Elipse

Achères-plage version 2016, baignade et bronzage sauvages au grand dam des pêcheurs. Soleil qui tape sur le sable apporté l’année précédente, granuleux, un peu terreux, loin de la finesse farineuse des dunes atlantiques. Frontière de l’ombre et du soleil, de l’herbe et du sable, là où se réfugient ceux qui cherchent un peu de fraîcheur, à peine distincts dans la pénombre tant le soleil est cru. Lumineuses, deux jambes croisées s’exposent.

Une sandale de toile noire a basculé, laissant le pied libre. L’autre pied repose sur la cheville, abandonné.

« Laissons là-bas au bout nos pieds sages
chevaux endormis côte à côte
et mettant quelquefois l’un sur l’autre le cou »

Je me souviens de ce poème de Jean Cocteau, étrangement l’un des seuls qui soit intact dans ma mémoire. Est-ce à cause du dessin si épuré ? Deux courbes entrecroisées qui illustraient le poème.

L’orteil sursaute. Il garde en équilibre instable, juste accrochée, la deuxième sandale. Noir d’ébène dans la lumière aussi blanche que la plante du pied rincé par la baignade. Ce pied semble narguer l’instant fragile où la chaussure décolle, encore maîtrisée. Pop, pop. J’imagine le rythme. A-t-elle des écouteurs sur les oreilles, plus haut dans l’ombre qui masque le buste ? Ce pourrait être le beat d’un morceau de jazz ou juste le feulement, plus sensuel, des fouets sur une caisse claire.

Clairs, blancs sont ses pieds. Les ongles ne sont pas teints. Transparents, soignés ; juste la teinte rose de la chair ourlée de l’ivoire de la partie sèche de l’ongle. Ongles parfaitement courbes, polis longuement ce matin sur le rebord de la baignoire. Cheville fine, légère fossette juste au-dessous de la malléole, comme l’empreinte en creux de celle de la cheville inférieure. Mollets qui se développent doucement, régulièrement, même blancheur légèrement carnée que le soleil doit faire rougir sans jamais bronzer et qu’elle a dû préserver jusqu’à aujourd’hui, pensai-je, depuis le début de l’été. Peau soigneusement épilée. Est-ce l’intensité de la lumière ? Aucune racine ne se devine. Pas même un début de duvet. Le tibia inférieur comprime un peu le galbe du mollet, dévoile la fine musculature. Fitness, tous les matins ? Puis les genoux. Leur proportion entre cuisse et mollet est le point critique. Souvent la rotule est trop agressive brisant l’harmonie de l’arc du mollet et la fine progression elliptique que doit garder la cuisse. Les genoux sont aussi les sédiments de la jeunesse. Je m’approche au plus près, à la distance juste nécessaire pour que ma présence ne soit pas insupportable. Pas l’ombre d’une cicatrice. La peau est à peine un peu plus granuleuse. Pas une aspérité. Puis la peau se lustre et s’éclaircit à nouveau. Le premier duvet apparaît, très rare au début puis plus dense ; des poils transparents — elle doit être vraiment blonde — qu’elle n’a pas besoin de raser. L’inclinaison naturelle vers les genoux comme les oyats dorés des dunes atlantiques. Puis, juste avant la frontière du maillot, après quelques gouttes de sueur – les premières, minuscules, espacées, en latence de rouler pour s’insérer dans l’ombre de l’entrelacement des cuisses – un point de beauté sombre sur la peau claire. En son centre, un poil qu’elle tolère.

Il vibre. Il vibre à l’unisson de l’orteil. Pop, pop. Je devine alors les très faibles contractions musculaires. Iliaque, soléaire, péronier, adducteur du gros orteil.

La sandale tombe. Elle replie ses jambes qui disparaissent dans l’ombre. Elle se penche. Ses longs cheveux, couleur d’oyat, s’illuminent.

Des yeux moqueurs me provoquent.

 

Étangs d’Achères.

Août 2016

Juan Padrefeliz