RENARD Thierry

incertain regard – N°22 – Eté 2023 : Carte blanche à Thierry Renard

Abécédaire

à la mémoire de mon grand-père maternel

«Les hommes excitaient sa curiosité, il questionnait toujours, mais ne
découvrait jamais l’ultime pourquoi de ce qu’ils avaient en eux.
Dans l’obscurité de l’auto, il prit ses cigarettes.»
Elio Vittorini, Les hommes et les autres

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Août
L’image est un peu floue, mais présente à mon esprit. La plage est déserte, ou presque. Le soleil descend vers la mer. Et l’envie de se baigner est présente elle aussi. Nous n’attendons pas plus longtemps pour nous jeter à l’eau. Elle est rafraîchissante et pleine de saisissements. L’heure est exquise, et l’odeur des pins nous monte aux narines. C’est le plus beau jour de la vie.

Banlieue
Moi aussi, j’ai été là, et le plus souvent tenu à l’écart. J’ai vécu depuis toujours parmi des dépossédés de toutes sortes. Là où j’habite, le paysage est retentissant et les tremblements du monde ne sont visibles que de là-haut, dans le ciel triste. C’est toujours l’hiver en banlieue.

Canicule
Quand l’été bat son plein et que nous demeurons presque nus, sous le soleil qui cogne sec, tout redevient plus clair, comme avant. La chaleur étouffante de ces jours fiévreux jamais n’est mise en cause. Les héros de ces temps sont des héros silencieux. Il n’y a rien d’autre à faire en pareille saison.

Désir
Le pluriel est l’autre façon de gagner le réel, pour ne pas rester hors sujet. Une manière plus tactile pour appréhender la vérité de toute chose. Les corps dénudés, enlacés, reflètent la promesse d’un futur simple. Il n’y a pas d’autre issue, la tendresse nous laisse insatisfaits.

Étreinte
Ils ne s’étaient pas retrouvés depuis si longtemps. La gare était à eux, le monde leur appartenait. Sa robe, légère et fleurie, ressemblait ce jour-là à un instant d’éternité. Lui, derrière ses lunettes noires, n’avait qu’une triviale et ardente envie, c’était de la tenir serrée dans ses bras, contre sa poitrine. Ses seins à elle, gonflés et fermes, allaient bientôt toucher au but.

Futur
Il y a toujours un après. Après le silence, après la pluie, ou après le poème. Après la nuit de l’homme. Après la parole pauvre et les jours gris, les jours sans importance avérée. Demain sera meilleur, a écrit quelque part Albert Camus. Ses mots sont une espérance à conquérir. Il nous a transmis sa flamme, qui nous brûle encore les doigts.

Gravir
La montagne est haute, ses sommets sont élevés, et la fillette est petite. Il était une fois une enfant perdue sans collier. Sans parents et sans grande chance de survie. Une enfant dont les yeux, pourtant, observent le monde avec intérêt. Avec le temps, elle le sait, la dernière cime sera atteinte. La vie se résume, au fond, aux marches d’un escalier.

Histoire
Cela me rappelle un livre, redécouvert il y a peu, La voie libertaire, de l’écrivain aujourd’hui disparu, Michel Ragon. Un ouvrage où se confondent la petite histoire et la grande aventure. Cela me rappelle les temps anciens et restés inachevés. Si je n’avais pas été celui qu’avec les années je suis devenu, si j’avais été quelqu’un d’autre, quelqu’un de beaucoup moins bavard, sans doute n’aurais-je jamais gravé mon nom au bas du parchemin.

Italie
C’est bizarre cette sensation. Peut-être le souffle du poème qui vibre en nous. Peut-être les souvenirs précis de tout ce qui a été déjà vécu avec émotion, aux temps incertains des réfutations. Ombre et lumière. Guerre et paix. Ce soir, besoin de poème et d’amitié. Il me manque le verre. Mais le cœur est là.

Jardin
Une chanson résiste à l’usure et régulièrement revient à la mémoire. Une chanson fredonnée dans l’enfance, qui ouvre la porte aux souvenirs. J’ai descendu dans mon jardin / Pour y cueillir du romarin… Le grand-père s’y rendait chaque jour, avec le jeune garçon. Pour y aller, il fallait traverser le boulevard périphérique. Une fois sur place, près du cabanon, soudain s’éclairaient tomates, pommes de terre et haricots verts. Les ouvriers ont eux aussi leur pays des merveilles.

Kyrielle
Les mots étalés, dispersés, sur la page. Les signes, les images, tout ce qui fait nombre et qui exige de nous autres que l’on retienne notre souffle au passage d’une comète. Étoiles, oiseaux, passants pressés, notre univers est le plus peuplé. Nous ne sommes plus jamais seuls face à la multitude.

Lumière
C’est encore l’été parmi les oliviers, la saison tant de fois répétée, tant de fois espérée. Aujourd’hui, l’ombre est passée au second plan, derrière le muret. La terre a le goût du sable, l’eau vient à manquer. Les cailloux sont brûlants. Plus rien ne résiste à la clarté des heures arides. Il est midi.

Mer
Vaste étendue. Ciel infiniment bleu. Marins à quai. Le monde connaît ici sa propre vérité. Et après avoir exalté la terre, il ne nous reste plus qu’à célébrer l’eau limpide et profonde. L’eau dans laquelle nous nous baignons. Italie, Grèce, Espagne, pays tournés vers l’immense été liquide et sans âge. Mer, mer, quand tu es loin de moi, ton absence poignarde ma joie dans le dos.

Nuit
Cette fois, c’est la bonne. Ni insomnie ni cauchemars. Mais un long sommeil sans trouble et sans blessure. Une lente descente en soi, jusqu’au cœur de l’être. Après, l’aube bien sûr, le petit jour, le réveil de la bête. Les secrets de l’âme humaine sont-ils les mieux gardés ?

Ombre
La mienne me suit depuis longtemps. D’un pas léger. Élégante, svelte, elle a connu déjà de nombreux rebondissements. Tantôt elle s’allonge, tantôt elle rétrécit. Quelquefois, même, elle disparaît. Créature discrète, elle accompagne tous mes élans. C’est une alliée plutôt qu’une maîtresse. Elle me reste attachée depuis ce jour où, dans mon enfance, j’ai croisé son regard sombre en pleine clarté.

Présence
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. Le réel dit toujours la vérité. Et il dévoile autre chose qu’une simple et raboteuse banalité. Le sentiment est profond, l’absence est prononcée. Nous rêvons tous, à un moment ou à un autre de l’existence, de devenir l’homme invisible. L’absence est la pire des pertes. Le lieu vide des déserts de l’amour.

Querelle
Nous nous disputions sans cesse. En ce temps-là, la jeunesse était ardente et ne supportait ni la différence ni le compromis. Tout était une question de vie ou de mort. Heureusement, les heures ont fini par s’étrangler, et le jour de nouveau s’est levé sur un horizon plus apaisé. Le futur est enfin calme, et le temps semble aboli.

Rêver
J’ai fait une longue sieste aujourd’hui. Et nous étions ensemble dans le même lit. Nus l’un et l’autre. Et tu me proposais d’entrer en toi. J’ai dit oui. Puis le soleil, qui cognait à la fenêtre, m’a tiré de mon sommeil. J’étais seul et en sueur. Nu. La traversée de l’après-midi est, pour moi, presque toujours d’une intensité remarquable.

Source
L’enfance est le lieu du souvenir. L’enfance continue toute la vie. Elle ne s’efface qu’avec la mort et l’oubli. L’enfance est mon pays d’origine, ma source, mon éternité. L’enfance est le premier baiser volé et l’aurore du monde. L’enfance, enfin, est un oiseau polyglotte. Son chant traverse tous les âges et toutes les langues.

Terre
Cette fois, je t’appartiens, je te le promets, ô toi, notre mère à tous. Je me rappelle à ton propos les mots d’un poète ami, mots inspirés et déjà entendus dans l’Histoire des derniers siècles : la terre n’est à personne. Et nous passons désormais derrière les murs épais du silence afin de retrouver notre chemin des crêtes.

Ubac
Il fait sombre, le soleil traîne encore sur l’autre versant. Il fait sombre, et la vallée appelle à l’aide. Le repas du soir est déjà attendu. Les mots de ma musique s’égarent, et je reste muet. Quand la lumière manque, les soleils de l’esprit eux aussi se retirent. Nous n’avons plus rien à perdre si ce n’est l’espoir fugace de la promesse d’une chanson.

Visage
Le mien est un miroir. Il appartient à des destinataires inconnus. Et il est le reflet de mon âme séparée. Âme furibonde, âme dénudée rappelant celle de l’Antéchrist un peu avant la fin du monde. Mais l’essentiel est peut-être ailleurs, dans les pages d’un livre. Franck Venaille un jour a écrit : Visage du condottiere. C’est bien de cela que j’ai toujours voulu parler.

Wagon
La question du souvenir demeure centrale. Nous étions installés dans un train pour Venise. Nous étions jeunes, fiers et beaux. Et tu t’es jetée sur moi, dans mes bras. Nous nous sommes aimés comme seuls savent s’aimer les naufragés du dernier vaisseau. Le train filait, ce jour-là. Et nous avons su repousser, ensemble, debout et déshabillés, résignation et silence.

Xénophilie
L’amour de l’humanité fait encore événement. Notre vieille planète est peuplée d’étrangers. Nous les aimons parce qu’ils sont autres. Cependant, nous ne les préférons pas à nos frères puisqu’ils sont, eux aussi, nos semblables. Le temps qu’il fait, le temps qui passe, le temps n’est jamais neutre. Il se gagne, ou il se perd.

Yeux
Les yeux dans les yeux, et nous bénéficions d’une vision plus large. Car tout est dans l’œil, dans le regard. Ceux qui traversent le monde, aveugles et muets, ceux qui refusent de voir l’essentiel, ceux qui avancent masqués portant un bandeau sur le haut du visage, ceux qui, blessés, n’ont pas les mots pour dire l’humanité, tous ceux-là ont définitivement perdu le sens du combat.

Zizanie
Moins violente qu’une guerre intime, plus aérienne surtout, la zizanie pourtant sème le trouble entre les êtres. Elle jette le discrédit sur l’ivresse de la quiétude. Nous en sommes friands, nous apprécions les querelles inutiles. Joli mot, n’est-ce pas ? L’un des derniers du dictionnaire. La zizanie (j’en abuse, j’en abuse) appartient depuis toujours à l’histoire des hommes.

 

incertain regard – N°21 – Eté 2022 : Carte blanche à Thierry Renard

Se glisser sous la peau des mots

à Annie-Roxane Maurer,
pour mémoire

Roxane (Annie) Maurer était notre amie, une amie chère à mon cœur. Plasticienne, elle était devenue, au fil des ans, l’amie de tous les poètes et de la poésie.
Pour ma part, j’ai souvent eu l’occasion de partager avec elle quelques moments de grâce, inoubliables… Moments de discussion intense, vibrante, inscrits dans la fraternité du poème.
De véritables instants de pure éternité.

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Roxane Maurer écrivait dans son agenda, à la date du 25 mai 2014, assez peu de temps avant de s’en aller : La beauté des choses vit dans l’âme de celui qui la reconnaît.
Roxane Maurer, artiste française née le 20 novembre 1960, décédée le 26 juin 2014, à l’âge de cinquante-trois ans.

« Nue effacée ensommeillée
Choisie sublime solitaire
Profonde oblique matinale
Fraîche nacrée ébouriffée
Ravivée première régnante
Coquette vive passionnée… »
Paul Éluard, Poésie ininterrompue

Dorénavant, je n’oserai plus prononcer
ton nom,
et mon cri restera muet.

Et mon cri restera muet.

Tu avais su donner un peu de soleil à nos élans.
Tu avais su rendre publique
notre parole.

Tu avais su porter plus haut notre chant.
Et aussi plus loin,
bien plus loin que le jour,
nos aveux d’impuissance
et nos désirs les moins convenus.

Tu étais l’épouse du geste,
du plus commun au plus singulier.
Nous étions devenus frères en insoumission.
Ton talent débordait de toutes parts.
Tes peintures, tes dessins, tes images,
jamais n’ont manqué
leur cible promise.

Toujours se tenaient cachées,
derrière ton oeuvre ordinaire,
toute la force du poème
et une immense charge érotique.

Pour toi, la nudité des corps n’était pas trompeuse.
Pour toi, l’ombre et la lumière
étaient deux versants d’un même feu.
Pour toi, il y avait toujours
l’amour, la révolte, la poésie…
Et, encore,
les mille souffles de la liberté.

Les mille souffles de la liberté.

Maintenant, mon amie disparue,
Il s’agit de
se glisser sous la peau des mots,
dans les draps froids de l’alphabet.
Il s’agit de rêver,
de rêver peut-être,
dans les bras des lettres.

Se glisser sous la peau des mots.
C’est tout.
Et c’est tout simple, finalement.

Mais se froisse-t-elle, se plisse-t-elle,
mon amie disparue,
la peau des mots devenus silencieux ?

*

Après une fin de siècle obscure,
nous connaissons tous
de nouvelles cicatrices.
Pour résister, il nous faut
aller chercher d’anciennes gloires.
Il nous faut remettre
au goût du jour
la justice et l’égalité.
La jeunesse ne doit pas
être une cause perdue.
Si le poème compte
atteindre son but, il lui faut tout d’abord,
pour cela,
apprendre à désobéir.

Ma fille, un jour,
a eu ces mots : Feu à bord bientôt !
J’ai trouvé que c’étaient les bons mots.
Écrire sur un coin de table
et au milieu du bruit, c’est
déjà écrire. Et c’est beaucoup mieux
que d’rien faire du tout.
Écrire, c’est aller dans le monde sans
courber le dos. Écrire, c’est vivre.
Et c’est bientôt.

En 2004, avec quelques amis, rares,
Bernard Giusti, Annie Maurer,
Jean-Michel Platier, Sonia Viel
et Valère Staraselski,
nous avons mis à l’ordre du jour
une « autre » théorie actualiste.
Depuis, sur nous le temps a passé.
Depuis, le temps passe toujours aussi vite.
Et il est toujours aussi précieux.

L’art pour l’art connaît des limites.
Nous ne sauverons personne
du désastre. L’art pour l’art
est une invention de l’esprit
destinée aux coeurs les plus secs.
Le grand désordre des jours
partout est annoncé.
Feu à bord,
feu à bord bientôt !

*

Nous, enfants du chemin et de la liberté

à Valère Staraselski

« — Vous avez été, en effet, à plusieurs reprises, le symbole de l’espoir. »
André Malraux, Les chênes qu’on abat…

la distance le piège
refermé
les oublis successifs
de soi
la morosité poreuse
la revanche mal assumée
les exploits du dimanche
matin
la grande fatigue
après l’effort
humain
– trop humain
l’abandon de l’esprit
la distance l’écart
l’insoutenable mépris
l’interminable silence
les aveux les preuves
et toutes les traces
aussi

l’importance de l’enjeu
les mots toujours prémonitoires
l’écho la voix
les bruits de la pluie
les changements du monde
les défaillances de l’âme
ou l’attrait du vide

après les derniers combats
les exils forcés
les voyages au long cours
la perte des valeurs suprêmes
et de la transcendance
après les impasses de la route
et après
encore
toutes les heures de solitude

j’ai fui mon royaume
je n’avais pas
d’autre choix

sans aucun doute
suis-je
enfant du chemin
et de la liberté
tout de même
passé à côté
de ma première vocation
clown acteur
poète populaire
artiste de variétés
et ce n’est pas
seulement
le monde naturel
qui dans l’âme excite
vibrations et émotions
c’est surtout
peut-être
le monde social

le monde social

la distance l’effroi
la panoplie du pauvre
ses mots balbutiés
ses rêves empêchés
les injures les mensonges
de la nuit
la nuit de l’homme
perdu fatigué
tenu à l’écart
de sa source

bien souvent
j’ai mené ma barque
comme un égaré
franchissant les étapes
à reculons
mais moi je me souviens
de la source inépuisable
et des sommets
atteints durant l’enfance
je me souviens
de qui déjà je fus
d’où je viens
de ces instants volés
à la chute
la vertigineuse chute
des temps de l’existence
si brève
si brève
si brève

Andance
Saint-Étienne-de-Valoux
Auberge de Thorrenc
pour l’anniversaire de Sonia
avec aussi Carla
Annonay par Ozas
avant que tout s’en aille
que tout s’efface
que tout s’oublie
sur la page

tomber en amour
le cerveau en butte
en lutte avec la finitude
j’avais une amie peintre
Annie Maurer
nous avons souvent dialogué
et elle m’a rendu
à la nature
roches rocaille collines
plaines et vallées
montagnes et mer
grands arbres des forêts
oiseaux fous de passage
ruisseaux torrents et rivières
tout est redevenu
en moi
comme avant

comme avant

maintenant je marche
c’est presque
la fin d’un hiver
je marche

sur la corde raide

[Vers extraits de plusieurs recueils, parus, en cours ou inédits, revisités pour l’occasion, le mardi 30 novembre 2021, à Vénissieux]

Thierry Renard

 

incertain regard – N°20 – Eté 2021 : Carte blanche à Thierry Renard

Souvenirs de Paul Desalmand…

« La liberté est toujours en vérité provisoire. »
Jacques Prévert, Fatras

Quand je pense à Paul, deux souvenirs, en particulier, reviennent à ma mémoire. Grâce à un ami commun, Jean-Michel Platier, poète et éditeur à l’enseigne de Bérénice, j’ai fait la connaissance de Paul Desalmand au tout début du siècle, à Paris, à l’occasion d’une réunion du collectif éditorial des éditions.

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Paul était, avant tout, un passionné de littérature et un érudit.
Parfois, il avait la dent dure, comme on dit. Mais, d’autres fois, il savait se montrer généreux.

Je me souviens de Paul, lors du mariage de Jean-Michel et de Yulia, évoquant avec fougue Stendhal et les lâchetés du petit milieu littéraire parisien.
De Paul, lui-même, en boubou africain, dansant sur toutes les musiques, variées, durant la soirée de noces – de Glenn Miller aux Clash, en passant par Stand By Me, dans la version de Ben E. King.
Cet homme sérieux ne l’était pas toujours.

Je me souviens de Paul, encore, le 14 juillet 2005, jour de ma traditionnelle dictée républicaine, parc Louis-Dupic à Vénissieux.
Ce jour-là, alors que nous venions de faire paraître à notre enseigne son livre, Sartre s’est-il toujours trompé ?, il avait tenu une conférence sur le philosophe “existentialiste” né le 21 juin 1905.
Conférence sur le parcours humain, sur les partis pris et sur les engagements politiques de Jean-Paul Sartre, dont on célébrait alors le centenaire de la naissance.

Paul était aussi un athée moqueur, mais bienveillant, à qui on prenait plaisir à faire relire nos manuscrits avant de les transmettre à un éditeur.
Son verdict tombait, sans concessions.

J’ai écrit pour lui le poème qui suit et qui figure dans mon recueil paru aux éditions La rumeur libre, La Nuit est injuste.

La perte l’oubli

pour Paul Desalmand,
qui vient de nous quitter

« Les livres séparaient le dedans et le dehors
La mère nous cousait de grandes poches pour contenir
nos frayeurs
Nous cousait ensemble pour ne pas nous disperser »
Vénus Khoury-Ghata, Où vont les arbres ?

 

On ne retient pas le vent
on n’arrête pas la pluie
on profite simplement
de la lumière rêche du jour
de l’enveloppe noire de la nuit

La vie n’est pas un drame
le monde n’est pas une prison
et pourtant il y a des drames
et il y a des prisons
il y a de trop nombreux pièges
à éviter

Hier à Orlando
demain dans quel autre
endroit sur terre
il y a toujours un peu de quoi désespérer
mais on ne retient pas le vent
on n’arrête pas la pluie
et quand comme moi on préfère la lumière
alors on prie sous le dieu soleil
c’est un ami qui apporte
assistance ou consolation

On prie rouge jaune ou orange
mais c’est
une prière sans religion et sans contagion
seulement une prière d’Indien debout
un sourire bleu une main ouverte
un rêve fou

On ne retient pas le vent
Maman
on n’arrête pas la pluie
on vit jeune d’abord
puis on vieillit
on vit debout assis couché

On vit
devant le miroir des jours et des nuits

Paris, le 13 juin 2016

[Ce poème, écrit tout de suite après l’annonce brutale, par Jean-Michel Platier et Chantal Portillo, du décès de Paul Desalmand, a été lu en public, au cimetière du Père-Lachaise, lors des obsèques de l’écrivain, le vendredi 17 juin 2016, par le poète et ami, Francis Vladimir.]

Thierry Renard

 

incertain regard – N°19 – Hiver 2020 : Carte blanche à Thierry Renard

Souvenirs de ma mère

On a beau s’y attendre, cela fait toujours quelque chose. Ma mère, âgée, allant
vers ses quatre-vingt-onze ans, est partie le 5 mars dernier.
Aujourd’hui encore, c’est un grand vide qui m’envahit.
Être envahi par le vide, c’est étonnant, non ?
Et, pourtant, il s’agit bien de cela. J’accuse le coup, certes. Mais je ne m’en
relèverai pas de sitôt.

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Ma mère, dont les parents étaient arrivés d’Italie, m’a permis d’ouvrir très tôt
les yeux sur le monde et de garder l’esprit et les sens en éveil.
Chez nous, le communisme était libertaire et sentimental.
Avec un plat de spaghetti, midi et soir, et un petit air d’accordéon.
NOUS ÉTIONS HUMAINS.

I.
Fils unique

« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »

Albert Camus, L’Étranger

C’est le vingt-sept janvier dernier
que j’ai pour la dernière fois
pris ma mère en photo
Après j’ai ressenti le trouble
le glissement vers l’épuisement
vers la dégringolade finale

Je n’ai plus du tout osé
lui tirer le portrait
placer son visage et son regard
dans la lumière                  devant mon objectif

Lointaine peu à peu     maman
absente même
absente à mes yeux
et à ses propres yeux

Et ce mardi cinq mars 2019
à vingt et une heure quinze
ma mère s’est éteinte
dans sa chambre
à la maison de retraite
de Saint-Julien-Molin-Molette

Ma mère est partie sans faire de bruit
dans son sommeil
comme dans un rêve inutile
quand on a la sensation soudain
que tout dérape ou nous échappe
et puis que tout pour toujours s’efface
de notre mémoire

Ma mère est morte
suis-je le prochain sur la liste
Maintenant il y a
la préparation des funérailles
le feu de l’action
l’accueil des amis              de la famille
de tous les autres invités

Après il faudra reprendre
le cours normal des choses
apprendre à vivre autrement
sans elle

Sans ses chants et sans ses danses
sans ses bouquets de fleurs dessinées
sans sa présence à nos côtés
sans son humour toujours léger
malgré le poids toujours plus lourd
de la vieillesse

Ma mère est morte
et je n’ai plus de parents
et je n’ai plus assez de feu
pour rallumer ma cigarette

Ma mère est morte
je suis encore sous le choc
mais tout reste à faire
pourtant

Les nouvelles sont exactes
plutôt bonnes
les nouvelles nous disent
qu’il faut absolument tenter
de préserver le fragile équilibre
des forces en présence

L’audace l’intelligence
et l’imagination
doivent être sauvegardées
coûte que coûte

Ma mère s’est éteinte en silence
dans sa quatre-vingt-onzième année

II.
Page blanche

« tu fais silence

tu ne peux empêcher
que le monde
se détruise
multiplie ses ruines
te compte parmi elles »

Charles Juliet, L’œil se scrute

ce qui est insensé
c’est lorsque tu restes
plusieurs jours sans écrire
sans le moindre mot
couché sur le papier

tu as le sentiment
immédiat presque
que tu vas devoir
tout recommencer
depuis le début

que peut-être
tu ne sauras plus faire
que tout est perdu d’avance
et que la page va demeurer
blanche
encore longtemps

c’est ce qui est arrivé
en ces temps récents
avec la disparition
prévue certes
mais tout de même
tellement inhumaine
de ma mère

avec cette brutale secousse
remontée en surface
et avec d’autres partagée

mais l’écriture jusqu’à présent
a toujours repris le dessus
bravé les interdits
et très vite
je me suis rendu à l’évidence
sur mes divers chantiers
l’encre de nouveau
s’est mise à couler

cela faisait plusieurs jours
que je vivais comme
un cloporte
que je n’étais plus
que l’ombre de mon ombre

plusieurs jours déjà
que je me terrais
et surtout me taisais

maintenant mes mots
collent à ce piège
que moi-même je me suis
si souvent tendu

mes mots ressemblent
à l’imminente cigarette
du futur condamné

mes mots ne sont pas morts
mais debout ou assis
sur leur fessier

mes mots sont
de terribles instants
d’éternité retrouvée

Thierry Renard
Vénissieux, le 24 octobre 2019

 

incertain regard – N°18 – Eté 2019 : Carte blanche à Thierry Renard

Prose pour Chengdu

« De même qu’il y a des livres sur les ruches, sur les cités de nids, sur la constitution des colonies de madrépores, pourquoi n’étudie-t-on pas les villes humaines ? »

Paul Claudel, Connaissance de l’Est

Au départ, je me suis dit que j’allais écrire un long poème tourné vers cette ville découverte à la fin de l’été 2017. Et puis plus rien n’est venu. Tout est resté en moi enfoui. Là-bas, pourtant, je me suis fait de nouveaux amis, les poètes Shu Cai, Liang Ping et Jidi Majia.
Chengdu ne se visite pas, Chengdu s’explore. Des grandes avenues à la plus petite ruelle, Chengdu se dévoile au fil des heures. Étonnante cité où j’ai perdu mon nom, entre les hauts immeubles et les vastes coins de nature. Chengdu, encore, où j’ai appris à redevenir celui que je fus.

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Il y a des jours où l’on désespère un peu de tout. C’est dans le sang que cela se passe. On a trop mangé, trop bu, le sucre de nouveau s’est installé dans le corps. L’humeur, habituellement changeante, devient mauvaise durablement. Un rien vous agace, vous agresse ou, mieux, vous transporte au loin. Tout est écœurant. Malgré la bonne ambiance et le partage. Malgré les rires éclatants et les mains offertes. Malgré la vie qui a le dessus sur chaque chose.
Et, à la maison, l’atmosphère est lourde, on se sent mal accueilli. On est de trop. Et le sucre traverse et retraverse les veines humaines à chaque instant. La tête est lourde, les tempes sont chaudes. Malgré l’hiver qui vient, et le froid au dehors.

On rêve d’innocence, de tendresse totale. On se parle à soi-même. On s’agite en silence, dans l’immobilité du salon. On voudrait prier une bonne fois pour toutes. Mais on ne croit pas. On n’a pas l’horizon assez dégagé devant soi. Pas de perspective claire dans l’au-delà. Tout est tellement prévisible. Tout est terriblement terrestre. Le futur reste méconnu.
Il faudrait faire attention, ne prendre aucun risque, perdre du poids, afin de prolonger l’existence de quelques lignes, de quelques livres, encore… Pour le plaisir des uns et pour le bien des autres. Ce que l’on redoute, par-dessus tout, c’est l’indifférence muette. On voudrait tellement ne pas, voire ne jamais, perdre pied.

Alors, on retourne à Chengdu. Par l’esprit. Par le cœur. Par le corps, aussi. On y est comme chez soi. C’est en Chine, à l’autre bout du monde. Et c’est ici, chez nous. On y est invité. Pour la plus noble des causes. Pour la poésie.
À Chengdu, comme le dit mon ami, le poète Mohammed El Amraoui, il fait doux. Tout est doux, même la douceur de l’air quand, vers le soir, on songe aux nuits d’Orient et à la quiétude absolue. Ici, j’ai déposé tous mes objets familiers sur le grand bureau de la chambre. Et j’ai, sur le sol, posé mes valises.

Tout d’abord, on y a cru. À la beauté sur terre, bien entendu. On a cru notre rêve possible, réalisable. C’est pourquoi il nous a fallu bâtir notre maison et chanter ce qui naît.
Carnaval des grimaçants, corps et visages confondus, liberté grande ou tyrannie du beau… Beauté fatale, beauté du diable, beauté du geste, beauté du monde, beauté des choses, beauté dans l’art, et bien d’autres apparences, encore, multipliées.

Attention, attention, les sources de la Beauté ne sont pas à vendre… Nous ferons tout pour les empêcher de tarir.
Mais il y a tout dans un poème, ou dans une prose poétique. Il y a ce vieux monde réconcilié, apaisé. Il y a la vaste nudité des corps. Alors pourquoi ne pas, voire ne jamais, croire à la beauté du monde et des choses de ce monde ? Comment, d’ailleurs, ne pas croire à toutes ces beautés si différentes ?

Nous n’avons rien voulu éluder. Nous avons voulu tout dépeindre, et n’échapper à rien de connu ou d’inconnu. Nous avons voulu dire, encore, les mille facettes de la beauté sur la terre. L’exercice fut périlleux, mais le résultat est là, maintenant, très prometteur. L’exercice fut contraignant, en effet, mais tout cela toujours fait partie du voyage.
Un livre, c’est comme une maison, nous l’avons dit, une maison avec un toit, une cheminée, quelques murs, des pièces plus ou moins grandes, des portes et des fenêtres. Une maison d’arrêt ; on y fait halte.
Halte, jusqu’à ce que nos forces d’évocation se libèrent, et se soulèvent…

À Chengdu, les rencontres sont familières et le rire est au rendez-vous. La nourriture est bonne, excellente, même. Et les restaurants sont accueillants. Fourmillants. Et les amis sont nombreux.
Parcs, musées, avenues et immeubles gigantesques, vieux quartiers et ville moderne, petites boutiques obscures, bibliothèques et librairies, lieux de pèlerinage, lieux saints, lieux finalement magiques. Arbres et rivières. Temples secrets. Tout ici m’a aidé à reprendre mon souffle.
Chengdu, étonnante cité, où j’ai retrouvé un nom, Li Ru.

Et la Beauté, l’éternelle Beauté, dans tout ça ? Elle continue de se consumer dans le poème. Elle apparaît et, aussitôt, elle disparaît.
Attention ! Les sources de la Beauté ne sont plus à vendre. Et l’objet que vous tenez dans vos mains est un livre, un livre ouvert sur le monde.
Je suis à Chengdu, pour l’éternité.

Il y a des jours où Chengdu se ressemble.

Vénissieux, le lundi 17 décembre 2018 ; même endroit, le 30.

Thierry Renard (Li Ru)

 

 

incertain regard – N° 17 – Hiver 2018  : Carte blanche à Thierry Renard

Hommage à Pier Paolo Pasolini

PPP

à la mémoire de Pier Paolo Pasolini

Je te devais au moins ça, Pier Paolo, ces quelques lignes et vers mélangés.
Ami, si différents l’un de l’autre, et pourtant également si proches.
Ami, si proches et si lointains, à la fois.
Toi et moi, Pier Paolo. Toi plus moi.
Comme j’ai coutume de dire, deux versants d’un même feu.

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J’avais douze ans quand tu es mort assassiné, début novembre 1975.
J’avais douze ans, et je venais de passer mon mois d’août en famille, à Ravenne, en Italie.
J’avais douze ans, alors…
Et je ne te connaissais pas encore. Ton nom peut-être, ou ton visage vu à la télé.
Je n’avais encore jamais écrit de la main droite tes initiales : PPP.

le soleil gronde un peu
la mer étend ses bras
le siècle est nettoyé
par d’obscures rafales
le temps passe un peu vite
du côté d’Ostia Antica
et les héros s’épuisent
à vouloir l’impossible
tout ce petit monde-là
n’a pas oublié
les chagrins les regrets
les amours et les haines
les soirs d’apprentissage
les matins couverts de brume
et la main tendue
et vice et versa
tout ce qui se confond
tout ce qui se cache
ou se replie
derrière la haute muraille
des apparences
un regard indifférent
l’autre versant qui s’assombrit

la dégringolade dans l’éloignement
mais pas un mot devant l’autre
plus haut que l’autre
pas un mot
même pour simplement
dire bonjour
pas un mot même nu
même cru
il n’y a là
rien de définitif
de sacré d’absolu
rien d’universel non plus
d’éternel de parfait
rien
et c’est
déjà beaucoup
tout ou presque
presque tout
et la main tendue
aujourd’hui la fatigue de la route
a vaincu l’ennui du chemin

*

Malade et lisant Pasolini

« Notre histoire ! étau
de pur amour, force
rationnelle et divine. »

Pier Paolo Pasolini,
Le rossignol de l’Église catholique

L’heure tourne
et je me sens si las
Contre toute attente
je suis malade
et ces derniers temps
mes crises sont rapprochées
J’aimerais appeler à l’aide
qu’on me porte secours
Je voudrais pouvoir hurler
mais surtout je voudrais bien
expérimenter la suite
goûter à des mets inexplorés

Nous sommes toi et moi
très différents Pier Paolo
Nous n’avons connu
ni les mêmes frustrations
ni les mêmes tourments
ni les mêmes égarements
Ma jeunesse fut heureuse
la tienne plus agitée
Mais l’une et l’autre aujourd’hui
sont à jamais perdues

Pier Paolo tes écrits tes films
tes images et tes mots
sont dans mon sang
Tu me traverses de toutes parts
Tu finis même
par encombrer mon cerveau
Pier Paolo comme toi
je n’ai pas toujours
fait les bons choix
Certes tu es plus illustre
ton nom résonne un peu partout
Mais tes vers affranchis anormaux
continuent de parler
par ma bouche
continuent de s’écrire en moi

Nous sommes de la même bande
Pier Paolo
de la même ethnie du même attroupement
Nos investigations morales
un jour ou l’autre finiront par payer
par porter leurs plus amers fruits
Un jour ou l’autre Pier Paolo
notre monde deviendra plus supportable
et nos existences sans aucun doute
beaucoup moins risquées
Un jour ou l’autre Pier Paolo
toi et moi nous serons en effet
des individus un peu plus recommandables

Vivre fatigue incontestablement
Mais l’essentiel est ailleurs
cela a déjà pu se vérifier

L’essentiel c’est l’incroyable
beauté des choses
C’est l’amorce contradictoire
et bondissante
C’est le parfum des jours
l’arrogance extrême de la nuit
C’est ton délire et le mien
mis bout à bout
L’essentiel c’est tout
ce que l’on ne parvient pas
à formuler

Ma maladie est étendue
une sorte de dépression
mélangée à de l’amour de vivre
Une contradiction je suis
une contradiction évidente
Et le diabète ne m’épargne pas
lui non plus
quand dans mes veines ont passé
deux litres de bourbon
J’attends patiemment le verdict
M’aimera-t-elle encore
après le krach

Il y a des moucherons
il y a des cafards
Et il y a toujours trop
de nostalgiques

*

Des livres, des films, des titres, Pier Paolo, enveloppent aujourd’hui mon esprit.
Accattone
Théorème
Pétrole
Mamma Roma
Qui je suis
L’Odeur de l’Inde
Écrits corsaires
Je suis vivant
La Rage, ou La Rabbia
La Ricotta
Adulte ? Jamais
Les Cendres de Gramsci

Des livres, des films, des titres que je n’oublierai pas de si tôt.
Des œuvres, pour moi, fondamentales, et très vite devenues indispensables.
Des œuvres de vie, de la vie et, surtout, en vie.
Des œuvres « de chair et de sang ».

Tes poèmes, tes romans, tes images, ta voix, tes mots, ton cinéma, ta spiritualité et même ta sexualité, n’ont plus aucun secret pour moi. Tu m’as appris avec fermeté le communisme sentimental et l’amour absolu.

Désormais, je sais écrire de ma main droite tes propres initiales.

PPP