incertain regard – N°18 – Eté 2019
Carte blanche à Hervé Martin
Hamid Tibouchi
Ici pourtant
ici par-
tout
les bus sillonnent la misère
et la beauté mêlées
le vent violent le vent hante
les têtes vidées
l’angoisse habite les corps
corps ballottés neutralisés
corps négatifs à la dérive
sans but
ici nulle
part
on ne repose on ne s’impose
on ne dit oui ni non
mais on subit mais on se tait
ici tou-
jours
il pleut et le soleil pleut
soleil noir-ci noir-là
défiguré
pour-
quoi
ici chante-t-on faux
pour-
quoi
déchante-t-on si vite ici
ici pour-
tant
il pleut des feuilles
sur les crânes des morts heureux.
Art-peau et tic, arpent et toc
à 68 ans je couche encore
sur papier des mots simples
qui ressemblent à des femmes
dociles en apparence
oh que toujours ils aient
la fraîcheur de leurs peaux
et celle de la tendresse infinie
des yeux de l’amour
que mes textes soient imparfaits
qu’importe je les veux nature
sans sucre ni colorants ajoutés
beauté bâclée charme de l’humain bancal.
Tabous, ta bouche
Comme dans la pierre fendue,
la beauté est au fond d’une blessure.
Edmond Jabès
dieu, c’est ta beauté qui me prend à la gorge
qui me fait taire et te serrer plus fort
sans que je n’y comprenne rien
c’est l’estomac et le cœur pleins et beaucoup
d’air pur autrement c’est duperie
c’est un chien. oh combien ta bouche
est désirable quand tu récites la liberté est au bout
d’une feuille de papier ou encore je demande
la paix et la parole je ne fais que transcrire
les grenades que nos tripes ont mûries
que ta bouche a nommées
c’est à peine si on ne me tire pas dessus.
On se dit que peut-être c’est la fin
on se dit que peut-être c’est la fin
qu’on a sans doute tout dit
qu’il ne nous reste plus rien à dire
plus rien du moins qui vaille la peine
que les malheurs nombreux nous ont durci
le coeur la peau
qu’on n’est plus capable des mêmes émotions
qu’avant
des mêmes indignations devant l’horreur
la misère
des mêmes troubles devant la beauté qui cogne
à l’improviste
on se croit insensible à jamais
entouré d’écorce épaisse devenu pierre
incapable d’articuler le moindre mot qui vibre
de tracer la moindre ligne qui crie
ou qui dénonce
ou qui esquisse un semblant d’espoir
et puis
un jour
voilà que ça recommence
c’est comme quand une bulle vient crever
à la surface verte d’une eau stagnante
quelque chose alors se remet à bouger en vous
dans votre corps
dans votre cœur vos tripes
l’arbre que l’on croyait mort calciné
se met tout à coup à bourgeonner
de fragiles petites feuilles vertes se mettent
à pousser
sans qu’on s’en rende compte
ce n’est pourtant pas le printemps
il fait un peu frisquet ce matin
le soleil timide a disparu
et un orage se prépare
encore une journée à vivre
avec sa tête
avec ses yeux ses mains
avec ses viscères ses angoisses
avec ses doutes multiples et ses rares certitudes
avec tous ses cinq sens et ceux cachés
avec les mille petits bruits sourds
les mille petits élans mystérieux de la création
vas-y petit pousse
vois le jour
après la parésie un jour nouveau se lève.
Rétrospective
l’herbe la tendresse où sont-elles
ce qui restait en nous de l’enfant
qui nous aidait à vivre parant nos pupilles
de la fleur de l’étonnement
tout alors était beauté poignante
(le cœur flanche quand tu surviens ô femme
ta voix tes gestes eaux de vie des sens)
et la révolte toujours parsemait nos corps entiers
d’amanites
gonflant nos plumes nos bouches de mots
empoisonnés
donnant à nos mains nues la fièvre
qu’il leur fallait
le Soleil osait encore parler vrai par les tripes
ils ont dû l’éventrer pour maintenir l’équilibre
puis la longue nuit froide
la grande absence du cœur
l’exil la solitude
puis ton visage de plus en plus rare
ton corps tant rêvé par mes mains
loin déjà tes grands yeux d’eau douce
ta dangereuse insouciance
le cœur l’obsidienne.
Sainte mère
Pour Celia
Aimer, c’est l’innocence éternelle,
et l’unique innocence est de ne pas penser.
*
La beauté est le nom de quelque chose
qui n’existe pas et que je donne aux choses
en échange du plaisir qu’elles me donnent.
Fernando Pessoa
la vieille — quel mal
à l’appeler ainsi — portait bien
son âge et ses rides
qu’elle ne s’embarrassait pas d’effacer
elle avait bien d’autres soucis
elle ignorait les cosmétiques
et puis ce n’était pas bienséant
de se farder outre-mesure
la vieille au nom de rose sa peau fleurait bon
la lavande le thym et la fleur de menthe
la maison sentait le propre
et le savon de Marseille
elle avait de la bonté plein les yeux
et si parfois elle y déposait une pointe de khôl
c’était pour dissimuler la tristesse
que la guerre y avait mise
cette guerre avait bien failli emporter
ce qu’elle avait de plus cher
ses deux enfants
qu’elle protégeait de la misère
ma vieille avait subi la guerre on peut même
dire qu’elle l’avait faite mais son nom
n’est inscrit nulle part ailleurs que dans ses rides
que l’on peut encore voir sur les photos
elle avait tant de beauté dans l’âme
tant de douceur et tant d’innocence
que parmi les ronces ces rides-là
lui illuminaient le visage.
D’une blancheur à l’autre
à une semaine à peine
du premier jour du printemps
le pommier gavé de neige
converse avec Brancusi ou Mondrian
de la tardive blancheur humide
à celle étonnante de tiédeur parfumée
bientôt il éclatera de mille fleurs
blanches un peu rosées
offrant à nos yeux
fatigués de l’hiver
l’éblouissement ensoleillé
de la Merveille renouvelée.