au milieu d’un monde bouleversé (et) entendait rester fidèle aux grands maîtres des Song et des Yuan… ».

Je suis, une fois de plus, interloqué par cette main invisible qui, alors que je refermais De l’âme, déposa Le poids d’un nuage8, un petit bout de l’âme du poète Yvon Le Men.

Yvon illustre parfaitement la cinquième lettre de François Cheng, dédiée à la beauté, essence de l’âme, par ces vers qui lui sont dédiés : « François qui lui a dit / Aussi / L’univers est beau / Il n’était pas obligé ».

Yvon illustre, dans « Dehors », ces instants où la beauté « qui annonce la couleur / en ce matin d’hiver / où les vaches blanches et noires / sont si blanches, si noires / qu’on les dirait peintes à la main / quand elles broutent le vert / sous le bleu du ciel / qui annonce la couleur / le passant / le paysage / le poète / ou le poème » touche l’âme, ou dans une autre partie, « Dedans », laisse le peintre, ou la peinture, nous séduire, nous émouvoir. « Quand Rembrandt peint / l’artiste par lui-même / il peint / un homme / qui nous regarde / nous concerne / (…) / ce qu’il peint / (…) / un instant / (…) / sa raison de vivre / plus une / rencontrer cet homme / qui vit / entre le peintre et nous ».

L’âme est un nuage, lourd ou léger.

Dans mon errance de lecteur vagabond, les tables de la bibliothèque d’Achères ne sont pas la seule boussole et quelques lettres d’information, avatars numériques de la main invisible, provoquent des envies de lecture. Ce fut le cas de Les rois barbares9, recueil de nouvelles de François Thibaux, aux excellentes critiques que son éditeur relayait systématiquement. En couverture, une coque éclatée libère une drupe charnue, noix décervelée dont la structure, les renflements, les crevasses, les tubulures sont le thème des eaux-fortes qui introduisent chaque nouvelle et nous invitent à plonger dans la profondeur des âmes torturées, incarnées, qui les hantent. Réalisme, violence, cynisme. Écriture colorée, parfois baroque, qui porte des récits tendus (où je regrette parfois un léger abus de l’énumération, effet de style qui nuit alors à cette tension). Dans ce capharnaüm littéraire bouillonne beaucoup d’humanité. J’ai été personnellement très touché, secoué, par « Dortoir », qui nous transporte dans l’univers glauque, presque carcéral des enfants de troupe, « les godillots délacés, les chaussettes bleu sombre qui puent, les calebars ouverts qui étalent la merde et les anneaux de ténia » et que, soudain, illumine « Lino, alias M. Florent cet humain si propre sentant l’eau de Cologne et le tabac français, ce vrai homme, ce civil de quarante ans en costume brun, sans cravate, polo boutonné jusqu’au col, costaud, charpenté, adulte bienveillant venu de l’extérieur, (…) du café fumant humé sans hâte devant la pelouse couverte de brume, au pied des feuilles mortes, dans le silence. (…) Lino, ce dieu. Professeur de français, de latin, d’histoire et de géographie (…) il apportait les odeurs de pain grillé, de beurre salé, de jambon cru et de confiture d’orange, illuminant ce bagne aux relents d’encre violette, de craie, de poussière, d’ardoise et de crasse ».

Est-ce parce que j’ai connu le casernement d’un régiment de parachutistes où je donnais, tous les soirs, aux 8% d’illettrés et à quelques volontaires parmi les 40% qui n’avaient pas le certificat d’étude primaire, des cours de français que je tentais d’épicer de fables, de nouvelles et de poésie, que je suis entré dans cet univers tourmenté avec ces sentiments mêlés de fraternité, de compassion, d’horreur et de voyeurisme. Ces sentiments troubles que provoque la lecture de François Thibaux, comme le firent déjà celles de Bukowski ou de Céline.

Pas de hasard, cette fois. Depuis sa sortie, un livre dénote par son épaisseur dans la pile des retards de lecture. Est-ce pour cela qu’il est au plus bas de la pile ? Je me souviens pourtant bien d’un achat impulsif provoqué par l’enfant de la couverture, un autre moi-même, qui, sur la pointe des pieds, arrive péniblement à saisir, sur les rayonnages de la bibliothèque, un livre au format différent des autres. Que cachait donc ce livre convoité ? Régulièrement, chaque fois que je choisissais un livre dans la pile, il me culpabilisait par l’arrogance de son épaisseur. Jusqu’au jour où, sortant du Pandora, Martine m’interpelle – Jean, as-tu lu Confiteor10 ? C’est formidable ! – Remords. Et j’entre alors dans une, en effet, formidable épopée qui traverse près de sept siècles, de l’Inquisition au nazisme, un continent, de la Catalogne à la Pologne, mais aussi musique, peinture et littérature. Malmenant notre conception du bien et du mal, de l’amour et de la passion, cette passionnante énigme se joue des genres, policier, fantastique, horreur. Un livre que l’on ne lâche plus pendant quelques jours, porté par son rythme surprenant, effréné, comme si on descendait un fleuve impétueux de 800 kilomètres, sur le qui-vive, excité, évitant d’innombrables écueils.

Je voudrais recommander ce livre à tous les apprentis écrivains qui, comme moi, participent parfois à des ateliers d’écriture et se demandent quelle est la part des conventions, celle de l’inspiration. Jusqu’où la liberté de l’auteur peut se jouer de la flexibilité, la malléabilité, l’intelligence du lecteur. Car Confiteor de Jaume Cabré balaye tout cela, mêlant, tissant les styles, les dialogues, les temps, les personnages, l’écriture froide, le lyrisme, la science et l’omniscience, dans un patchwork baroque où l’on ne se perd pas à condition de ne jamais relâcher l’attention.

Patchwork qui nous replonge, sans contrition, dans celui des mythes et des dénis de nos propres sagas familiales.

Peleliu, Jean Rollin, P.O.L., mars 2016.
Les derniers jours de Mandelstam, Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France, mai 2016.
3 Tous sont édités chez Gallimard, collection Poésie.
4 May B !, Ballet pour dix danseurs de Maguy Marin créé en 1981 sur des musiques de Frantz Schubert, Gilles de Binche et Gavin Bryars.
5 Les Gilles de Binche sont repris dans le recueil L’indiscipline de l’eau, de Jacques Darras, Gallimard, janvier 2016. Lu par Jacques Bonnaffé, musique de Louis Sclavis, à la Maison de la poésie de Paris.
Manuel d’exil : comment réussir son exil en trente-cinq leçons, Velibor Čolić, Gallimard, mai 2016.
Cinq méditations sur la mort, François Cheng, Albin Michel, octobre 2013.
Le poids d’un nuage, Yvon Le Men, éditions Doucey, janvier 2017.
Les rois barbares, François Thibaux, éditions de la Librairie du Labyrinthe, octobre 2016.
10 Confiteor, Jaume Cabré, Actes Sud, septembre 2013.

incertain regard – N°13 – Novembre 2016 : Page 99, Journal d’un lecteur : Héritage

Henriette Grindat, Albert Camus, René Char, Philippe Djian, Jean-Philippe Toussaint, Amin Maalouf, Yuval Noah Harari et Jacques Lacarrière.

Je vous avais laissés, en mai 2016, avec Ali¹ et « les nomades et les contrebandiers, qui eux savent bien qu’aucune frontière ne sépare une montagne d’une autre, un col d’un autre, un nomade et un contrebandier d’un autre. » C’est bien en contrebandier, nomade, que je vais me comporter à travers ces quelques pages. Contrebandier d’abord car, aucun de ces livres n’ayant été choisis par moi, je vais m’en faire le simple passeur. Nomade ensuite puisqu’il ne faudra pas y chercher de cohérence. Ou plutôt si. Celle d’une pile de livres offerts lors de mon pot de départ, fin d’une carrière professionnelle, cadeaux qui, m’étant destinés, sont donc implicitement le reflet de mes goûts supposés.

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Est-ce parce que je laissais visiblement traîner sur le coin du bureau mes lectures dans le but d’en faire la promotion lors d’une pause-café ou du déjeuner ? Est ce parce que j’avais partagé mon projet d’écriture ? Toujours est-il que je suis parti ému de leurs dédicaces, des cela-devrait-te-plaire, des envoie-nous-tes-écrits.

Christine, j’ai entamé cet amical héritage par ton beau et grand livre, couverture en épais vergé beige de Gallimard sur lequel brille le titre, La postérité du soleil², recelant des photographies noir et blanc d’Henriette Grindat et des poèmes d’Albert Camus qui dialoguent. Des textes très épurés comme « L’énigme » qui commente la simple photographie d’une porte s’ouvrant dans le vide, comme « Après le vent, la terre tranquille » qui évoque un banal paysage de cimes d’arbres, ou encore comme « Ici vit un homme libre, Personne ne le sert » qui souligne une humble façade envahie de ce que je suppose être une vigne vierge. Textes et images sont si minimalistes qu’isolés ils m’auraient semblé insipides. Pourtant cela fonctionne parfaitement. Pourquoi ? Parce que j’ai feuilleté cela comme s’il s’agissait de haïkus forts de leur fragilité. Consultez-le, pourquoi pas, à la bibliothèque, l’année prochaine, sur les transats, dans la cour. C’est un livre à parcourir à l’ombre, juste le temps d’une pause, pour déguster « … sans les trahir, les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel… »

Dane, tu as subi, de manière parfois un peu trop insistante, l’étalage de mes coups de cœur littéraires et journalistiques qui servaient de diplomatiques coups de gueule quand j’affichais au bureau une page du Monde des livres ou le poster du journal Le 1 à côté des affiches officielles de la DRH. Et comme les autres tu as supporté que je ne cache point attendre la première occasion – ce Plan de Sauvegarde de l’Emploi (cynique oxymore) le fut – pour m’évader dans des projets d’écriture. Est-ce par représailles que tu m’as fait connaître, d’un coup, deux livres : Ardoise³ de Philippe Djian et L’urgence et la patience 4 de Jean-Philippe Toussaint ?
« Un jour j’ai sorti un livre, je l’ai ouvert et c’était ça. Je restais planté un moment, lisant et comme un homme qui a trouvé de l’or à la décharge publique. (…) Et je compris bien avant de le terminer qu’il y avait là un homme qui avait changé l’écriture. (…) Ce livre fut ma première découverte de la magie ». C’est par cette citation de Charles Bukowski que Philippe Djian commence Ardoise, ce court récit de 120 pages où, pour expliquer sa vocation d’écrivain, il nous fait part des chocs émotionnels procurés par dix livres et dix auteurs : « … ces livres qui ont fait bien plus qu’influencer mon travail, ces livres qui ont changé ma vie, disons qu’ils furent une pluie de météorites et que cette pluie a duré dix ans. Entre ma vingtième et ma trentième année. Ensuite je me suis mis à écrire. »
Plus que des représailles, Ardoise est un guet-apens.
Guet-apens qui me questionne sur le style : « Le style n’est pas un don naturel, contrairement à l’élégance ou la faculté d’occuper un espace (de préférence médiatique) (…) On verrait que rien ne peut être laissé au hasard ou soumis à des règles universelles. On verrait la difficulté de choisir un mot, de placer une virgule, de prendre différentes sortes de mesure. (…) Le style, malheureusement, ne souffre pas la dissection. Au premier coup de bistouri, la magie s’envole.»
Guet-apens qui m’interroge sur mes réelles motivations et le courage nécessaire pour affronter ce que l’on appelle l’écriture longue : « Écrire n’est pas simple. Écrire est une occupation parfois rebutante, parfois stérile et affligeante, parfois même au-dessus de nos faibles forces, mais elle est la seule qui soit acceptable. »
Guet-apens qui m’interpelle sur la force de mon sujet et le réalisme de mes personnages : « Je pense que c’est à Melville que je dois ce sentiment qu’un personnage n’existe pas tant que le vent n’a pas soufflé dans ses cheveux. Tant qu’il n’a pas éprouvé physiquement la présence du monde qui l’entoure — et le vent, la pluie, le soleil, les rivières ou les montagnes… »
Guet-apens qui provoqua des sentiments paradoxaux (enthousiasme, entêtement et doute) qui seront renforcés par la lecture de L’urgence et la patience de Jean-Philippe Toussaint. « Lorsque j’écris un livre, je me voudrais aérien, l’esprit au vent et la main désinvolte. Mon cul. En fait, je suis très organisé. Je m’entraîne, je me prépare, je me dispose. Il y a un côté monacal dans mon attitude ; spartiate, navigateur solitaire. Tout importe, la condition physique, l’alimentation, les lectures. Quand j’écris, je me couche tôt, je ne bois pas d’alcool. Pendant la journée, je marche, je fais du vélo, je nage. » En serai-je capable ? Est-ce si nécessaire ?

Jean-Claude, j’ai d’abord pris Un fauteuil sur la Seine5 d’Amin Maalouf pour un sympathique pied-de-nez ou un ironique augure car Amin Maalouf y conte la vie et les aventures des dix-huit écrivains qui l’ont précédé au 29ème fauteuil de l’Académie française. La plupart ne sont pas restés gravés dans notre mémoire et Amin Maalouf n’a nullement l’intention de les y réintroduire définitivement.
Premier étranger (libano-égyptien) de la lignée d’académicien du 29ème fauteuil, il prend ce prétexte pour revisiter notre histoire de France, la grande et la petite, chronologiquement, de Richelieu à nos jours, sous la forme d’un feuilleton. Anecdotes, « les détracteurs de Jean-François Cailhava se plaisaient à dire que Molière avait une dent contre lui… [car il] avait cru bon de prélever sur la dépouille [de Molière] une dent, puis de l’enchâsser dans une bague afin de l’avoir en permanence sur lui. » ou débats, « celui qui [Ernest Renan] n’a jamais cessé de rappeler ce qui, à ses yeux, demeurait l’essentiel : “L’homme n’appartient ni à sa langue ni à sa race : il n’appartient qu’à lui-même, car c’est un être libre, c’est un être moral », [qui] livra le fruit de sa réflexion sur les questions identitaires dans une conférence intitulée justement “Qu’est-ce qu’une nation ?”. » J’ai donc constaté à nouveau que notre actualité n’est que le continuum de l’histoire comme, dans ces deux citations, celles, contemporaines, des « intermittents du spectacle » ou de « l’identité nationale ».
Amin Maalouf m’interpelle ainsi vraiment quand, dans le dernier chapitre, il cite son prédécesseur, Claude Lévi-Strauss, celui qui chérissait les cultures fragiles : « [Claude Levi-Strauss] suggéra dans une note de bas de page de Tristes tropiques, que la France, qui comptait alors (en 1954) quarante-cinq millions d’habitants, intégrât dans sa population, “sur la base de l’égalité des droits“, les vingt-cinq millions de musulmans de son empire colonial (…) Un tel coup de dés aurait-il anéanti la France ? Aurait-il permis, au contraire, de métamorphoser le monde musulman, et d’éviter ainsi à l’humanité entière les abominations qu’elle connaît de nos jours ? On ne le saura jamais ? » Amin Maalouf n’est pas naïf. Son Fauteuil sur la Seine, est avant tout une invitation à comprendre notre présent et à anticiper notre futur grâce aux constantes analepses de l’histoire.
Alain, est-ce parce que nous avions partagé de nombreuses réunions de prospective et commencé à promouvoir ce que Jeremy Rufkin appelle la nouvelle société du coût marginal zéro6– Je profite aussi de cet aparté pour vous inviter à enchaîner par le point de vue contradictoire développé par Luc Ferry dans La révolution transhumaniste7 – est-ce donc pour cela que tu m’as offert Sapiens8 de Yuval Noah Harari ? Est-ce afin que je revienne à des considérations moins utopiques en revisitant notre histoire en-deçà et au-delà du court épisode que représente l’Académie française ? Sapiens, une somme historique qui s’appuie brillamment sur l’archéologie, la génétique, les sciences sociales, la philosophie, la technologie pour raconter une brève histoire de l’humanité. Et puisque, Yuval, tu as su m’embarquer dans l’Aventure humaine comme si nous y cheminions de conserve – bien plus que Claude Allègre9 et Jacques Atali10 avaient su le faire – j’ai envie ici de te tutoyer ; que ce tutoiement suggère l’accessibilité de ton livre et son écriture non universitaire. C’est un récit moderne que tes étudiants, passionnés, t’ont demandé d’écrire. Tu l’as fait d’une écriture alerte, usant de comparaisons judicieuses qui concrétisent les échelles de temps, et, comme dans un roman d’action, Sapiens y traverse d’incroyables mais bien réelles (r)évolutions. Ce qu’on y découvre est toujours sidérant… Sauf quand tu romps le charme que j’avais ressenti, enfant, en découvrant la première écriture, celle deSumer, à travers les photographies du premier volume de L’Univers des Formes.
Un point de vue d’anthropologue qui rabaisse la poésie abstraite de sa forme à celle d’un livre comptable : « À ce premier stade, l’écriture était limitée aux faits et aux chiffres. Le grand sumérien, s’il exista jamais, ne fut pas livré aux tablettes d’argile. Écrire prenait du temps, et le lectorat était infime, en sorte que nul ne voyait de raison de s’en servir à une autre fin que la tenue des archives essentielles. Si nous recherchons les premiers mots de sagesse venus de nos ancêtres, voici 5000 ans, nous allons au-devant d’une grande déception. Les tous premiers messages que nos ancêtres nous aient laissés sont du style : “29086 mesures orge 37 mois Kushim“. »
Et cette étonnante note de bas de page : « Avec l’invention de l’écriture nous commençons à entendre l’histoire à travers l’oreille de ses protagonistes. Quand ses voisins l’appelaient, ils criaient réellement “Kushim“. Il est significatif que le premier nom attesté de l’histoire appartienne à un comptable, plutôt qu’à un prophète, un poète ou un conquérant ». Avec pédagogie tu nous plonges aussitôt dans ce qu’une telle découverte représente pour les anthropologues : ils concluent que l’invention de l’écriture n’est pas la conséquence du besoin de transmettre des mythes mais la nécessité de suppléer une mémoire humaine incapable de comptabiliser production agricole, biens et dettes croissantes, impôts d’une collectivité qui dépassait alors un simple groupe familial ou tribal et atteignait quelques milliers de personne. Ton sens de la dérision, sans diminuer la réalité scientifique du livre que confirment les nombreuses notes de bas de page, fluidifie ces 500 pages. Ton livre aborde aussi, tour à tour, tous les conflits physiques, ethniques, éthiques, religieux, économiques qu’affronte Sapiens en regroupant de petites communautés en immenses empires. Comme si tu voulais contextualiser les propositions, évoquées plus haut, de Claude Levi- Strauss, dans la section visions impériales tu abordes la séculaire émergence de la xénophobie : « La présomption de gouverner le monde entier pour le bien de ses habitants était déroutante. L’évolution a fait de l’Homo sapiens, comme des autres mammifères sociaux, une créature xénophobe. Sapiens divise l’humanité en deux : les “nous“ et les “eux“. Nous c’est vous et moi, qui partageons langue, religion et usages. (…) Dans la langue du peuple Dinka, au Soudan, “Dinka“ signifie simplement “hommes“. Ceux qui ne sont pas Dinka ne sont pas des hommes. Les ennemis jurés des Dinka sont les Nuer. Et que veut dire le mot “Nuer“ dans leur langue ? Les “hommes originels”. À des milliers de kilomètres des déserts soudanais, dans les terres prises sous les glaces de l’Alaska et du nord-est de la Sibérie, vivent les Yupicks. Et que signifie “Yupik” dans leur langue ? Les “vrais hommes“». Mais aussitôt, dans ce chapitre sur la formation inexorable des empires, tu en décris l’évolution positive, « À l’opposé de cet exclusivisme ethnique, l’idéologie impériale, à compter de Cyrius, a eu tendance à être inclusive et ouverte à tout. » Ici, point de naïveté, l’Histoire est factuelle. Dans un superbe passage, « Le nouvel empire mondial », tu nous laisses découvrir que, si cet empire mondial a déjà connu maintes révoltes et violences, il nous faudra en vivre encore beaucoup pour accompagner sa mutation d’une nature territoriale à une nature planétaire, économique et panachée d’utopie techno-centrique. Comme tu pourrais facilement en juger en découvrant les quarante post-it jaunes, annotés de ma main, qui débordent du livre sur l’intégralité de ses trois côtés (mythes, écriture, xénophobie, mais aussi, syncrétisme, bouddhisme, humanisme, hubris, science et impérialisme, consumérisme …), j’aimerais avoir encore plus de place pour te citer. Merci Yuval d’avoir écrit cette exégèse de nos origines mettant en perspective, au-delà de trois générations, mon héritage. Merci aussi de m’offrir sous le sticker “Fiction“, «“Le lion est l’esprit tutélaire de notre tribu“. Cette faculté de parler de fictions est le trait le plus singulier du langage Sapiens. On conviendra sans trop de peine que seul l’Homo sapiens peut parler des choses qui n’existent pas vraiment et croire à six choses impossibles avant le petit déjeuner. Jamais vous ne convaincrez un singe de vous donner sa banane en lui promettant qu’elle lui sera rendue au centuple au ciel des singes. Mais pourquoi est-ce important ? Somme toute, la fiction peut dangereusement égarer ou distraire. Les gens qui vont dans la forêt en quête de fées ou de licornes sembleraient avoir moins de chance de survie que ceux qui cherchent des champignons ou des cerfs. Et si vous passez des heures à prier des esprits tutélaires inexistants, ne perdez-vous pas un temps précieux qui serait mieux employé à fourrager, vous battre ou forniquer ? Or c’est la fiction qui a permis d’imaginer des choses, mais aussi de le faire collectivement. Nous pouvons tisser des mythes tels le récit de la création biblique, le mythe du temps du rêve ». Merci donc de m’offrir une facile transition vers Dans la forêt des songes11 deJacques Lacarrière.

Christian savait, quand il m’offrit ce roman, que je prendrai tant de plaisir à cheminer dans la forêt d’Orient et ses bords de lac, vers la clairière des Farfelues, en compagnie de Thoustra (perroquet ara dyslexique) et à m’identifier à Ancelot (chevalier sans monture), à la rencontre d’« un stylite (avachi), une grue bègue (et cendrée), des chasseurs nocturnes (et fantômes), une ondine (amoureuse), un androgyne (imbu de lui-même), deux ménestrels (champenois) ». Autant de plaisir que celui d’être un Sapiens parmi les Sapiens.
Je fus d’autant plus ému par cette surprenante et décapante lecture, si différente de Chemin faisant12 (où j’ai pénétré pour la première fois dans l’univers de Jacques Lacarrière) et de Natures13 (un de ses cahiers), que Dans la forêt des songes fut publié quelques jours seulement après le décès de Jacques Lacarrière le 17 septembre 2005. C’est un livre héritage où Jacques Lacarrière a sans doute voulu condenser sa prose poétique, son osmose avec la nature, sa passion pour les mythes qu’ils soient grecs, celtiques ou chrétiens. Et personnellement, en plein chantier d’écriture, j’ai profité de la cocasserie des dialogues, des allitérations et accumulations (qui de visude auditu, ou de palpu… m’ont mis dans un état … ni léthargique, cataleptique, catalectique ou hypnagogique) ; lisez ce texte à votre famille, non comme un psittacidé dyslexique mais comme un hominidé philosophe épris de légendes et d’allégories. Pour terminer ce journal, j’ai choisi un passage qui, à travers le style de Jacques Lacarrière, nous projette au prochain épisode de Sapiens : l’amortalité fantasmée par les transhumanistes.
« – Mais pourquoi, quand on a la chance d’être immortel, pourquoi revenir ici-bas ? (…)
– C’est pour cela, tu vois, que j’aime revenir sur la Terre : parce qu’ici on vit dans un Temps qui s’écoule et qui change, comme l’eau d’un fleuve ou l’écume des nuages, un Temps vivant où chaque jour est différent de l’autre. Oui, je vais te faire une confidence parce que je crois que tu peux me comprendre : mais y’a pas de pire destin ou de pire châtiment que celui de naître ou de devenir immortel. Tu ne peux pas avoir la moindre idée de ce que signifie vivre hors du temps et hors de l’espace auxquels toi, tu es habitué. Dans un monde immortel, plus rien n’a d’importance puisque plus rien ne bouge ni ne change, que plus rien ne s’achève. Il n’y a plus de temps là-bas ou là-haut, mais une sorte de présent éternel, de pause, d’ellipses indéfiniment répétées, de vide blanc, stagnant où plus rien ne commence, où plus rien ne finit. »

Remerciements : À Christine, Dane, Alain, Jean-Claude et Christian pour ces livres, témoignages d’une complicité qui savait souvent s’égarer hors des sentiers professionnels.

1 Ali, dans 2084 de Boualem Sansal
La postérité du soleil, Gallimard
3 Ardoise, Julliard
L’urgence et la patience, éditions de Minuit
Un fauteuil sur la Seine, Grasset
La nouvelle société du coût marginal zéro, Les liens qui libèrent
La révolution transhumaniste, Plon
Sapiens, Albin Michel
9 Introduction à une histoire naturelle, Fayard
10 Une brève histoire de l’avenir, Fayard
11 Dans la forêt des songes, NIL éditions
12 Chemin faisant, Fayard
13 Natures, Michel Houdiard éditeur

incertain regard – N°12 – Mai 2016 : Page 99, Journal d’un lecteur : Homme-Dieu, Homme-Diable

Bertrand Vergely, Luc Ferry, Michel Onfray, Jean Meslier, Stefan Zweig, Boualem Sansal.

« Il importe, enfin, de parler du culot de l’homme-Dieu. Vous pensez que le terme « laïc » qu’il utilise n’a qu’un seul sens et qu’il signifie : respectueux de chacun ? Vous vous trompez. Il en a deux, en signifiant également « athée ». D’où un double discours de sa part. » C’est ainsi que commence la page 99 de l’essai philosophique de Bertrand Vergely, La tentation de l’homme-Dieu. Et c’est en effet ce double langage qu’il essaye de décoder tout au long de l’ouvrage. Celui du bon sens, d’un humanisme intuitif qui nous pousse à admettre, à désirer, tout dépassement des limites voire à espérer la fin des limites.

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Limites de la bonne santé, de la vie éternelle, de la reproduction sexuelle. Qui peut réfuter l’inutilité de souffrir ? Et dans sa philosophie chrétienne il nous rappelle que l’homme n’est pas Dieu et que ce sont ces mêmes limites, acceptées, pensées, partagées qui donnent un sens à la vie. Il est des amitiés qui influencent le cours de vos lectures : c’est sur la recommandation d’un couple d’amis qui ont connu la deuxième guerre mondiale, les espoirs du conseil national de la résistance, la reconstruction des trente glorieuses, l’ouverture de Vatican 2 au monde moderne et aux sciences et technologies, les libertés de mai 68 puis toutes les crises énergétiques, économiques, écologiques qui ont suivi, que j’ai lu ce livre avec beaucoup d’intérêt. Essai très accessible qui essaye de donner des réponses, des orientations, des critiques, des alternatives morales ou spirituelles aux espoirs – aux dérives ? – de l’homme-Dieu : naissance programmée, mort reculée, sexualité assumée, culture prédigérée et assistée, sécurité absolue. Tous ces sujets qui font l’actualité et les affrontements civiques des années 2010 et nous poussent, tel Camus, « à imaginer un Sisyphe heureux ». « S’il y a en nous un homme-Dieu capable d’étourdir l’homme, il y a un homme capable de vaincre cet homme-Dieu », conclut-il. Thèse qui m’a intéressé, mais aux conclusions qui m’ont un peu exclu par leur trop grand parti-pris métaphysique, par un trop grand souci de démonstration et paradoxalement par le manque de place laissé au doute.

Pensées qui se veulent une réponse à plusieurs autres essais dont ceux de Luc Ferry et de Michel Onfray qui défrayèrent la chronique philosophique dix et vingt ans plus tôt ; particulièrement à celui de Ferry, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie. Il ne fallait que cela pour immédiatement attiser la tentation de le lire et m’entraîner dans une « série philosophique » dont la place qui m’est donnée ici vous sauvera de quelques épisodes – par exemple un très moderne Dialogue avec le juif Tryphon de Justin de Naplouse écrit en Syro-Palestine entre 150 et 155 de notre ère – que je cite ici pour provoquer quelque curiosité – série dont je sortirai grâce à un ouvrage d’un genre que je pourrai qualifier de « philofiction », 2084 de Boualem Sansal et me reconduira vers le roman.

Le temps donc de feuilleter Ferry à la bibliothèque puis, en l’empruntant, d’espérer trouver les réponses à cette question de la page 99, « pendant longtemps, à la question : « Qui est tu ? », on a pu répondre en termes de lignages : « je suis le fils ou la fille de… ». Cette attitude convenait à des temps où l’idée d’individu, libre dans ses choix et seul dans son intimité, était pour ainsi dire inconnue… La naissance du sujet maître de lui, auto-défini par ses engagements et ses choix, impliquait au contraire qu’il cessât de se considérer au premier chef comme l’élément d’une totalité organique. »

Fils de, petit-fils de, je l’ai été en effet : d’enseignants profondément laïques, engagés viscéralement dans leur mission de transmettre une éducation qui se voulait alors « générale », où les matières scientifiques côtoyaient les sciences humaines. Ils ne « crédibilisaient pas une théologie morale ni ne conciliaient Révélation et Conscience ». Ils étaient déjà convertis à l’idéologie des droits de l’homme. Ils m’enseignaient le « libre arbitre » comme règle de vie sans se comporter en « hussards de la république ». Ils nous offraient, à moi et mes frères, des éditions jeunesse, illustrées, de la Bible, du Coran, de l’histoire des religions, mais aussi celles de la mythologie ou celles, plus matérialistes des inventions. Leurs bibliothèques m’étaient ouvertes, sans censure. J’avais la chance de pouvoir glaner dans la littérature générale des étagères du palier, dans la littérature espagnole de ma mère, et même avec parcimonie, dois-je reconnaître, dans les ouvrages de philosophie de ma tante où, avec un peu de perversité, j’eus la chance de débusquer une fort bien illustrée Philosophie dans le boudoir rangée entre Jean Rostand et Jean-Paul Sartre.

Mais là n’est pas le sujet de ce journal. Luc Ferry est, une fois de plus, un passeur de philosophie, un pédagogue lisible mais toujours exigeant. Jamais simplificateur. Immédiatement l’actualité de ce livre, la pertinence des questions qu’il soulève, la complexité des arguments (jamais des réponses) qu’il apporte, m’ont donné l’envie d’en faire part et de lui donner une large place dans ce journal. Après l’enthousiasme vient la complexité. Comment faire partager un livre si dense ? Le résumer ? C’est déjà fait, fort bien dans la 4ème de couverture. Une fois de plus c’est l’actualité qui orientera le « journal d’un lecteur » qui écoute la radio et lit quelques journaux et reste souvent influencé, malgré lui, par les émotions, colères, petites phrases, procès d’intention qui font le fil de l’info.

Phénomène que Luc Ferry décrit d’ailleurs très bien dans un chapitre qui traite de la séculaire charité devenue le contemporain caritatif humanitaire : « Comme la télévision sur laquelle il s’appuie, l’humanitaire ferait appel à l’émotion plus qu’à la réflexion, au cœur davantage qu’à la raison… L’humanitaire médiatique excite l’indignation du public en désignant à sa pitié des « victimes abstraites », toutes interchangeables entre elles. La souffrance n’est-elle universelle ? Au nom des affects, il nous ferait perdre l’intelligence du contexte géographique et historique. » Et, dans ce passage écrit il y a vingt ans, il me rappelle les crises que j’ai observées, auxquelles j’ai compati, aux campagnes qui m’ont déjà sollicité : Boat People, Somalie, Rwanda…

Actualités renouvelées par celle de Daesh, du Bataclan, du Yemen, des Yézides et maintenant de Bruxelles, qui ont fait particulièrement résonner, lors de ma première lecture, la partie introductive de l’essai, « L’humanisation du Divin » dont un chapitre terrifiant « Les métamorphoses du Diable » : « Que viendrait faire Satan en cette fin de siècle, à l’aube d’un « an 2000 » porteur il y a peu encore de toutes les belles promesses qui furent celles des lumières : les progrès de la civilisation portés par ceux des sciences et des techniques, la raison enfin victorieuse de la superstition, la liberté d’esprit émancipée des autorités cléricales, la paix perpétuelle ?… Et pourtant rien n’y fait : la seule évocation de ce qui se passe au Rwanda ou en Bosnie laisse le sentiment irrépressible que si le Diable est mort, nous sommes loin d’en avoir fini avec le démoniaque. Il y a bien une différence entre faire du mal et faire le mal… L’étrange est que parfois (toujours), ces forfaits semblent être étrangers aux finalités de la guerre propre proprement dite. Pourquoi faudrait-il, pour emporter la victoire, contraindre des mères à mettre leurs bébés vivants dans une bétonneuse comme on nous assure que ce fut le cas en Bosnie ? Pourquoi découper des nourrissons à la machette pour caler des caisses de bières ou leur scier le crâne devant leurs parents comme le firent les Hutus ? Pourquoi torturer son ennemi avant de l’exécuter, si exécution il doit y avoir ? Que le soldat, plus encore que le médecin de Platon, soit contraint de « faire du mal », chacun en convient. Et c’est pourquoi, en principe, la guerre est haïssable. Mais, jusque dans ce cas extrême, sans conteste plus désespérant que la médecine, il n’est pourtant pas, en toute rigueur, nécessaire de « faire le mal » pour vaincre… ».

Actualités de la Syrie, des réfugiés, de la déchéance de nationalité, qui raisonnent encore lors de la lecture, dans la troisième partie « Le sacré à visage humain » dans ce chapitre « L’humanitaire en question » si bien introduit par cette question désespérément contemporaine et parfois tellement proche à Calais ou même à l’orée du Bois de Boulogne : « quelle solidarité me relie aujourd’hui au Soudanais, au Cambodgien ou au Tutsi, sinon dans ce sentiment, sans doute réel mais par essence abstrait, d’appartenir à une même humanité ? Comme l’a noté Pascal Bruckner (dans La Tentation de l’innocence) : face aux images qui nous assaillent de toute part, nous faisons l’épreuve de l’abîme qui sépare « voir », « savoir » et « pouvoir ». Et cet abîme nous plonge, par force, dans une indifférence relative… »

Ne croyez pas que le sujet « L’Homme-Dieu ou le sens de la vie » – sens à prendre ici, pour moi, dans ses trois dimensions, sensation, signification et direction – ne traite que des sujets sordides de l’humanité.

Les actualités récentes, en particulier la déclaration des 130 médecins sur ce que j’appellerais le « désir d’enfant », m’ont fait me replonger récemment dans une deuxième lecture de cet essai pour vous inviter à lire, dans la deuxième partie, « la divinisation de l’humain », le passionnant, surprenant, dérangeant chapitre sur « le mariage d’amour, la naissance de la vie privée et l’avènement de l’affection parentale », où l’on (je) découvre que le choix d’amour est une notion légalement très contemporaine : « À nous qui sommes les héritiers des romantiques, le principe de l’union sentimentale paraît être la règle. La façon dont nous nous représentons le couple a perdu presque toute la signification qu’il avait encore à l’âge classique : assurer la pérennité du lignage et de la propriété familiale… Rappelons qu’en vertu d’un édit de février 1556 contre les « mariages clandestins », les enfants mariés sans l’autorisation de leurs parents étaient déshérités et déclarés hors-la-loi. En 1579, une ordonnance de Blois considérait comme ravisseur et punissait de mort « sans espérance de grâce ni de pardon » ceux qui auraient épousé sans le consentement des parents des « mineurs » de moins de vingt-cinq ans ! »

De même que le désir d’enfant et l’amour filial. « Dans une perspective analogue, on notera que la notion de « devoirs » des parents envers leur progéniture ne semble s’imposer à l’ensemble de la société qu’à partir du XVIIIème siècle… D’une manière générale, l’incapacité à contrôler les naissances multipliait les enfants non désirés. Et l’espoir de s’en délivrer par la mort pouvait s’insinuer d’autant plus facilement dans les esprits que la mortalité infantile était, on le sait, considérable, surtout parmi les enfants des villes mis en nourrice à la campagne. Au reste, était-ce sans penser à mal que, dans beaucoup de familles bourgeoises, la mère nourrissait l’héritier et qu’on mettait en nourrice les cadets ? Ce terrible soupçon semble d’autant plus justifié que la mise en nourrice, dont on estime qu’elle frappait entre un cinquième et un sixième des bébés au XVIIIème siècle, pour ne rien dire de l’infanticide pur et simple, confinait souvent à une mise à mort… 62% à 75% des enfants mis en nourrice mouraient avant d’atteindre l’âge d’un an ! »

Evolution de l’amour qui va donc hier comme aujourd’hui fortement structurer – et torturer – notre société. « La question du sens de la vie s’en trouve bouleversée : c’est désormais l’amour profane qui va donner sa signification la plus manifeste à l’existence des individus. » Les débats qui souvent aujourd’hui portent sur « le désir d’enfant » trouvent dans ces chapitres nombreux éléments historiques, philosophiques et bioéthiques et illustrent une fois encore que leur violence n’est que la conséquence d’une apparition très récente et trop soudaine confrontée aux origines de notre culture.

À la différence du livre de Bertrand Vergely, Luc Ferry ouvre des portes, n’a pas de certitude, ne cherche pas de coupable, n’accable ni la foi ni la raison. Et pour cela lisez sa conclusion, ne serait-ce qu’elle : « L’humanisme de l’Homme-Dieu ». Après une première liste de questions inconciliables, il définit un « humanisme transcendantal » où j’ai retrouvé l’héritage de ce « fils de » que je suis et que je voudrais quelque part transmettre à mon tour, non pas comme un dogme, mais comme une ouverture : « C’est affirmer le mystère au cœur de l’être humain, sa capacité à s’affranchir du mécanisme qui règne sans partage dans le monde non humain et permet à la science de le prévoir et de le connaître sans fin… de pénétrer le domaine sacré de la vie avec la pensée… de la possibilité d’une foi pratique en l’existence de la liberté… du droit à l’éthique en passant par l’art, la justice, la beauté ou la vérité… »

Hormis dans les fictions où elles fragmentent la lecture, j’aime les notes de bas de page. J’y reviens toujours par la suite pour un simple survol à la recherche de nouvelles pistes et de suggestions – j’oserai dire de tentations – de lecture. Dans le livre de Bertrand Vergely, celles relatives à Michel Onfray se sont rapidement détachées comme les plus virulentes. « Quand il leur enseigne le christianisme, il reprend les thèses de Nietzsche et de Michel Onfray expliquant que le christianisme est la religion de la haine ; note de bas de page, Michel Onfray – Traité d’athéologie, p 95 » Raté, la providence aurait pu me renvoyer à la page 99. Michel Onfray ! Un nom qui m’interpelle d’autant plus que je n’ai jamais rien lu de lui. Si ce n’est des anathèmes comme celui de Damien Leloup et Samuel Laurent lui reprochant dans une tribune du Monde, fin 2014, de faire de la philosophie de comptoir. Ou des louanges comme, paradoxalement, certains de mes collègues, dans des discussions de cantine, le portant aux nues pour sa Contre-histoire de la philosophie qu’ils ont écoutée sur France Culture. C’est l’occasion d’une première lecture. Allons-y ! Vais-je retrouver dans son Traité d’athéologie les racines de la « religion laïque » que Vincent Peillon, ministre de l’Éducation Nationale, prônait en 2013, contribuant à la fureur de Vergely ?

En pleine « Kyrielle des interdits », page 99, Michel Onfray affirme qu’ « au jardin d’Eden, Dieu parle à Adam et Eve ; époque bénie du rapport direct entre la Divinité et ses créatures… Mais avec l’expulsion du paradis, le contact est rompu. D’où l’intérêt de manifester Sa présence dans le détail, au moindre moment du quotidien, dans le plus infime geste. Pas seulement au ciel, Dieu veille et menace partout – et le diable aussi, donc, guette dans l’ombre… ». Il le résume un peu dans la genèse de son livre, La mémoire du désert, sept magnifiques pages initiatiques situées dans le désert de Mauritanie, en relatant une discussion avec un guide. L’Adrar – je l’ai parcouru plusieurs fois, à pied – est l’un de ces Eden qui force la méditation, qui ouvre à cette foi de l’art, de la liberté et de la beauté. Comme Michel Onfray « dans ce désert Mauritanien sous la lune qui repeignait la nuit avec des couleurs violettes et bleues » on côtoie les guides, ces hommes bleus épris de liberté et de beauté. Comme Michel Onfray, j’ai partagé avec délectation leur vécu, leur intégration dans la nature, leur témoignage. Jusqu’au moment où, lors d’une veillée, cela se gâte soudain entre notre petit groupe et l’un de nos guides car nous relations naïvement une scène pleine de joie, de camaraderie, à laquelle nous avions assisté en plein été, dans l’Eden d’une oasis de l’Adrar : garçons et filles partageaient à tour de rôle, sous les regards et les plaisanteries et les rires de tous, un grand réservoir en béton qui collectait une eau fraîche qui se déversait ensuite dans un ruisseau ombragé. Impossible, nous blasphémions ! Le même mot, Eden, évoquait pour nous la joie, la fête et pour l’autre, la tentation, le péché, l’insoumission à des règles séculaires. « Le même livre justifie pourtant ces hommes évoluant chacun aux antipodes de l’humanité : l’un tend vers la sainteté, les autres réalisent la barbarie. »

Si Luc Ferry philosophait tout en finesse, en tolérance, en questionnement, le traité d’athéologie de Michel Onfray est un manifeste qui veut régler son compte à « une aliénation : (par) une compassion pour l’abusé doublée d’une violente colère contre ceux qui les trompent avec constance. Pas de haine pour l’agenouillé, mais une certitude de ne jamais pactiser avec ceux qui invitent à cette position humiliante et les y entretiennent. Qui pourrait mépriser les victimes ? Et comment ne pas combattre les bourreaux ? »

Mais paradoxalement j’ai trouvé dans ce traité d’athéisme, dans ses certitudes, la même violence que celle de notre guide qui voulait nous faire renier la scène de baignade impudique à laquelle nous avions assistée. Comme dans le traité de Vergely, trop démontrer est souvent contre-productif. Pourquoi alors signaler ce livre dans ce journal ? Parce que, par ailleurs, par ses références, ses citations, la contribution des philosophes des lumières, des nihilistes, il met à jour maintes racines de la « religion laïque » et m’a ouvert de nouvelles pistes.

La première : qui est « le premier athée, celui qui dit l’inexistence de Dieu, le philosophe qui le pense, l’affirme ; l’écrit clairement, nettement, sans fioritures, et non avec moult sous-entendus, une infinie prudence et d’interminables contorsions ? Un athée radical, franc du collier, avéré ! Voire fier. Un homme dont la profession de foi – si je puis dire… – ne se déduit pas, ne se suppute pas, ne procède pas d’hypothèses alambiquées de lecteurs en chasse d’un début de pièce à conviction… l’homme aurait pu s’appeler Cristóvão Ferreira, ancien jésuite portugais abjurant sous la torture en 1614 … (qui) écrit « La supercherie dévoilée », un petit livre explosif et radical » ?

La seconde : « Le miracle viendra bientôt, avec un autre prêtre, l’abbé Meslier, saint, héros et martyr de la cause athée enfin repérable ! Curé d’Étrépigny dans les Ardennes … Jean Meslier (1664-1729) écrit un volumineux Testament dans lequel il conchie l’Église, la Religion, Jésus, Dieu mais aussi l’Aristocratie, la Monarchie, l’Ancien Régime… et professe un communalisme anarchiste, une authentique et inaugurale philosophie matérialiste et un athéisme hédoniste d’une étonnante modernité. »

Est-ce parce que je découvrais à travers cet essai d’Onfray – mais est-ce exact ? – que l’athéisme était relativement contemporain : une opinion qui apparaissait dans la deuxième moitié du XIXème siècle, dont ce manuscrit serait la première expression ? Ou est-ce parce qu’il s’agissait d’un prêtre, dont les écrits avait été exhumés par Voltaire, certes dans une version révisée, déiste, que j’ai eu envie de lire le Testament de Jean Meslier, curé d’Étrépigny ? Je ne sais. Mais cela ne coûte que du temps, un peu de curiosité et quelques clics sur gallica.bnf.fr pour percevoir sur le fond et la forme l’un des germes d’un mouvement de pensée qui annonce la Révolution Française mais encore plus le matérialisme. Je ne reprendrai pas ici d’extraits des textes du « curé qui a travaillé toute sa vie en secret pour attaquer toutes les opinions qu’il croyait fausses », aucune de ces nombreuses et détaillées analyses contradictoires du Livre et des évangiles, ces textes sacrés qui, d’après lui, abusent de la crédulité des « Christicoles ». Mais pour illustrer la tonalité de l’ouvrage, je tiens à citer ici son avant-propos tout en le replaçant dans son contexte vers 1729 – Louis XV, roi par la grâce de Dieu règne depuis peu ; nous sommes 63 ans avant les mesures anticléricales de la Commune de Paris ; deux siècles avant 1905, séparation de l’église et de l’état – « vous connaissez, mes frères, mon désintéressement ; je ne sacrifie point la croyance à un vil intérêt. Si j’ai embrassé une profession si directement opposée à mes sentiments, ce n’est point par cupidité : j’ai obéi à mes parents. Je vous aurais plus tôt éclairés si j’avais pu le faire impunément… J’atteste le Ciel que j’ai aussi souverainement méprisé ceux qui se riaient de la simplicité des peuples aveuglés, lesquels fournissaient pieusement des sommes considérables pour acheter des prières. Combien n’est pas horrible ce monopole ! Je ne blâme pas le mépris que ceux qui s’engraissent de vos sueurs et de vos peines témoignent pour leurs mystères et superstitions ; mais je déteste leur insatiable cupidité et l’indigne plaisir que leurs pareils prennent à se railler de l’ignorance de ceux qu’ils ont soin d’entretenir dans cet état d’aveuglement. Qu’ils se contentent de rire de leur propre aisance, mais qu’ils ne multiplient pas du moins les erreurs, en abusant de l’aveugle piété de ceux qui par leur simplicité leur procurent une vie si commode… J’ai évité avec soin de vous exhorter à la bigoterie ; et je ne vous ai parlé qu’aussi rarement qu’il m’a été possible de nos malheureux dogmes. Il fallait bien que je m’acquittasse, comme Curé, de mon ministère. Mais aussi combien n’ai-je pas souffert en moi-même, lorsque j’ai été forcé de vous prêcher ces pieux mensonges que je détestais dans le cœur ! Quel mépris n’avais-je pas pour mon ministère, et particulièrement pour cette superstitieuse messe, et ces ridicules administrations de sacrements, surtout lorsqu’il fallait les faire avec cette solennité qui attirait votre piété et toute votre bonne foi ! Que de remords ne m’a point excités votre crédulité ! Mille fois sur le point d’éclater publiquement, j’allais dessiller vos yeux ; mais cette crainte supérieure à mes forces le contenait soudain, et l’a forcé au silence jusqu’à ma mort ».

Crainte ! Le maître mot. Est-ce le fait du hasard ? Depuis que, depuis six mois, mes lectures enchaînent des essais centrés sur la religion, les événements tragiques revendiqués au nom de Dieu s’accumulent, multipliant les débats sur le fait religieux et les numéros spéciaux des magazines. Comme si l’actualité et, conjointement, mes lectures, voulaient illustrer la terrifiante survivance des craintes qui avaient retenu alors le curé Meslier, la lecture de la biographie de Joseph Fouché par Stefan Zweig, me replonge dans des faits similaires, rappelant qu’en 1793 le dit Joseph Fouché, surnommé « le mitrailleur de Lyon » assassine en masse les insurgés qui s’opposaient aux impôts imposés par la Convention. Avec le même zèle il en profite pour éliminer noblaillons, bourgeois et membres du clergé. Avec la même détermination, il fait détruire à la masse quelques symboles architecturaux civils et religieux autour de la place Bellecour. Son Palmyre !

Comme dans un mauvais rêve, j’imagine alors Jean Meslier, curé d’étrépigny dans le Ardennes, écrivant la préface de 2084, la fin du monde le roman de Boualem Sansal. Jean Meslier se reconnaissant en Ati et Koa, metteurs en doute, briseurs de certitude, transposant Étrépigny en Qodsabad et les Ardennes en Abistan. Jean Meslier se disant qu’il n’avait pas eu lui, comme Boualem Sansal, le courage d’éclater publiquement, mais qu’il a laissé malgré tout son testament, premier objet du doute qui, après avoir circulé sous le manteau pendant 30 ans, a été publié par Voltaire, tout comme cette « feuille ronéotée gratuite, publiée par un riche commerçant de la région de Sîn, dont quelques exemplaires circulent dans le pays grâce aux caravaniers, raconte cette petite histoire qui ressemble à un conte des montagnes : … » en 2084.

Jean Meslier faisant sienne cette phrase qui ouvre le roman de Boualem Sansal : « La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. »

2084, la fin du monde. Boualem Sansal construit ici un étrange roman que je ne saurais situer entre roman noir, fiction orwellienne ou récit mythologique. Il va y décliner, sur un nouveau registre, les mêmes réflexions et surtout les mêmes interrogations que celles des philosophes dont j’ai précédemment rapporté les propos. C’est Ali, son héros, qui mène cette quête dès la sortie d’un étrange sanatorium en une suite de questions philosophiques. Inacceptable prémonition d’un monde que le temps m’empêchera certes de vivre mais dont je ne voudrais pas être une fois de plus responsable pour la génération de mes petits-enfants !

Ali à qui « le sanatorium avait rendu la vigueur et ouvert les yeux sur cette réalité impensable qu’il y avait un autre pays dans leur monde et qu’une frontière introuvable, et par là infranchissable et mortelle, les séparait. Quel peut être ce monde où l’ignorance atteint un point tel que l’on ne sait pas qui habite sa propre maison, au fond du couloir ?

C’était amusant de se poser la question qui rend fou : un homme continue-t-il d’exister si du monde réel on le projette dans un monde virtuel ? » Hélas, au fur et à mesure que j’avançais dans le roman, ce monde virtuel ne devenait que le développement bien réel de germes que nous vivons aujourd’hui. Germes que Sansal exhibe en les déguisant à peine. Par exemple, en effet, ces conversations que j’écoute indiscrètement dans le métro en essayant de les décrypter, « Si d’aucuns avaient pensé qu’avec le temps et le mûrissement des civilisations les langues s’allongeraient, gagneraient en signification et en syllabes, voilà tout le contraire : elles avaient raccourci rapetissé, s’étaient réduites à des collections d’onomatopées et d’exclamations, au demeurant peu fournies, qui sonnaient comme cris et râles primitifs, ce qui ne permettait aucunement de développer des pensées complexes et d’accéder par ce chemin à des univers supérieurs. À la fin des fins règnera le silence et il pèsera lourd… ».

Ali mais aussi Koa. Deux compères, deux rebelles, par lesquels Boualem Sansal souhaite nous projeter dans l’urgence, nous alerter afin que ce qu’il ose, dans de nombreux entretiens, qualifier de 3ème guerre mondiale ne se transforme en autodafé de nos livres, de notre musique et donc de notre culture. « Les deux compères menaient leurs petits travaux dans plusieurs directions. Il fréquentait assidûment la mockba, étudiant le Gkabul, écoutant le mockbi commenter les légendes de l’Abistan mille fois grossies, observant les ouailles entrer en catalepsie dès lors que les crieurs les invitaient à l’oraison par la salutation « Salut à Yölah et à Abi son Délégué » reprise en choeur par les répétiteurs et la masse des orants, le tout dans une atmosphère intensément recueillie et discrètement soupçonneuse. Il y avait dans tout cela comme un formidable tour de passe-passe, plus on regardait, moins on comprenait. Un principe d’incertitude gouvernait les croyants, on ne savait parfois s’ils étaient vivants ou s’ils étaient mort ni si, à cet instant, eux-mêmes faisaient la différence. » Boualem Sansal. Constant et courageux Boualem Sansal que j’avais découvert à la bibliothèque d’Achères, reçu par Yvon Le Men.

2084 est, lui aussi, un manifeste. Il faut cependant le lire même si personnellement je trouve qu’il n’a pas autant de finesse, et par là même de force, que son avant-dernier roman Le village de l’Allemand ou Le Journal des frères Schiller. Peut-être est-ce parce que le parti pris d’écrire une suite ou plutôt une histoire parallèle à 1984 de George Orwell l’a finalement handicapé par les nombreuses contraintes qu’il s’y est imposé. Je pense par exemple à l’usage de cette « novlangue ». Or cette novlangue est essentielle pour éviter des accusations de phobie d’une religion particulière, mais pour nous rappeler que ce que Boualem Sansal raconte s’est peu ou prou réalisé chaque fois qu’un dogme politique, économique ou religieux a dominé et que cela peut se répéter encore. Par cet artifice il nous avertit que ce ne sont pas les religions qu’il faut combattre mais bien tous ceux qui veulent, sur leur fondation, par leur obscurantisme dirigé, en dériver une version simplificatrice, liberticide et castratrice.

Boualem Sansal, lors de ses interventions ou de ses commentaires, fait souvent référence aux Lumières. Celles qui annonçaient la Révolution, la tolérance et la démocratie.

À travers cette succession de lectures j’ai surtout réalisé qu’il n’y a, jusqu’à présent, qu’un enchaînement d’utopies contrariées. Comme celle qu’ont su proposer – quitte à me répéter, relisez vous aussi Joseph Fouché de Stefan Zweig – les lumières de la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen en 1793. Mais que certains ont su aussitôt dévoyer pour imposer la Terreur et, dans le chapitre du fait religieux, les éphémères et meurtriers épisodes du Culte de la Raison et du Culte de l’Être Suprême. Ce qui me rassure, que l’histoire enseigne, c’est qu’à peine un an plus tard, en 1794 les citoyens ont su rapidement dépasser la tentation de ce premier Abistan. Ailleurs, en Europe ou en Asie, quel que soit le dogme fondateur, en particulier politique, d’autres Abistan seront toujours renversés, plus ou moins rapidement. Espoir donc.

2084 est une invitation à mécroire : « mécroire, c’est refuser une croyance dans laquelle on est inscrit d’office… » sans naïveté car «… et c’est là que le bât blesse, l’homme ne peut se libérer d’une croyance qu’en s’appuyant sur une autre, comme on soigne une addiction avec des drogues, en l’adoptant plus avant, en l’inventant si besoin. » Vigilance donc.

Et pour résister, se libérer de ces addictions, Boualem Sansal nous propose langue, culture et réflexion comme exutoires : « Quel rapport existe-t-il entre religion et langues ? La religion se conçoit-elle sans langue sacrée ? Qui de la religion ou de la langue vient en premier ? Qu’est-ce qui fait le croyant : la parole de la religion ou la musique de la langue… Quid des langues vulgaires, qu’avaient-elles inventé, qu’est-ce qui les avait créées ? La science et le matérialisme ? La biologie et le naturalisme ? La magie et le chamanisme ? La poésie et le sensualisme ? La philosophie et l’athéisme ? Mais que veulent dire ces choses ? Et qu’ont à voir là-dedans la science, la biologie, la magie, la poésie, la philosophie ? N’ont-elles pas été également bannies par le Gkabul et ignorées par l’abilang ? » C’est par le questionnement qu’Ali et Koa nous interpellent.

Philofiction ?

En tout cas un roman salutaire et une invitation à s’enrichir de ce principe d’incertitude en ouvrant et en franchissant les frontières, sans rechercher l’Homme-Dieu ni craindre l’Homme- Diable mais « comme les nomades et les contrebandiers, qui, eux, savent bien qu’aucune frontière ne sépare une montagne d’une autre, un col d’un autre, un nomade et un contrebandier d’un autre. La frontière est leur lien. Si parfois des caravanes disparaissent et d’autres sont attaquées et décimées, ils savent qui sont les responsables, ce sont les caravaniers eux-mêmes, ceux qui ont rompu avec les lois divines pour s’adonner au vol et au crime. »

 

incertain regard – N° 11 – Novembre 2015 : Page 99, Journal d’un lecteur

Inspiré par L’écrivain imaginaire de Jean-Michel Maulpoix, Soumission de Michel Houellebecq, Le principe de Jérôme Ferrari, Otages intimes de Jeanne Benameur

Je ne sais plus qui, sûrement sur France Inter, affirmait que pour se faire une idée d’un livre, au delà de la quatrième de couverture, il allait directement à la page 99 — bien des livres ont au moins cent pages — ce moment où le livre hésite entre récit et roman, où l’essoufflement peut se faire déjà sentir. La page 99 est donc son « perce fût », soutirant un peu du cru à goûter, livrant couleur de robe, arôme du nez, sans risquer de dénaturer l’ensemble de l’ouvrage.

Page 99 sera donc le nom de ma rubrique, celle qu’incertain regard veut me confier au moins quelque temps. Le « journal littéraire » d’un lecteur vadrouilleur de la bibliothèque d’Achères.

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L’écrivain imaginaire de Jean-Michel Maulpoix dominait une pile de quelques livres sélectionnés par Gérard Noiret pour un des « chantiers d’écriture » auquel je participais exceptionnellement pour préparer la nouvelle aventure d’incertain regard.

« J’aime les rythmes et les figures changeantes du monde qui est le mien : ses départs brusques et ses escales improvisées, ses trains de nuit qui grincent et leurs rideaux tirés, ses gares où l’on bat la semelle, ses cafés noirs que l’on partage avec ceux qu’on ne connaît pas, et la gamme entière de ses paysages qui se déhanchent ou qui s’enfuient par la portière à contre-sens. J’aime la façon dont il m’assaille et dont il m’ignore, la nudité même qu’il m’impose et la langue aiguë qu’il me parle. J’aime aller et venir entre le côté des livres et celui des gens, entre l’avion, la chambre et l’autobus, entre ici et ailleurs, quelqu’un d’autre et personne, quelque part et n’importe où. En chaque endroit, je suis chez moi, quoique contraint de m’en aller toujours, ne pouvant me poser nulle part puisque ma demeure est partout. »

Bingo ! Prose fluide et précise comme un paysage à découvrir. Mots simples et suggestifs qui rythment, sonorisent, parfument (ses gares où l’on bat la semelle, ses cafés noirs). Une invitation au voyage.

J’aime la littérature de voyage. Vais-je découvrir ici, encore, un écrivain voyageur ?

Je saute quelques pages.

« À Calais, les voitures des mangeurs de frites sont garées en rang d’oignon face à la mer, quand le vent gris et le froid du soir fait voler les papiers sur la plage aux eaux basses. On vient en amoureux ou en famille regarder les ferries s’en aller dans le crépuscule. On a baissé les vitres pour se sentir plus près de la mer et observer le bleu qui vire à l’encre noire, avec des bouquets de violettes, des roses et des pelures d’oranges. On aime l’infini mis à plat et l’odeur de friture d’un petit cornet gras et tiède. Des grains de sel au bout des doigts. »

La marque poétique est exigeante de par la sincérité qu’elle exige. Elle emprunte à la photographie les couleurs chaudes d’un kodachrome. Elle y ajoute le mouvement cinématographique et la saturation d’un technicolor. Elle se campe dans le réel par cette odeur de frites.

J’emprunte immédiatement ce livre que je ne lâcherai plus de la première ligne — « Un écrivain est une créature imaginaire. On le rêve, on ne le rencontre pas. Il n’existe pas, il fait semblant. Ce n’est guère qu’un nom, une espèce d’image convenue ou de légende tardive, la photographie d’un homme seul fait de plusieurs » — à la dernière — « Je n’aurai jamais pour église que ces minces monuments de papier qu’on appelle des livres. Ils me préservent de la tentation de croire et me contraignent à demeurer à la disposition de l’amour. Je m’offre en eux et je reçois, je m’agenouille, me relève et me couche. Mon ciel et moi allons boitant ; c’est là ce que j’appelle écrire » — et moi lire… avant de plonger dans sa bibliographie afin de prolonger cette savoureuse et émouvante rencontre par une future deuxième lecture.

J’y glane d’abord cette citation : « Le poème en prose est un objet mélancolique, tendu entre l’éternel et le transitoire, le désir de beauté et la conscience de la laideur. » Elle caractérise bien ce livre que je quitte.

J’y trouve ensuite ma lecture suivante, « L’Amérique n’existe pas », édité en e-book, impressions de voyage et photographies. Je survole quelques photos avant d’entamer sa lecture. Oui, décidément, Jean-Michel Maulpoix a le sens de l’instantané.

Quelques livres et une polémique journalistique plus tard, j’ai rattrapé un retard de lecture, la quasi intégrale de Michel Houellebecq d’Extension du domaine de la lutte à La carte et le territoire, afin de goûter au sulfureux Soumission que m’avait recommandé, sur France Inter, Bernard Maris, que je regrette encore et encore.

« … je n’avais que quarante-quatre ans. Que serais-je quand j’en aurais cinquante, soixante, davantage !… Je ne serais plus alors qu’une juxtaposition d’organes en décomposition lente, et ma vie deviendrait une torture incessante, morne et sans joie, mesquine. Ma bite est au fond le seul de mes organes qui ne se soit jamais manifesté à ma conscience par le biais de la douleur, mais par celui de la jouissance. »

Voici où mon parti pris de commencer mes commentaires de lecture par la page 99 me mène ! Mais je ne crois pas au hasard sous forme de canular. Au fil des pages, le sexe est toujours très présent chez Houellebecq. Le sexe dans son acception la plus crue, la moins fantasmée, souvent plus pornographique qu’érotique, dans une masculinité revendiquée.

« L’information éclata, en effet, peu après quatorze heures : l’UMP, l’UDI et le PS s’étaient entendus pour conclure un accord de gouvernement, un  » front républicain élargi  » et se ralliaient au candidat de la Fraternité musulmane ». Quels rapports donc entre le sexe et le thème du livre, la sidérante accession au pouvoir, de Mohamed Ben Habbes, le candidat de Fraternité musulmane, lors d’un deuxième tour l’opposant à Marine Le Pen, en 2022 après le deuxième quinquennat de François Hollande ? Quels rapports avec cette fracture de guerre civile qui va vite diluer les dernières valeurs d’une société occidentale vieillissante dans les compromis et la soumission à la culture musulmane ?

Quel rapport avec la troisième dimension du roman, celle portée par les références à notre culture judéo-chrétienne par l’intermédiaire de quelques témoins littéraires du 19ème siècle « …l’évolution de Durtal (et celle de Huysmans lui-même), de Là-bas, dans les premières pages duquel il prononçait ses adieux au naturalisme, jusqu’à L’Oblat et La Cathédrale, c’était la conversion au catholicisme. »

ou l’un des poètes du 20ème

« À ma grande surprise, d’une voix ferme et bien scandée, il se mit à réciter du Péguy :

Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,

Mais pourvu que ce fût pour une juste guerre…

Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre

Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle. »

Houellebecq a cette dérangeante capacité de nous interpeler, de nous choquer, mais surtout de nous affranchir en pétrissant dans une fiction cohérente les dérives de l’amour vers la sexualité marchande, le glissement de l’économie réelle vers l’ultralibéralisme financier, l’éclatement de la famille vers l’individu, la métamorphose du discours philosophique vers le « storytelling » ; en malaxant nos origines, nos héritages sociaux et culturels ; en modelant, à partir de ses constats et de ses prémonitions, sa propre vision de notre futur ; en tranchant à vif dans notre passivité intellectuelle.

Une écriture simple, sans fioriture, sans effet de style, assortie de citations, de références, d’un nécessaire travail documentaire.

Houellebecq écorche nos phobies ou nos tabous – argent, sexe, maladie, vieillissement, solitude, pouvoir, manipulation, clientélisme – et nous oblige à lire ce que nous préférons ne voir ni entendre.

Ici, dans ce livre, il nous force à percevoir, une fois de plus, que c’est l’appétence des mâles pour le sexe, l’argent, les privilèges qui nous amènerait, laïcs, à nous soumettre à une religion que l’on craint certes, mais qui nous fascine tout autant car elle a maintenu dans ses territoires d’influence le confort du patriarcat, la sécurité de l’allégeance à des codes et à des règles. Mais surtout parce qu’elle réveille en nous quelques uns de nos fantasmes, en particulier celui d’une complaisante soumission à l’érotisme des harems des contes des mille et une nuit.

Fasciné par la subtilité de son écriture, l’évocation de ses ambiances, l’ambiguïté de ses personnages, je m’étais promis de lire dès que possible un autre roman de Jérôme Ferrari. D’autant plus que je l’avais aussi découvert en temps que traducteur du corse vers le français dans Murtoriu de Marc Biancarelli, glaçant mélange d’ethnologie contemporaine, de roman noir et de sonnante poésie. Deux univers très proches qui avait dû séduire le traducteur.

Sur son petit chevalet dans le format longiligne d’Actes Sud, un personnage énigmatique traversant une lumière glauque précédé de son pluvieux reflet attire mon regard. C’est plus la mention de l’auteur, Jérôme Ferrari, que celle du coup de cœur de Mélanie notre libraire, et encore moins du titre, Le principe, qui provoqua un achat impulsif sans lecture de la 4ème de couverture ni préliminaires invitations des critiques. Pas même un regard sur la page 99. J’ai commencé comme tout un chacun par le début.

« Vous aviez vingt-trois ans et c’est là, sur cet îlot désolé où ne pousse aucune fleur, qu’il vous fut donné pour la première fois de regarder par dessus l’épaule de Dieu. Il n’y eut pas de miracle, bien sûr, ni même en vérité, rien qui ressemblât de près ou de loin à l’épaule de Dieu… Pour vous ce fut d’abord le silence, et l’éblouissement d’un vertige plus précieux que le bonheur.

Vous ne pouviez pas dormir. »

Dès la première ligne, le vouvoiement m’interpelle. Ce « vous » me positionne en témoin qui ne peut pas simplement regarder dans le rétroviseur de l’histoire mais déclenche une introspection sur ma propre formation, ma culture scientifique, mon implication dans quarante années d’industrialisation cybernétique aux effets autant positifs que néfastes.

Jérôme Ferrari me met à vif à nouveau. S’il s’empare d’un personnage, le physicien allemand Werner Heisenberg, et d’une avancée théorique exceptionnelle, le principe d’incertitude qui lui vaut le prix Nobel de physique en 1932, il met en scène les débats théoriques et les expérimentations qui traverseront le nazisme ; la course à l’armement, qui déboucha sur les génocides instantanés d’Hiroshima et Nagasaki ; l’enfermement des physiciens allemands à la fin de la guerre. Il n’écrit ni une biographie, ni un livre à charge, ni un essai philosophique. Ce livre est un labyrinthe.

L’écriture est là, lumineuse et sombre à la fois. « Maintenant c’est le monde tout entier que vous regardez s’effacer au coin d’une rue de Leipzig, un matin de janvier 1937. Vous tendez votre sébile du secours d’hiver aux passants… Vous ne pouvez plus vous rappeler pourquoi vous agissez ainsi mais c’est sans importance parce que le monde s’efface, le monde tout entier. Vous regardez autour de vous en essayant de comprendre ce qui a changé. Vous pouvez toucher les immeubles, sentir la pierre glacée sous vos doigts, mais vous ne vous fiez pas à vos sensations. Tout est mensonger. »

Soutenues par son style fait de longues phrases irriguées de la richesse sonore des mots, ces sensations d’incertitude, d’hésitation, de perte de repère m’accompagneront tout le long de la première partie de l’ouvrage soulevant mes propres interrogations.

Au moment où cette pâte littéraire, scientifique et historique se repose, où l’énumération de tous les savants et de leurs avancées lasse, où le style estompe la cruauté, où la fiction dédouane le réel, l’histoire bascule. Fini le lyrisme. L’écriture devient journalistique, froide comme une chambre d’accusation pour mieux me confronter aux faits, me confiner au milieu des suspects, me confronter aux coupables. « Le soir du 6 août, le commandant Rittner s’isole à l’étage en compagnie du professeur Hahn pour lui annoncer qu’une bombe à uranium vient d’exploser à Hiroshima et il le voit se briser net, comme atteint par un coup mortel. Il le soutient, il lui glisse dans la main un verre de gin qu’il doit l’aider à porter à ses lèvres avant de le resservir…

Ils sont soulagés de ne pas avoir construit la bombe, ils s’en félicitent bruyamment, mais ils sont aussi terriblement vexés que les Américains y soient parvenus en exploitant sans vergogne une découverte allemande. »

L’incertitude triomphe encore et le sentiment d’auto-responsabilité avec. Car, à travers ce roman, qui certes débouche sur une tragédie incommensurable — aucun de nous n’est responsable de centaines de milliers de morts — j’avais aussi en contre-chant mes propres études de physique et de mathématiques, mon métier d’ingénieur et toutes les découvertes qui ont depuis accompagné chacun de nous dans sa vie : transistor, circuit intégré, internet, temps réel, informatique sémantique et, aujourd’hui, « bigdata » et « réseaux sociaux ».

Chacun de nous contribue aux usages, soit en consommateur, soit en concepteur, soit en producteur, soit en organisateur ; chacun de nous y trouve reconnaissance professionnelle et sociale ; chacun de nous, court, n’a pas le temps, ni le choix, de se poser, de raisonner, de sonder en lui les valeurs d’éthique, de projeter l’avenir.

« Non, les choses les plus simples, ils ne les comprennent pas. »

Jérôme Ferrari, nous plonge dans l’incertitude, qu’elle soit quantique ou universelle. Sommes-nous, nous aussi, des Werner Heisenberg ?

À chaque rentrée littéraire j’aime bien passer chez Neverland [librairie,NDLR]. Histoire de découvrir quels titres auront été mis en valeur par Mélanie au-delà de ceux qui auront été systématiquement relayés dans les rubriques des journaux et de la radio. Occasion aussi de se rapprocher de quelques vieux complices qui m’ont déjà subjugué ou qui ont fait un détour par la bibliothèque d’Achères. Cette année je retrouve ainsi Boualem Sansal dont Le village de l’allemand est à mon avis une lecture obligatoire pour qui veut comprendre la racine et les ramifications des évènements qui, du Moyen-Orient à l’Occident, gangrènent notre fragile démocratie. J’achète son 2084 que je commenterai plus tard, lors d’un prochain journal. Mais c’est Jeanne Benameur avec son Otages intimes que je souhaite mettre en avant aujourd’hui.

Jeanne Benameur me séduit et m’irrite à la fois. Ces deux perceptions étant intimement liées. Tout chez elle, dans sa poésie comme dans sa prose, est sentiment. Elle puise dans l’intime d’un personnage, en fabrique une intrigue, y invite d’autres intimités. Elle brode alors autour de leurs émois, de leurs doutes, de leurs peurs. Et de cela nait un livre envôutant où l’âme est devenue chair. C’est par jalousie qu’elle m’irrite. Celle de tant peiner, pour ma part, à dépasser l’écriture descriptive pour ne jamais atteindre comme elle l’évocation suggestive, l’observation du rien qui rapproche du spirituel.

« Elle a fermé les yeux et laisse les bruits feutrés de la ville venir jusqu’à elle. Mais c’est la voix d’Etienne qui vibre encore dans sa tête, une voix qui semble prendre appui sur chaque mot. Elle repense au phrasé si déroutant parfois des femmes qu’elle écoute, dans son bureau. Les mots qui arrivent comme appelés par on ne sait quoi et qui brusquement s’arrêtent. L’effroi. Un silence de chaos. Elle qui a appris à surtout ne pas essayer de mettre de l’ordre. C’est du chaos que reviendra la parole, si elle revient. C’est comme ça. Il a fallu apprendre. »

Ici ce ne sont que phrases courtes. Rien n’est inutile. Sentiment, bruit, silence, intonation, geste, attitude, simplement assemblés.

« Et ce visage, il sait qu’il ne l’oubliera plus jamais. Il correspond tellement à la voix. Des traits fins, sans aucune mollesse. La fermeté, la distinction, oui. Ce qu’il n’attendait pas c’est l’immense lassitude. Et quelque chose d’absent. Leurs regards se croisent. Aucun des deux ne cherche à esquiver. Pourtant il n’y a aucun partage. En silence, le constat : ni haine ni fraternité. »

Elle nous force à côtoyer, autour d’un otage traditionnel — comme l’a été Jean-Paul Kauffmann — un ravisseur, une mère, un artiste, une exilée, une humanitaire. Surtout nous-même montrant que nous sommes tous otages de quelque chose ; en tout les cas otage de notre histoire et de notre pudeur protégeant notre intimité d’une coupable indifférence.

En lisant ce livre — est-ce que cela a inspiré Jeanne ? — j’ai aussi retrouvé beaucoup de La maison du retour de Jean-Paul Kauffmann lui-même. Comme si Jeanne avait filtré ce livre, en puisant les émotions, pour construire sa propre fiction, sa propre promesse :

« Et il sait maintenant qu’il n’aura pas assez de tous ses jours et de toutes ses nuits pour aller chercher dans le monde de quoi nourrir l’espérance. »

 

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