CHAOUCHE Nora

incertain regard – N° 11 – Novembre 2015

Fragments

Terre habitée

Séparer la pensée de la perception sépare les êtres

La valise en carton située au dessus de Taos ne cessait d’aller et venir d’un bout à l’autre de l’étagère en bois. Elle laissait des échos sur le rythme que les femmes obtiennent lorsqu’elles cardent et passent la laine. Des échos qui extraient de la terre la matière des grottes et qui la courbe dans la conscience.

Lorsque Taos a commencé à lever la vie, sa mère et ses tantes ont levé le métier à tisser, z’ta, en le nouant de paroles sacralisant la naissance.

            Maintenant que la fleur de l’amandier est traversée par les lumières du
soleil

            l’arbre chante les bleus du ciel

            les femmes accroupies arrachent les blés en triant les bons grains de l’ivraie

            Maintenant que la fleur de l’amandier est prise par les orangers de l’horizon

            la brebis flaire les herbes encore couvertes de rosée

            les hommes dans leur burnous cherchent le chemin qui permet de          rapprocher les hameaux de leurs ancêtres

            Alors que les amandes touchent la terre humide

            dos courbé

            les femmes tendent leurs doigts pour les ramasser

 

La femme aux yeux bleu-gris lisait un livre qu’elle venait de sortir de son panier.

L’image sur la couverture faisait rêver Taos. Les couleurs circulaient entre elles comme celles qu’elle avait choisies à chaque printemps pour faire chanter la chaux sur les murs de la maison. Avec le rouge, le jaune et le noir elle avait entouré les niches de la cuisine en y laissant des motifs que sa mémoire délivrait sur ses phalanges sans effort.

Quand les rayons de lune inondaient la cour, les pigments extraits des fleurs de la colline ouvraient leurs senteurs qui mettaient en mouvement l’espace.

Dès l’aube la fraîcheur bousculait jusqu’à la chambre les légers parfums floraux mêlés à ceux de la cendre qui venait du kanoun et mêlé aussi à celui du café turc. Un sentiment de liberté et de grandeur sortait alors Taos de son sommeil. Elle se précipitait pieds nus vers la fenêtre à la rencontre des lumières de l’aube qu’elle trouvait chaque jour différentes mais qui la comblaient toujours avec le même émerveillement. Les différences qu’elle percevait tombaient au plus profond de sa mémoire comme une cascade qui rejoint la source. Elle contemplait le ciel puis le lointain jusqu’à entendre les échos venant des nids pour les identifier. Et la montagne retrouvait sa place comme sa respiration entrait dans les souffles du monde.

Dans l’espace montaient des chants de femmes qui étaient déjà à la fontaine.

Des chants comme une prière :

            Terre d’aïeux, épouse de nos sueurs et qui subit notre sang

            Comment nos enfants pourront-ils mettre sur leur langue ton odeur ?      Imaginer ton visage ?

            Comme l’horizon au miroir du passé ?

            La lueur de l’étrange que Djurdjura cache dans ta main

            Celle qui lie le passage de nos ancêtres

            à ce que les contours de l’olivier peuvent dévoiler

            Terre d’aïeux !

            Offre ton sein à tous ceux qui te défendent

            sans privilège

            Offre le !

            Ou…

            L’exil, comme l’arbre arraché…

Puits du silence et effluves des figues.

Une atmosphère qui avait couvert l’événement demeurant dans la crainte des femmes. Plusieurs fois les doigts piétinés sur la terre battue par les militaires qui avaient détruit et renversé les tablettes de Saints. Mais aussi les amphores, corbeilles, bijoux ancestraux.

Avant d’entrer dans la cour, ils avaient brisé les messages et les complaintes gravés sur les linteaux que nul étranger ne pouvait faire parler. Taos avait caché la pierre que sa mère gardait dans son corsage mais que l’homme avait arraché malgré les déjections animales dont elle s’était enduit le corps comme le faisaient toutes les femmes du village avant l’arrivée de l’armée.

La femme aux yeux bleu-gris tourna la page.

Taos soupira.

Leurs regards ne s’étaient pas encore croisés.

Tahir effleura la main de Taos comme pour toucher le manque dans la naissance.

Naissance à inventer avec une ouverture sur l’occupant. Il effleura sa main dans le désir de remplacer l’attention de sa mère.

Effarée, Taos refusa le geste, en retirant furtivement ses doigts du bord de son genou. Elle chercha le regard de la femme aux yeux bleu-gris. En vain. Ses paupières le couvraient au dessus du livre.

Alors elle observa ses doigts tourner les pages comme si elle passait les fils dans le métier à tisser. Elle répéta en elle, que son enfant pourra lire et comprendre les âmes dans les tissages. Il pourra désirer ailleurs en même temps que ce qui est lui. Elle répéta en elle que l’enfant grandira du langage alors que la blessure est encore entière.

La cicatrice au dessus de la commissure de ses lèvres prenait une ombre qui couvre du regard. Elle enfermait les gémissements que l’obscurité avait sortie de la douleur.

L’homme qui avait arraché le corsage de sa mère avait giflé Taos du revers de sa main, la chevalière sur l’annulaire meurtrissant le visage. Ensuite il lui a fait manger le sol jusqu’à… et la nuit.

La culpabilité avait envahi son corps et plus encore l’utérus.

Affligé, Tahir regarda vers la porte de la cabine. Les silences dans les regards de sa femme soulevaient les fonds qu’il essayait d’abandonner depuis son départ.

Entre les différentes strates il comprenait la profondeur de la chute. Et il en connaissait les matières. Son allure d’ouvrier ne laissait rien voir de sa lucidité ni de sa présence aux détails du monde. Ses mains calleuses, avaient porté alors qu’il n’était qu’un enfant, la dépouille de son ami.

Depuis ce jour, le désespoir coule en brûlant son cœur et en figeant sa mémoire dans le noir. Et le moindre vacarme des hommes ne cesse de diminuer son humanité en la rendant explosive. Que des années de réunions entre eux aient épuisé les mots et les regards soutenus par les clairs de lune, avec l’espoir de trouver une issue pacifique, ces années étaient celles où il avait découvert l’homme qu’était son père. Il n’était plus seulement un berger ou un chef de famille. Mais un être de la vie en qui la conscience de la liberté et la teneur que porte le nom qui désigne son peuple étaient mûrs depuis la naissance de sa langue. Lié à la fois aux vivants et aux morts, pour lui, le temps était une question d’espace allié aux masses des silences qui fait apparaître les contours des montagnes.

Un espace qui ne peut venir d’une lumière injuste.

En quittant son pays, Tahir désirait quitter son père replié par la djèdjène et l’obscurité. Ses yeux d’enfants, petits pour tout ce qu’il avait vu étaient noirs. Le ciel et la lumière confisqués durant plusieurs saisons, il ne voyait que la poussière entre ses orteils.

Dés que les hommes en treillis et les véhicules à quatre roues approchaient de la mechta, il se laissait tomber sur les genoux. Des douleurs à ces endroits fossilisent encore les courants de la période. Surtout la nuit, au moment où la lune en boule fait passer des lueurs de paroles qu’il n’arrive pas à trouver dans les mots ni dans les complaintes de sa mère. Et pourtant depuis les premières fissures, la meule entre les cuisses, les femmes du pays travaillent à la langue. Dans le giron, Tahir avait longtemps bu les larmes de chacun des chants que sa mère sortait de son cœur pour le donner à celui de l’homme. Les coupures et les brûlures nourrissaient la chair des mots qui du crépuscule à la disparition de la lune respirait au dessus du kanoun. Les cendres prises par le zéphyr ont collé au Djurdjura les coulées d’eaux fortes du chaudron. Et sa mère, les jambes orientées vers ce massif, tenait le tatouage du front pour dire la surdité sous le vols des grives.

Mon cœur comme le tien oh l’homme ! Bat

avec la même force qui pousse les rivières de la région

Ton burnous que mes doigts connaissent

depuis le métier à tisser jusqu’aux bords de notre fontaine

cache les tourments de mon âme que l’électricité dans tes os a fabriqué

À nouveau Tahir essaya d’effleurer la main de Taos. Des sanglots. Elle était comme déchirée. Elle a laissé sa mère, sa sœur Dihya, rires et partage des gestes qui rythment les journées, silences, espace, odeurs qui lui sont si chères. Et la grotte où les liens entre les mots tissés, le kanoun sur lequel danse de l’ogresse et du dieu des pluies. Elle a laissé la respiration corps dans la brume, regards des chèvres et bras autour de l’olivier. La plante des pieds au contact de la terre où les empreintes des saisons poussent son souffle sur l’écorce de l’arbre nouveau. Et le cordon ombilical sur la racine réservoir de l’espace et des cris à l’origine du temps des femmes. Elle a laissé des chemins sur lesquels sont tombées olives, amphore au goût de l’eau, figues ouvertes aux rais de lumière qui sans nuages traversent la vallée. À Dihya, ses foutas longues histoires du jour et bracelets de chevilles. À Dihya les passages jusqu’à la maison sacrée, les écritures sous les nattes aux bougies. À sa mère repas qui ouvre la porte de l’année, nourrit les êtres visibles, djunns, dans les coins oubliés la semoule gonflée de chaleur, jarres couleurs aux courbes de l’horizon, corbeilles, nichés senteurs et craquements des feuilles de palmier. À sa mère, dans la malle, repliés, tapis de laine vierge noués des secrets et soupirs de l’union.

À sa mère, des silences en culture.

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