L’ère du peuple

Jean Perguet, Journal du jeudi 27 décembre 2018

Retour de L’ère du peuple de Jean-Luc Mélenchon, Fayard, 2014, aux Misérables de Victor Hugo.

Comme beaucoup, à deux jours de Noël, j’ai été sidéré d’entendre qu’une fois de plus les Champs-Élysées se sont enflammés et d’avoir vu ­— c’est si rare que je « youtube » — la vidéo d’un motard qui menace de son arme des manifestants avant de fuir sur la moto de son collègue. Mais je fus autant sidéré d’entendre le soir même quelques messages de solidarité chantant la « révolte justifiée du Peuple contre l’Oligarchie », prônant l’insoumission.

D’où deux lectures. Retour dans Les Misérables de Victor Hugo. Je cherche : voilà, « Le 5 juin 18321 » ; « De quoi se compose l’émeute ? De rien et de tout. D’une électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui parlent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte.
Où ?
Au hasard. À travers l’État, à travers les lois, à travers la prospérité et l’insolence des autres.
Les convictions irritées, les enthousiasmes aigris, les indignations émues, les instincts de guerre comprimés, les jeunes courages exaltés, les aveuglements généreux. » Et une fois de plus je suis surpris de voir comment l’histoire se répète malgré ceux qui ont si bien su la conter, la théoriser, la transmettre. « Il y a l’émeute, et il y a l’insurrection ; ce sont deux colères ; l’une a tort, l’autre a droit2 ».
Et ce jour-là, cette scène était bien l’émeute décrite par Victor Hugo.

En vint la curiosité de lire un de ceux qui savent si bien aujourd’hui se réclamer du Peuple, prêcher la Radicalité et sa violence, revendiquer l’insurrection. Chargement donc sur ma tablette — C’est là que je range les livres que je pressens ne pas vouloir garder sur les rayons de ma bibliothèque — de L’ère du peuple de Jean-Luc Mélenchon.

Si cela commence aussi par un constat : « La France n’est pas la petite nation occidentale […] C’est une puissance à vocation universelle, présente sur les cinq continents… […] Un ordre où l’autosuffisance devrait être l’objectif, le transbordement l’exception… », la conclusion vient vite « Notre époque est la lutte du peuple contre l’oligarchie. […] Ma thèse : la multitude informelle devient le peuple en cherchant à assumer sa souveraineté sur l’espace qu’il occupe. » Bref un livre  qui cherche parfois à retrouver les accents d’un Enjolras exhortant ses troupes dans la redoute de rue de la Chanvrerie, avec le souffle de Victor Hugo, que je n’ai pu m’empêcher de déclamer : « Citoyens, vous représentez-vous l’avenir ? Les rues des villes inondées de lumières, des branches vertes sur les seuils, les nations sœurs, les hommes justes, les vieillards bénissant les enfants, le passé aimant le présent, les penseurs en pleine liberté, les croyants en pleine égalité […] plus de haines, la fraternité de l’atelier et de l’école […] à tous le travail, pour tous le droit, sur tous la paix… 3»

Mais ce qui me trouble, à la lecture de L’ère du Peuple, c’est comment je peux, à partir des constats que je partage, qui perdure depuis deux siècles, diverger d’avis sur les remèdes. Pourquoi ? Si Jean-Luc Mélenchon croit dans la sagesse collective, l’intérêt de tous pris en compte au-delà de l’intérêt des uns grâce à une naturelle et spontanée auto-éducation portée par les réseaux sociaux, le retour des « communs », s’il refuse le rôle des intellectuels, de l’oligarchie, moi, pas, je ne crois plus dans la sagesse collective, à un élément gazeux, une entropie pacifiée, au Peuple visionnaire et progressiste. Suis-je blasé ? Est-ce triste, la désillusion de l’expérience ?

Jean-Luc Mélenchon écrivit cela en 2014 et je comprends alors pourquoi, surtout en 2017 et encore en 2018, il croyait personnaliser, tel un Enjolras, la convergence des luttes d’un « Peuple » qui raisonne, qui considère, qui associe, qui met en relation.

Et là, depuis deux mois, tout bascule. De cette Ère souhaitée, émerge un chaos sans diagnostic, sans analyse, juste une suite de symptômes, la France déliée, la république des pavillons qui se regroupe familièrement autour des ronds-points ou qui monte se griser de violence sur Les Champs.

Victor Hugo le disait si justement, une insurrection n’est pas une révolution : « Il y a de l’apocalypse dans la guerre civile, toutes les brumes de l’inconnu se mêlent à ces flamboiements farouches, les révolutions sont sphinx, et quiconque a traversé une barricade croit avoir traversé un songe. »

Un songe ? Jean-Luc Mélenchon devra peut-être en convenir.

 

1Les Misérables. Quatrième Partie. Livre dixième. 1 – La surface de la question.
2Idem dans 2 – Le fond de la question.
3Les Misérables. Cinquième Partie. Livre premier. 5 – Quel horizon on voit de la barricade.