incertain regard – N° 17 – Hiver 2018 : Vers allemands
Dans les pages du vieux livret, il me vient l’envie de glisser un poème de Paul Celan.
Manière de saluer le poète qui a fait face aux décombres de l’Histoire. 1961, il est alors en vacances en famille sur la côte, à Trébabu, au manoir de Kermorvan. Non loin de Brest.
Le poète marche le long du sentier côtier couvert de genêts. Impossible pour lui de ne pas associer le jaune des fleurs à l’étoile juive. À ses parents assassinés par les nazis, son père disparu dans un camp, sa mère tuée d’une balle dans la tête.
Deuil des genêts, le jaune est couleur de la douleur. Sur ces fleurs, il pleut des cendres. Ne pas laisser revenir l’insupportable. La mer d’Iroise l’emmène vers la mer Noire. Celle qui baigne sa Bukovine natale, le lieu de la tragédie.
Il est celui qui, pourtant, pointe l’effort de vivre comme une haute exigence. Loin de lui, l’idée de se confiner dans la plainte. Comment surmonter les blessures ? Faire face à ce qui reste d’un tel abîme ? Comment, sur ces décombres, faire briller à nouveau la lumière ?
Quelque chose arrive à Brest, en ce mois d’août 1961. Une promenade place du Château. Un cirque installé là, un tigre qui bondit et un élan de vie. C’est le poème intitulé « Après-midi avec cirque et citadelle ». Il faut imaginer le beau visage de Paul Celan. Le léger sourire dans les yeux du poète. Le front large et bombé.
Un instant, il oublie la Fugue de mort. Le père, la mère disparus aux camps de la mort. Oublie la foule de ceux qui creusent leur tombe dans les airs. La mémoire enténébrée par le crime nazi.
Dans la Penfeld, il aperçoit un remorqueur de guerre tout près des fortifications de la citadelle militaire. Ça fait signe en lui. Se souvient-il de la guerre à l’Est, à l’autre bout de l’Europe ? Du côté de Brest-Litovsk ? La mort, la finitude sont toujours là qui l’habitent. Comment les éviter ? Mais l’immense rade, la transparence de l’air font l’effet d’une goulée puissante. Celan capte quelque chose d’ample :
Le ciel au-dessus de la rade
La mouette au-dessus de la grue.
Instant suspendu de pure vitalité. Dans ce seul nom de Brest, voici que, pour lui, deux villes se fondent. L’armoricaine et la slave. Dans la Czernowitz natale de Celan, on est roumain, allemand, juif, russe, polonais, grec. Le destin se prête aux identités multiples. Et ces mille contacts, ces mille rencontres faisaient l’ordinaire de la vie d’avant 1940. Le poète qui écrit en allemand garde en lui ce legs. Derrière le grand front de Celan, Brest se dédouble en ville russe. Une apparition s’y associe, l’éclair amical soudain. Le poète russe Ossip Mandelstam. Juif comme lui et mort vingt-cinq ans plus tôt dans un camp stalinien de la Kolyma. Autres décombres de l’Histoire.
Celan prononce en russe le nom de Mandelstam. Et le salue. L’éblouissement est tel qu’il le voit. Véritablement. Sur la place du Château à Brest. Il lui parle, le tutoie comme un frère. Accueillant la présence de ce double amical qu’il connaît, lui qui est aussi son traducteur. N’ont-ils pas en commun un destin proche ? Un même esprit de révolte contre les fracas du monde ?
C’est solennel et bouleversant.
Miracle, la nomination a le pouvoir de sauver. C’est la magie de la parole poétique, cette incroyable faculté de faire revivre ce qui est perdu. De faire vibrer à nouveau la corde de la vie et du temps.
La Brest atlantique a fait surgir la ville-forteresse russe, attaquée et assiégée elle aussi. Elle qui a résisté aux nazis, à la peur et à la mort. Si courageusement. Et Paul Celan de saluer alors, par un mot en russe, le drapeau français qui flotte sur le remorqueur de guerre.
Je lis ce vers en allemand : Verloren war unverloren. Le perdu était non perdu. Tout s’inverse. L’absence se change en présence, la distance s’efface. La perte un instant est annulée. De la parole vive, surgit une sorte de satori, d’illumination.
Le cœur est une place forte, s’écrie Paul Celan. Ces mots lèvent en nous l’idée de résistance. La force pourtant n’y fait pas de bruit guerrier mais résonne ardemment. Étonnant renversement : c’est le cœur qui prend le maquis, qui résiste.
Ce texte tramé d’un ciel de mer, d’une citadelle et d’un nom d’ami ouvre un paysage-monde. En peu de mots. S’y décline doucement la fraternité plus forte que la mort. Plus forte que le cortège d’horreurs qui la suit.
C’est cela qu’il faut sauvegarder. Venant de ceux qui, comme le poète, ont traversé le pire. On en retire une étincelle de lumière et l’on a envie de dire merci.
Place forte. Mot traversé par la force, casemates, forts, poudrière.
Mot traversé par la puissance. Brest, le port du Roy, bâti par le grand ingénieur militaire.
Place forte, Festung de Brest où le terrible commandant Ramcke et ses parachutistes creusent le ressac des atrocités et de la mort.
Place forte de résistance tenace. Pour plusieurs réseaux, Défense de la France, Alliance, FTP, Groupe Elie. Réseau Centurie. Dix-neuf résistants brestois furent fusillés au Mont-Valérien.
Vingt-trois furent fusillés dans les douves de la prison du Bouguen.
Je veux leur faire une place dans ces lignes. Dire leur arrestation après une dénonciation anonyme. Leur internement à la prison de Pontaniou où les Allemands les ont torturés. Longtemps on a cru qu’ils étaient morts en déportation. On a arasé les fortifications du Bouguen.
En 1962 au cours des travaux de construction de l’Université, on a découvert des objets personnels ayant appartenu aux fusillés. Dans la fosse où les corps furent jetés après avoir été alignés le long des douves.
J’imagine. L’horreur sans bruit du chemin qui fut le leur. Franchir la porte de Castelnau, arriver devant l’alignement des poteaux d’exécution.
Dans les ruines des anciennes fortifications, sous les remblais, les poteaux ensanglantés. La pesanteur de terre garde l’enfouissement fantôme. Lieu de supplice.
Il faut déranger les ruines. Mettre la lampe frontale pour descendre dans les fissures de l’ombre. Les signes du silence accompagnent.
Et doucement, comme une évidence, appeler les absents. Le cœur est une place forte.
Je voudrais donner chair aux silhouettes ombreuses qui se sont colletées aux plus hautes épreuves. Qui ont tenté de garder le cœur à l’heure humaine. Auprès de vous, je prends leçon d’être.
Extrait du livre Le cœur est une place forte,
à paraître aux éditions La Part Commune en mars 2019
incertain regard – N°15 – Novembre 2017 : Les mains d’Érasme
Est-ce le silence dans le cabinet de travail de la haute demeure gothique ? Ou la lumière sur les longues poutres brunes ? On se croirait dans l’intimité close et paisible d’un tableau hollandais. Après-midi d’automne, une des fenêtres à meneaux ouverte sur le jardin des simples. Tout à l’heure, on s’y promenait, loin du flux motorisé de la rue. « La maison d’Érasme » à Anderlecht. An-der-lecht, trois syllabes : dans la double pause, résonnent de petits bruits domestiques, feutrés, le sillage tranquille d’une servante flamande portant une bassine de cuivre. Comme dans un roman de Marguerite Yourcenar.
Léger crissement de plume sur un parchemin. On n’entend plus la rumeur du dehors ni la voix du gardien. On voit l’homme absorbé qui écrit. En s’approchant, on traverse cinq siècles. Comme par magie, Érasme est là. Tel que l’a peint Holbein, écrivant sur un pupitre, chaudement vêtu, coiffé de la barrette. Derrière le chapeau carré, à quoi pense le grand humaniste ?
Irrésistiblement, le regard s’aimante sur les mains. De longues mains qui ne tremblent pas. En elles, une force incorruptible, comme si toute l’âme s’y trouvait concentrée. Visage de profil, les yeux baissés sur le parchemin posé sur le livre à reliure rouge. Celui exposé ici, dans la vitrine, ces Commentaires ajoutés à la traduction du Novum Testamentum.
Il est venu se soigner chez son ami Pieter Wijchmans, le chanoine du lieu. Dans ce havre simple, il espère trouver un peu de paix, comme le lui a conseillé son ami Guillaume Budé à qui il vient tout juste d’écrire une de ses nombreuses lettres quotidiennes. À cinquante-quatre ans, l’auteur de l’Éloge de la folie trouve refuge dans les livres.
Par-dessus l’épaule de l’homme à la barrette, on peut lire ces lignes, revigorantes comme un rameau d’olivier : « Rien n’importe plus que la loi, de même que le prince, commune à tous et équitable au sens de l’État ». Comme une évidence : non pas la force, mais le raisonnable. Une pensée neuve, qui dit la vie juste : « il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas trop d’inégalités de richesses […] pour éviter que le bien de tous soit attribué à peu de gens ».
Voilà ce qu’Érasme garde dans son chapeau carré. Cette tranquille insurrection de l’esprit contre ces inégalités jusque-là si parfaitement acceptées. Cette pensée-courage, en des temps de grands désordres du monde. Parce que la guerre est là, bien sûr, qui calcine les maisons et les granges. Mais aussi la frénésie religieuse qui monte et se hâte vers le pire.
Même s’il ne partage pas l’outrance du moine allemand, l’homme qui écrit, épris de liberté, a une pensée pour Luther qui vient d’être excommunié. On est vite taxé d’hérésie en ces temps. L’homme du ressourcement évangélique écrit ce que lui souffle la bonne volonté raisonnable. Parler de « loi », de « bien de tous », c’est entrer dans un domaine où l’impossible ne l’est plus tout à fait. Mais où les mots se mettent dangereusement à trembler. Il le sait. Son hôte lui a parlé de cet autodafé de livres qui a eu lieu tout récemment à Gand. Bruit de pas sur le carrelage. Peut-être la servante qui lui porte une décoction de sauge pour apaiser sa mauvaise fièvre.
Il lève un instant la tête vers la fenêtre. À nouveau, le bruit de la plume sur le parchemin. Il écrit. Des mots sévères pour les princes et les puissants. Des mots bienveillants envers les faibles. Celui qui a noué mille liens d’amitié à Londres, Paris, Oxford, Fribourg, Rome, Padoue, Bâle, Louvain, a des mots justes. Parce que cet homme voit plus loin que son temps. Plus loin que les passions, cette part obscure des hommes. Telle cette folie de l’argent qui défigure les visages, gâte les âmes.
Comment oublierait-il « Les usuriers » peints par son ami Quentin Metsys ? Ces quatre faces difformes et grotesques qui portent un sinistre masque. Celui de la maladie qui brûle dans leurs mains avides et marque atrocement les visages. La soif du toujours plus, jamais rassasiée.
On rêve à ces mains en train d’écrire. On se surprend à penser à d’autres mains. Celles de Jakob Fugger, le riche banquier des Habsbourg, peint par Lorenzo Lotto. Manipulant les pièces d’or et le trébuchet. Mais ce n’est pas la pesée des âmes qui passe entre ses mains. Âprement, Fugger transcrit des colonnes de chiffres sur le livre de comptes qui est posé à côté, en majesté. Ses mains ont sur le dos les stigmates d’une idée fixe, celle de l’accumulation marchande. Additionner, soustraire, multiplier. On est dans le monde des grandes maisons financières. Avec la comédie aride des intérêts qui s’y laisse voir, sans souci aucun du spirituel. Le jeu des courtisaneries et des marchandages qui met à la même table altesses et grands argentiers. À Anvers, Lübeck, Francfort, Gênes, Louvain, Venise.
Autre chose irrigue les mains d’Érasme. Entre ces doigts tachés d’encre circule une vérité neuve comme un printemps de l’esprit : « Sur tous les biens qui sont couramment utilisés par les gens du peuple, le bon prince ferait bien de n’imposer que de faibles taxes : blé, pain, bière, vin, étoffe, et tous les autres biens sans lesquels on ne peut vivre au jour le jour».
Tout est là : dans le souffle chaud de l’esprit, dans cette part de bienveillance, soucieuse de ceux qui ont peu, ouverte à un monde d’humanité sensible.
Le cours des choses change-t-il ? L’argent est de tout temps. Mais, mauvaise nouvelle. Aujourd’hui, il est devenu un monstre doux. Sans même un visage qu’un peintre puisse fixer. Un monstre embusqué sous les touches d’ordinateur des bureaux et des bourses mondiales que des mains ne cessent de tapoter avec fébrilité. Terrible constat de la modernité : des riches tellement plus riches, des pauvres tellement plus pauvres.
Cinq siècles après Érasme, son espoir de trouver le chemin de l’équité affleure là, en nous, ténu, ardent, malgré l’air du temps.
C’est notre utopie.
Dans le silence de ces hauts murs, les mains qui écrivent ces lignes sur le parchemin font le petit bruit inexpugnable des rêves.