incertain regard – N°19 – Hiver 2020
Carte blanche à Hervé Martin
Clara Regy
Simone, Colette, Marguerite, Colette, Elfriede, Colette
Travaux en cours
« souvent la nuit je me faisais pleurer pour le plaisir ; m’obliger à réfréner ces larmes, c’eût été me refuser ce minimum de liberté dont j’avais un impérieux besoin ».
les nouveaux rideaux
s’étalent sur la plage
où des oiseaux blessés se mouchent
sans compter
tu pleures dans un rêve
la fraîcheur
de l’oreiller humide
réveille ta nuque endolorie
le chagrin et l’envie
de glisser contre un corps
consolant
femme et enfant mêlés
c’est dimanche
le temps
si différent
« Ô géraniums, Ô digitales … Celles-ci fusant des bois-taillis, ceux-là en rampe, allumés au long de la terrasse, c’est de votre reflet que ma joue d’enfant reçut un don vermeil. Car Sido aimait au jardin le rouge, le rose, les sanguines filles du rosier…»
loin le jardin de Colette
appartement sonore
de la ville
en sommeil
étage supérieur
une femme
de force et de cheveux
l’infernale machine
des jours des nuits
paumes
pieds frappant
sur les tiges ferrées
boîte à rythme
discordante
les bijoux
qu’elle façonne
– mollets galbés –
muscles de lapin
pendus au poteau de torture
éclaboussent
« les sanguines filles des rosiers »
parfois
tu cries
mais
les Arabesques de Debussy
te parlent ce matin
mêlées à la voix de Colette
gorgée de cailloux
roulent trébuchent accrochent
un mélange
de chants
unis
et
différents
« Chanson Chanson,
Toi qui ne veux rien dire
Toi qui me parles d’elle
Et toi qui me dis tout »
des petits vieux collationnent
de gestes tendres
relève le col du pardessus
anthracite
redresse le parapluie
elle et lui
doucement prêts
à quitter le festin
la pluie est chaude
ils frissonnent
« chanson toi qui ne veux rien dire »
Marguerite col roulé Lycra
ils n’ont dansé que de travers
aux mariages des sœurs
mais Anne-Marie Stretter Michael Richardson
la mousson du cœur qui chavire
le refrain les protège
n’écoutent que musique
de leur amour
vivant
« Il tient la jument qui dansait un peu sur place, mais je lui parlais, tu comprends, comme s’il n’avait pas plu ni tonné, je lui parlais sur un ton de beau temps et de promenade au pas. Et je recevais un agas d’eau incroyable, sur ma malheureuse petite ombrelle en soie. […] et la pluie de grenouilles tièdes… »
l’agas suspendu
s’écroule sur ton front
chaud ça sent bon
les grenouilles se rincent
l’œil
et les pattes
« l’ombrelle de soie »
cachée dans les pages de Sido
la pluie était venue
laver
oui hier le soleil avait des jambes
signe d’eau
disait ta mère
et toi tu marches
ruines tes sandales ocres
ris pleures
et comptes les grenouilles
tu Colette(s)
mais la jument se nomme
Bayard ou Bijou
un robuste
garçon-cheval
– tout faux –
tu cours
ris pleures
et la boue dessine
– « Mais que tu as donc l’air bête aujourd’hui, ma fille !… »
réveille ta voix
– je sais –
sur le matin
de l’avenue encore brune
tout va bien
« Elle fait des gestes d’amour, d’après ce qu’elle imagine. Et ce qu’elle a vu faire à d’autres. Elle donne des signes de maladresse […] Un automate d’amour qui ne réagit même plus aux coups de pied. »
se battent comme des chiffonniers
au sol
pour une fille
pour un mot
mal tenu
trop fort enfantin
violents violents
pourtant
larmes mains pleurs cris
Klemmer regarde Erika
Erika regarde Klemmer
tu réunis les pages
pour cacher
les gestes
forts trop forts
mal tenus
violents
et tu reprends
le poids
de la douleur
dans la cour
la guerre
a fondu
dans les larmes
se mouchent
deux ogres
de quinze ans
dans le lit de la mère
Erika a perdu
son
visage
« Je devrais peut-être, d’un grand enlacement fraternel, la saisir, l’envelopper, fondre sous mon étreinte chaude ce petit être raidi, cabré, enragé contre sa propre douleur… »
les œufs
refroidissent doucement
sur le soir trop vif
la casserole soupire
tu voudrais les bras de Colette
un parfum de poudre
de cocotte et de femme
– du monde –
une chair affaiblie
des gourmandises d’antan
tu voudrais Colette
vieille femme rugueuse
et tendre
revenue de son corps
et l’odeur de mort
des vieillissantes peaux
collée dans ton cou
lui dire les fadaises
qui feraient ruisseler
les cailloux de sa voix
danser encore
et surtout te voir
recomposer le temps
entre tes bras légers
le souffle
piétiné par les corps inconnus
pantomime de Colette
ridicule et jolie
vaillante abandonnée
un peu Isadora D.
dans ses voiles d’oiselle
vas-tu changer d’amours
les feuilles des noisetiers
balancent à la fenêtre
danse danse encore
j’ai l’image de ton corps
derrière mes yeux fermés
il me manque ta peau
et le peu
que nous sommes