SEVESTRE Hélène

incertain regard – N°18 – Eté 2019 : Qui vocalise la nuit ? Qui protège son petit ?

Enfilant une robe comme les pingouins des Malouines qui surfent dans les vagues, qui vocalisent la nuit, qui protègent leurs petits, j’invente un rire, j’emprunte une voiture, je cours derrière vous, Mandelstam, un ours et un seau sur ma route, nous jetons nos pelisses en l’air, que vous êtes beau, j’ose à peine vous lire.

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D’un côté s’étend la plaine, de l’autre la montagne s’élève, jamais vous n’écrivez cela, n’avez pas cette autorité, cette certitude, cette façon d’embrasser le paysage, comme une femme ouvre les bras pour faire sécher le linge – et son amoureux la trouve belle dans cette attitude.

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Vittorini ou Carlo Levi (et c’est pareil dans la Lettera alla profesoressa) ont écrit avec, sur, pour des paysans, des gens très simples, leur phrase en prend les manières, c’est avec grâce qu’on apprend à manier son couteau, sa fourchette, à tourner sa langue et son stylo dans sa main.
Les questions formulées sont celles-ci : qui a besoin de manger ? Pourquoi veux-tu apprendre à lire ?
Et dans la certitude que le pain peut manquer, on se lève de table, on a mangé, on n’a pas mangé, on a écrit, on n’a pas écrit, la phrase est simple, le torchon est ridé comme la femme qui l’utilise, le chat dort.

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Le voyageur frappe ses bottes l’une contre l’autre pour en ôter la poussière, ses lacets forment des sortes de moustaches à mi-jambe et les œillets le regardent, petits yeux à ses pieds.
– Quelle belle étendue, murmure-t-il en considérant la plaine. Elle est si unie, si vide et lui-même si seul dans la pénombre qu’il peuple les maisons et le ciel de milliers de figures. Mais qu’il arrive dans une ville, des activités tout le long du jour, le ciel est un néant dont il se prend à rêver, aucun colis dans les angles.

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La réalité qui entre dans le rêve, comme un jeune animal qui passe le seuil de votre maison et les feuilles des arbres dessinent leurs ombres sur son dos, vous êtes assis, vous ne voyez pas d’opposition, vous aimez l’odeur du renard, vous redoutez le renard, des terriers dans le champ.
Une respectable folie, respectez ma folie.
Vous avez peur, ridicule, assis.

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Vous lancez vos beaux faucons le long d’une rivière rapide et giboyeuse, vous-même quand vous parcourez la forêt, votre marche est celle d’un lion blanc, des récits vous accompagnent, comme un jeune homme, vous traversez des villes et des plaines, le passé vous appartient, vous élevez des statues à vos parents, vous les avez formés, si odieux, si calmes maintenant.

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Nous sommes allés à Saint-Avit tout givré à Noël. Mais une nuit de décembre, la chèvre des Moûtier a marché sur l’étang et a été prise dans la glace qui a cassé.
Son dos blanc maintenant est bien visible, une corde qu’on tiendrait de part et d’autre de la pièce d’eau ne suffirait pas à la ramener au bord.
J’aurais voulu descendre avec la chèvre vers l’étang et la sauver, le crâne des animaux est fragile, plus que le givre, plus que nous.

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Après une nuit d’insomnie, toute blanche comme la chèvre de l’étang, j’ai rêvé que j’entrais dans une grande piscine, je ne me noyais pas, je nageais avec bonheur, délivrée de l’état de veille, débarrassée de toute entrave, le piquet, le piquet de la chèvre.
– Elle s’est enfuie, aucun malheur ne lui est arrivé. La main de M. Seguin est douce comme l’eau que je fends.

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Un sentiment de colère se transforme en tristesse, comme une montagne s’adoucit et se termine en colline, vous explique Giordano Bruno, la poche de son mantelet bâille, a la forme d’une oreille, vous prenez le pas, tant de correspondances entre la nature et notre état. Les arts, aussi, s’inspirent de l’attitude d’un bras, une grande maison se compose comme les parties d’un corps.

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Cet amour entre espèces, de quel lien s’agit-il, cher Bruno ? Mon petit chat sur les genoux, l’animal palpite, est chaud, est doux, l’être humain a été fait pour porter sur les genoux un poids si léger, dans un fauteuil placé près d’une fenêtre entrouverte, il a été fait pour être caressé par une brise un peu forte.

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Vous vous arrêtez, dans une flaque, un petit animal, un furet, un écureuil, est furieux d’être tombé là, son œil brille plus encore que la lune, parce que l’œil est noir, le pelage blond, mais jamais il ne fait ses révisions, ses calculs, ne se dit : « J’aurais pu avoir un meilleur sort, avec ma beauté, mes qualités. » Enfermé dans sa vie, il m’émeut.
Enfermée dans la mienne, je sens que ma littérature vient aussi de cette absence de choix.

 

incertain regard – N°12 – Mai 2016 : Purmamarca

A Purmamarca, dans la région de Salta, les enfants de l’école primaire brûlent dans la rue les maisons en carton, d’assez bonne taille, qu’ils ont fabriquées. Ils commémorent ainsi l’action des habitants, détruisant leurs villages derrière eux pour arrêter l’armée espagnole, au moment de la guerre d’indépendance.

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Vêtus de ponchos et d’habits traditionnels, ils portent dans leurs bras des chats étonnamment sages, ou des peluches pour les plus petits, attendant que leur maître, enveloppé d’une cape, un grand drapeau à la main, donne le signal du départ. Et tous alors, à sa suite, s’engouffrent dans une rue transversale, les parents et les badauds derrière.

Tous les jours ainsi ?

Non, un jour seulement, le 17 août. Le touriste émerveillé voudrait devenir instituteur ici, des armées et des montagnes autour de lui.

Dans le train des nuages qui grimpe à 4000 mètres, qui avance en zigzags, qui passe sur un pont en métal, l’ouvrage date de 1930, le voyageur surveille les montagnes qui défilent, comme une mère garde un oeil sur son fils parti jouer. Entre les montagnes, entre les jambes de l’enfant, se forment, de plus en plus rares au fur et à mesure qu’on monte, des cactus. Leurs dernières épines ressemblent au duvet clair d’un nouveau-né.

Yu écrit que son endroit préféré est une place en haut de la montagne, dans sa ville, on peut voir les troupeaux se rassembler. Après un séjour de deux semaines, toute fluette, Yu, qui est venue avec un groupe d’étudiants japonais, distribue à chacun un tout petit papier sur lequel elle a écrit au crayon : « Merci beaucoup, on se verra de nouveau. » Puis elle éclate en sanglots irrépressibles.

– On ne se verra plus jamais.

Comme un papier, une petite fille, un petit chat japonais s’envole. Je l’ai tenue quelques instants embrassée.

Sur une route qui est devenue course et fumée, tant il y a de chèvres et de poussière, j’ai aussi croisé un lama, des pompons derrière les oreilles et son berger, faisant croire au touriste qu’ils l’attendaient, une pierre posée devant eux. Un peu plus haut dans la montagne, des artisans qui gravent des cailloux offrent leurs productions, protégés par des murs du vent qui souffle sur le touriste.

En un instant, il a disparu.

Pas un sou pour les Indiens.

Accablé sous sa propre pensée, le voyageur ne regarde ni à gauche ni à droite. Mais la route l’ayant hissé à plus de 4000 mètres, comme la végétation, ses propos, ses remarques, ses souvenirs disparaissent. La roche est nue, la tête non, la tête sous le bonnet cherche à combattre le froid. Les yeux du voyageur en quête d’une anfractuosité où s’abriter du vent sont eux-mêmes comme des fissures.

Et alors tout d’un coup il se retrouve par la pensée devant ces très belles montagnes des Andes aux sept couleurs, montagnes inutiles où l’homme peine à s’installer. Le vent est si fort que les marchands de petits objets taillés dans la pierre, qui se protègent derrière des murets, pas hauts, le vent les détruirait, se sont enfuis.

L’homme absent, la nature crée des formes qui sont de l’art, qui sont comme des cathédrales.

Avec attention, le touriste regarde son petit sac tissé par les indiens avec les couleurs de la montagne, il est bien rempli, il ressemble à un jeune animal.

Puis je me suis éloignée, des cactus petits comme des enfants m’entourent.

Voyage en Patagonie

Les soeurs Quispe dans l’altiplano chilien, en 1974. Une vie rude de gardiennes de chèvres, sous un abri de pierre.
Elles sont unies, elles ont un chien très doux, les oreilles sans cesse agitées, on dirait en petit le vent qui souffle sur ces montagnes.
Une fois, elles s’achètent une robe.
Mais la région s’est vidée, elles croient savoir que les militaires vont tuer leurs bêtes – et alors, que feront-elles ?
Dans une ville, c’est impensable. Et si vous considérez comme la vie y est dure, comme les gens vous maltraitent, pour ces sauvages…
Pour ces sauvages, une vallée de larmes.
Mais dès que j’emprunte une rue qui grimpe, je me sens revigorée.
Pour se suicider, les soeurs Quispe ne sont pas descendues de la montagne.

Le chapeau du cavalier au-dessus de la croupe, bien au-dessus, le cheval va et vient sur la terre jaune de la cour et quand il renâcle, son souffle est doux comme le vent.
– A quoi ressembliez-vous quand vous étiez jeune ?
Au chapeau au-dessus de la croupe du cheval. Un frottement d’oeil : on découvre aussi un peu d’herbe, devenue sèche.

Arrivée dans la Land Rover de son gendre, Lola, la dernière Ona, a vécu comme une indienne, comme une ouvrière agricole, ayant eu des maris et on les lui tue, des moutons et on les lui vole, et ses enfants tous morts, juste un petit-fils qui la méprise, Anne Chapman1 l’écoute, l’écoute chanter. Elle l’emmène en ville, à Comodoro Rivadavia, rejoindre une amie – et là, dans un minuscule appartement, elles boivent du thé ou du maté.
Lola parle à peine espagnol et l’autre va apprendre la langue des Onas, entre elles, c’est un peu comme une conversation à distance quand le son est mauvais.
Des ballots dans tous les coins de la pièce, la grande pauvreté, psalmodiez vos chants, j’entends la musique, je peux distinguer des morceaux depuis que je deviens sourde.

Dans nos corps, dans nos arts, dans nos langues, nous répétons les mêmes formes, reliées, reliées, grammaire sans cesse, visibles dans l’ombu et la prairie, des points, des lignes, des genoux, des coudes, toujours les mêmes formes.

A la bibliothèque du musée Branly, qui est comme un bateau, j’ai lu le livre d’Anne Chapman sur les Selk’nam ou Onas. Lors de la cérémonie du Hain, ils recouvrent leur corps de bandes noires, blanches ou rouges, d’ocre. Les stores devant les grandes baies de la bibliothèque et les raies noir et blanc de mon sac répétaient le même dessin.
La tête sous un capuchon de peau de guanaco retournée, je suis partie.

– Enlevez ces pulls et ces jupes !
José Emperaire explique qu’une des causes de la disparition des Alakaluf est le port de vêtements, offerts par les marins de passage. Le corps nu, couvert de graisse de phoque, une courte peau de guanaco ou de loutre sur les épaules, ils sillonnent les canaux. Ils grelottent, ils n’ont pas très froid. Mais le pull de laine garde l’humidité et l’indien s’est mis à tousser, les poumons atteints.

Un feu au milieu du canot, les Alakaluf descendent à terre. Ils tiennent une flamme à la main, ils amarrent leurs barques.
Un enfant se hisse. Bravo, tu as su entretenir le feu.
Un peu gros, il pourra vivre plus longtemps (quarante-cinq ans), des bandes rouges, énergiques sur le visage et le corps.

Pas de lumière humide ni de fils de la Vierge qui se déposent contre la vitre.
Mais la côte patagonne revient, sombre comme un dos de médecin qui descend de bateau. Payro raconte qu’un chirurgien anglais qui faisait la traversée pour s’installer à Punta Arenas s’est laissé persuader de rester à Puerto Madryn par une délégation venue de Trelew lui demander de s’établir chez eux.
Des croix sur le pelage, son chien court sur le pont.
On descend ses valises.

A bride abattue, ils retournent sur leurs pas. Il faut savoir qu’en cette fin de XIXème siècle, le prix d’un cheval est celui d’une voiture aujourd’hui. Des mois et des mois de salaire.
– Mais après, leur crie un client du débit de boissons, tu le loues pour quelques bouteilles d’eau de vie.
– Le cheval secoue sa crinière.
– Les Tehuelches racontent aussi que les oiseaux logent dans le ventre des baleines.

Il n’y a pas de renard bleu, les yeux posés sur les notes rédigées par Payro sur la Terre de Feu,  l’animal s’étire et bâille.
Mais c’est une mine d’or, ce document !
Des chercheurs d’or, anciens fonctionnaires déshérités, bandits, louvoient entre les côtes argen- tines  et  chiliennes,  très  peu  de  pépites,  se  plaignent-ils  et  souvent  leur  bateau  naufrage.  Un   poisson sur le dos.

Payro descend du Villarino sur l’île des Etats pour compléter ses notes sur l’Australie argentine,  qu’il doit remettre à son journal.
L’île est accidentée, mais si humide que le pied enfonce jusqu’à la cheville dans la tourbe.
– J’étais sûr d’avoir votre visite ! lui crie le gardien du phare, lui aussi à peine débarqué.
La maison qu’il occupera avec sa femme est reliée au phare par un petit pont. Il dispose d’un  minuscule potager que les lapins, revenus à l’état sauvage, pillent.
Payro a envie d’en adopter un.

– Des Indiens Yamanas, bientôt il ne restera que la poussière que soulève ce cheval, Payro suit le mouvement de sa croupe.
Il croise d’autres fermiers et quelques naturels, une bouteille ou deux à la main.
L’odeur des scones le tire de sa tristesse. Ces familles danoises établies là-haut, des restes de bateaux naufragés pour meubles et un plateau de biscuits qui fume sous la poitrine, l’émerveillent.
– Venez pour le goûter.
Des nuages sur l’eau.
Le lecteur de Payro se rappelle ce Finlandais, Iwan Iwanowsky, étudiant en droit, et qui, poursuivi pour activités politiques, avait fui la Russie.
Un mètre quatre-vingt-quinze sur l’île des Etats, les Patagons viennent de partout.
Marin condamné au cachot pour un ordre mal compris, le Finlandais ne parle pas un mot d’espagnol, il s’évade, est rattrapé, de nouveau prend le large.
On le retrouve, grand cadavre de quatre jours, sur la côte du port Parry. On l’enterre hors de portée de la marée sur cette île si petite qu’en peu d’heures on pourrait la parcourir.
Comme un épouvantail que traversent des sons, que fuient des oiseaux, comme un arbre sur lequel un petit animal cligne de l’œil, vous êtes ce par quoi passe la matière, ce que franchit une idée – ou deux. Et un jour, ce tronc évidé, cette flûte, sera brisé et le son et la rivière iront ailleurs.
– Il y aura une autre tête sur ce cou ?
– Il n’y aura plus de cou, mais la douleur que tu as à la nuque aura atterri sur un autre, des petites herbes à ses pieds.
L’animal carnivore ne voit qu’un objet à la fois. Pour attaquer une proie, il doit en être ainsi, explique Hudson, remontant son fusil sur les rives du rio Negro en Patagonie.
Il caresse le chien Mayor, il s’en défie maintenant. Au lieu de lui rapporter les trois faisans qu’il avait abattus, ce voleur les a plumés et dépecés pour son compte.
Un vieux chien intelligent, à moitié aveugle, infidèle par moments.
Des années plus tard, se rappelant l’histoire et comme il avait battu froid à l’animal, lui accordant une caresse en guise d’aumône, Hudson rit, les bras sur les jambes, comme on jette un coup d’œil sur le fleuve.
Hier, comme une planche arrachée par un cadavre, un bateau, pris dans le brouillard, a heurté un récif, a sombré près des côtes de Chiloé, au sud du Chili, raconte Jonathan, un ressortissant de ce pays – et pour finir, pas de cadavre justement, tout l’équipage sauvé par la planche, par le brouillard, pas de garde-côtes, par Jonathan lui-même.
Une grande queue de cheval, une bonne taille, un bon poids, Jonathan a vingt ans, un pas chaloupé, il tient dans ses bras son fils et tous les marins retrouvés.