Idées fixes et faux-fuyants
Extrait
André Riaux a 39 ans et vit à Marseille. Il se qualifie lui-même en quelques formules brèves : « Faiseur de textes. Concerné par tout ce qui a trait à la vie. Toutes idées. Toutes manœuvres. Toutes émotions. Partisan du réactif. Faiseur de réactions ». Il a collaboré à la revue Querelles. Ce texte est extrait de l’ensemble idées fixes et faux-fuyants.
je sens de l’intérieur
mon corps sent j’ai le corps qui sent
j’ai beau me laver je me lave
rien n’y fait
c’est insupportable
je croise les regards inquiets
les rejets
les dégoûts
mon regard sur eux change aussi
cela change toute mon attitude
toute mon attitude
je me perds dans ce que je suis sûr d’être le pire
je sens de partout
je sens de dessous les bras entre les jambes
dans la bouche
je sens des pieds
sur mon ventre au fond de mes oreilles
mes yeux sentent aussi
les gens le sentent
ils le sentent
c’est surtout quand je bouge
je décide de ne plus bouger pour avoir la paix
de ne plus bouger
pour avoir la paix
et j’ai la paix cela me réjouit
je me tords l’esprit
je sais
l’agitation monte
je décide de penser à autre chose
je pense à la montagne là où ça ne sent pas
là où ça sent le vent l’herbe les arbres les nuages les grenouilles les moutons
et de beaux sentiments
je pense aussi à l’intérieur d’une voiture neuve
à sentir la virginité
le neuf de l’intérieur
d’une voiture neuve
et puis un salon de coiffure
une librairie
un kébab
cela m’empêche de bouger
de bouger
et j’ai la paix la paix
la paix de ceux qui sentent
je le jure
et lorsque la paix est là
j’oublie
et je bouge à nouveau
et je sens les gens
je les sens
et tout ce qui compose le monde sait que je sens
de l’intérieur
c’est bien pire
de sentir comme cela
de la sorte
intrinsèquement
c’est bien pire
alors je ne respire plus
pour limiter les dégâts
et cela finit par devenir intenable
intenable
et je respire à nouveau
c’est bien pire
bien pire
alors ce ne sont plus que les regards
mais aussi les doigts
à se pointer
cela est bien pire encore bien pire en corps
alors je ferme les yeux
pour oublier
je ne respire plus
je ne bouge plus
pour oublier
et lorsque je les ouvre à nouveau j’ai la paix
la paix de ceux qui sentent alors je pense que je serai
bien mieux ailleurs
je m’imagine être sur mon canapé
sans bouger
ailleurs
car n’est-ce pas je me sens
je ne me mens pas je ne suis pas dupe
je ne suis pas dupe
c’est insupportable
oui
mais cela ne me dérange pas
on s’habitue à être
ce qu’on est
et mon corps sent le corps qui sent
de l’intérieur
c’est bien pire
alors j’organise mon devenir fait de gloire
tantôt pitoyable
souvent normal
j’ai la paix
je suis derrière le rideau
c’est cela mon devenir
en feutre
qui s’ouvre
comme tous les soirs
et les gens du public ont des mouchoirs
sur le nez
et leur regard est mille fois ouvert
ils regardent moi qui sent
l’odeur
du dedans
sans me sentir vraiment c’est plus l’intérieur
qui sent
qui les intéresse
et cela n’est pas désagréable
d’intéresser
alors je me dis je sens je sens
je sens que je sens
et je me découvre au milieu de la rue à penser être
dans mon devenir
et si je bouge je sens bien plus
et je pense à courir
alors je détale
je fuis
je courre car je tiens
à limiter
les dégâts
les milliers de regards me supposent
ils me supposent
j’arrive chez moi devant la porte
je me dis victoire
j’ai la paix !
je passe un jour
de plus
je dure je suis
dans la durée
je suis là !
indestructible !
et je chante aussitôt
c’est bien pire
bien pire
alors je veux l’embrasser
nous enlacer
nous mêler
je le sens
je prends un sac un sac spécial
en soie fine
et je fais cinq trous et j’y glisse
mes deux bras
qui sentent
mes deux jambes qui sentent
et ma seule tête
avec mes yeux ma bouche mon nez et mes lèvres
tout ce que contient une tête qui sent
et je pars l’embrasser l’enlacer
l’embrasser l’enlacer nous mêler
et je courre
car je sens j’ai le corps qui sent
je sens de l’intérieur
j’ai le corps qui sent
le mouvement
je courre
je suis fier de courir comme ça librement
pour un baiser
et je saute
de joie
guilleret léger
c’est bien pire
les gens voient et rien n’y fait
les regards convergent
les gens me scrutent
ils me scrutent
les gens ne comprennent pas
ce qu’est
mon amour ma liberté
car ce ne sont plus les regards mais aussi les doigts
à se pointer
et ils me regardent avec insistance
et mon regard sur eux changent aussi
cela change toute mon attitude
toute mon attitude
mais je m’en moque
je la sentirai dans les plis
de son cou
à l’enlacer
d’avoir mon cœur qui bat
d’avoir mon cœur qui sent
mon cœur qui sent
qui sent
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Ces textes sont d’abord parus sur www.incertainregard.fr, site créé par le poète Hervé Martin en 2002. Ce site contient les écrits parus dans la revue de 1997 à 2015.
La municipalité devient l’éditrice d’incertain regard en 2015, avec une nouvelle adresse : www.incertainregard.net
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