PINHAS-DELPUECH Rosie

incertain regard – N°16 – Eté 2018 : Entretien avec Rosie Pinhas-Delpuech

par Martine Gouaux

Rosie Pinhas-Delpuech est traductrice, écrivaine et responsable de la collection des lettres hébraïques aux éditions Actes Sud. Elle enseigne également à l’ETL, école de traduction littéraire pour jeunes traducteurs, sous l’égide du CNL.
Jusqu’à ses dix-huit ans elle vit à Istanbul dans une famille judéo-espagnole dont le père est francophone et la mère germanophone. Viennent ensuite des études en France puis un séjour d’une douzaine d’années en Israël consacré à l’étude de l’hébreu et à l’enseignement de la littérature et de la philosophie. Rosie Pinhas-Delpuech vit à Paris depuis 1984. Nous nous rencontrons une fin d’après-midi d’hiver, un jour de pluie fine et froide, dans un agréable café du 13e arrondissement. Elle se consacre en ce moment à l’écriture d’un nouveau roman.

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Toute une vie d’études passionnées, de voyages où la littérature et les langues occupent une place centrale. Après un premier roman Insomnia : une traduction nocturne, Rosie Pinhas-Delpuech publie une trilogie : Suites byzantinesAnna : une histoire française et L’angoisse d’Abraham.

« En fait je me suis donné le contrat d’explorer chacune de mes trois langues fondamentales. Ce sont les romans de mes langues mais l’ordre de lecture n’est pas important. »

Vous qui naviguez dans plusieurs langues, quel écho peut avoir cette expression « habiter une langue » ?

On peut quitter un pays et pourtant continuer à vivre dans sa langue. On peut d’ailleurs habiter plus une langue qu’un pays. Malgré mes errances, mes migrations, la langue est le socle solide de ma vie. Je veux dire par là que la traduction et tout mon travail littéraire sur mes langues forment ensemble le sol véritable sur lequel je vis.

L’exil, qu’est-ce que ce terme évoque pour vous ?

Lors d’une table ronde avec d’autres écrivains j’ai récusé le terme d’exil dans ma situation. Etre exilé c’est avoir quitté son pays sans pouvoir y revenir. Je suis une migrante, je suis du côté des diasporas, de ceux qui vivent loin de chez eux… J’ai été une étrangère avec l’angoisse des papiers qui manquent, la recherche d’un toit, d’un travail, c’est une expérience indélébile. Et aujourd’hui, même si je suis tranquille, même si j’ai des papiers, je garde une conscience de la précarité, de n’être pas à l’abri d’un retournement historique. Nous pouvons, nous aussi en France, être inquiets. L’Europe devient populiste. Si nous avions une Marine Le Pen ou un autre de la même famille politique… ! Mes papiers ne sont pas tout à fait comme les vôtres, ils peuvent être récusés, annulés… J’ai une vigilance qui me fait écrire. Je n’ai pas réussi à me fondre dans la masse, c’est cela qui a fait advenir qui je suis, et pourtant, je le répète, je n’ai pas de souci personnellement.

A la toute fin des années 1960 vous partez vivre en Israël. Votre arrivée sur cette terre est comme une naissance. Que ce soit dans Insomnia ou dans L’angoisse d’Abraham votre enthousiasme est communicatif. Vous apprenez l’hébreu dont vous dites :
[…] c’est une langue biblique certes, intimidante et sacrée […] mais qui sitôt jetée sur les trottoirs de cette ville [Tel-Aviv] si joyeusement profane et cosmopolite, se teintait de tous les accents de nos errances et tribulations sur cette planète, de nos failles et nos faiblesses, de nos amours, nos déceptions et insomnies, une langue totalement étrangère à tous les habitants de ce pays d’étrangers, presque hostile à force d’étrangeté, mais en même temps familière comme un paysage déjà rêvé, comme l’accent de toutes les grand-mères disparues. (Insomnia, p.51)

Le peuple juif est disparate, Israël est un pays disparate. Chaque fois que j’y retourne, pas aussi souvent que je le voudrais, malgré une tendance inévitable à l’uniformisation, je retrouve cette disparité humaine, elle est encore là ! L’hébreu de la Bible (l’Ancien testament) est très solide. Ces récits sont plein de gens qui ont des failles, il n’y a pas de héros, de messies, de dieux puissants comme dans l’Antiquité. On y voit des personnages faits de « poussière humaine » dans ce qu’elle a de plus fragile. Lacan appelait ça « la clocherie ». C’est cela que je trouve dans ce pays. Il n’y a rien qui se termine bien, nous sommes faillibles. Oui je suis du côté de ce qui cloche. Montaigne, que j’aime beaucoup, était un homme d’épée, il avait réussi sa vie professionnelle, pourtant il se retire. Ses trois essais sont faits de notre humanité faillible. J’écris à l’ombre de cette esthétique.

A cette même époque, vous portez un autre regard sur la littérature :
La littérature se présente comme un outil de subversion, de lecture libre et souveraine du monde. Par sa plasticité, sa forme insaisissable à la première lecture, elle tient tête effrontément au registre plus assuré du discours philosophique. Le tremblé des mots de la littérature rend mieux compte du drame de la pesanteur. Et peu à peu, la lecture qui était une passion intime et solitaire devient un outil de haute précision pour appréhender le réel. Et curieusement dans ce pays où je découvre l’opacité de la lettre et de la langue, la prétendue clarté du français se trouble, j’y découvre des obscurités inattendues qui m’invitent à l’explorer. (L’angoisse d’Abraham, p.173)

J’ai lu Proust là-bas, à 24 ans, loin du français et de la France. Le fait d’être linguistiquement déplacée, m’a fait voir la littérature sous un autre angle : comme un outil souverain. Mieux que la philosophie, la littérature défait les systèmes, met à nu. J’étais loin de la maitrise de la langue (l’hébreu), j’étais jeune moi-même et dans un pays jeune, et, du coup, j’ai compris comment les mots et les phrases pouvaient être un outil pour appréhender le monde.

Et la poésie ?

J’ai beaucoup de timidité vis-à-vis d’elle. Je suis symphonique, j’adore l’ampleur de la phrase, j’aime la plasticité de la prose. La vie se présente sous forme de prose romanesque. La poésie c’est un peu comme les mathématiques. C’est d’une abstraction, d’une concision et d’une opacité parfois qui me font peur. J’aime la poésie qui descend dans la rue : Villon, Baudelaire, les poètes russes qui se mettent en musique. La poésie française est trop élitiste parfois. Pourtant le son me travaille beaucoup et j’essaie d’écrire avec la même précision rythmique que la poésie. Mais alors mon modèle est plutôt la musique.

Et puis, il y a votre retour en France — une récidive dites-vous — il ouvre une crise, vous avez peur d’oublier l’hébreu, vous tombez, en quelque sorte. Votre amie Jacy auprès de qui vous cherchez secours, vous dit : « N’aie pas peur, vas-y ». De quel chemin, de quelle plongée, parlait-elle ?

Evidemment il s’agit d’une analyse ! Je n’aime pas en parler… C’était en fait comme une propédeutique, de nouvelles études, comme si je me reconstruisais de la base, tout autrement. La pratique de la psychanalyse m’a appris à me placer, quand j’écris, à l’endroit d’où ça vient. Comme dans une mine, je descends au charbon, à la recherche de la veine qui nourrit mon écriture… La récidive ? Une répétition. Pour la deuxième fois je revenais en France, pour la deuxième fois je quittais Israël. De nouveau sans toit, sans travail. Il fallait que cette fois-ci je m’en sorte en transformant ma condition d’étrangère en un atout plutôt qu’un handicap. Pendant cette psychanalyse j’avançais aveuglément dans l’obscurité, je traçais mon propre chemin, bien sûr j’étais accompagnée par quelqu’un qui me rattrapait si je tombais. Il faut un guide – un sage bédouin qui sait pister d’infimes traces de vie (L’angoisse d’Abraham) – comme dans le désert du Sinaï où j’étais allée… Pour écrire, on doit quitter quelque chose – il faut perdre une deuxième fois (L’angoisse d’Abraham) – c’est une nécessité absolue… J’ai laissé ouverte cette question dans L’angoisse d’Abraham. J’ai envie d’écrire un jour sur cette psychanalyse mais autrement que de la façon dont on pourrait s’y attendre.

La traduction vous a sauvée, dites-vous. Dans Insomnia, vous avancez pas à pas dans la traduction de la nouvelle d’Itzhak Orpaz, il y a des pages intenses que je trouve magnifiques d’émotion. Traduire est une passion, une nécessité intime ?

Je ne dirais pas une nécessité intime, ce terme me gêne. Ce n’est pas une chose intime. Traduire est péremptoire, une injonction presque. Il faut aussi tenir compte que je n’ai pas de retraite, je dois travailler ! … Je me suis demandé si j’aimerais ne pas traduire, mais non… Je fais comme Pablo Casals quand il était réfugié à Prades après la guerre civile en Espagne, chaque jour il jouait une suite de Bach et quand il avait terminé, il recommençait. La traduction me met en condition mais elle est aussi l’assurance de trouver chaque matin un texte déjà écrit, apaisant. L’écriture est difficile, elle mène tellement loin, on avance à tâtons devant l’inconnu !

Et le miracle, si l’on peut dire, c’est ce qui se passe pour le français, par la traduction !
Le français cette langue si fière, élégante et sûre d’elle, qui m’avait toujours paru si rebelle et réfractaire à la précarité de l’étranger, se pliait tout à coup sous mes doigts, s’arrondissait et se creusait pour accueillir une autre musique qu’il m’avait semblé entendre un jour dans l’hébreu (Insomnia, p.50) ou bien je construisais à l’intérieur du français un abri précaire pour les mots étrangers (L’angoisse d’Abraham, p.201).

On m’a appris à écrire une très belle langue, mais ce n’était pas moi, j’avais besoin d’y couler d’autres sonorités, modeler mon français. C’était ma manière d’y injecter ce que je suis, pas ma carte d’identité ! … Les langues s’enrichissent par ceux qui les utilisent, dans la rue et avec les écrivains bien sûr.

Qu’est-ce qui fait qu’à certains moments on a envie de passer de la traduction à l’écriture, au roman ?

Ça vient de loin. J’utiliserais la métaphore du souffleur de textes. Ce n’est pas du côté des langues mais de l’écriture que je suis venue à la traduction. Plus je rentrais dans le cœur de l’écriture d’un écrivain, plus j’avais envie d’écrire moi-même. C’est un peu comme pour la musique ou la danse, quand on entend un morceau magnifique ou que l’on voit un danseur on a envie de faire pareil. Et puis, je n’avais pas ma langue prête, ce n’était pas la peine que je présente un texte à un éditeur, aucun d’entre eux ne m’aurait acceptée. J’ai trouvé ma voix avec la psychanalyse et la traduction.

L’heure tourne, je n’ai pas encore touché à ma consommation… c’est à peine si j’entends que Rosie Pinhas-Delpuech est pressée (elle doit accueillir ses petits-enfants)… une conclusion n’aurait pas de sens… les Suites byzantines s’imposent… les mots turcs et français ouvrent à la fillette des chemins secrets. On devine, on imagine comme ils pouvaient se ressembler lorsque nous apprenions à parler ou à écrire…

J’ai découvert que mon objet était la langue. J’étais fascinée, en quelque sorte. Je me suis regardée comme au microscope, la mémoire m’est revenue. Tout ce que j’ai appris avec Ricoeur m’est revenu de manière poétique. Le turc qui avait été refoulé est ranimé pendant l’écriture des Suites byzantines. Nathalie Sarraute dans L’usage de la parole dit ce rapport au russe et au français. C’est de ce côté-là de l’écriture que je me situe… Je vois s’envoler les mots ! (de ses lèvres elle mime, avec un sourire malicieux).

J’évoque la nouvelle « Ahmet l’éboueur » que je trouve si profonde, pleine d’humanité, de délicatesse, et dont le mot « garip » lui-même, nous remplit de nostalgie.

Ma mère donnait à manger aux éboueurs à Istanbul, ils étaient mis tout en bas de l’échelle sociale. A l’école on nous disait, si tu ne travailles pas tu vas finir éboueur ! A Paris, je me suis renseignée sur les éboueurs, pour être recrutés ils doivent passer un concours !

Le temps imparti arrive à son terme, Rosie Pinhas-Delpuech s’échappe, j’aurais aimé qu’elle parle aussi de ce qui guide ses choix de traductions, notamment de Tu seras mon couteau de David Grossman et de Pour inventaire de Yaacov Shabtaï. Je terminerai cependant par les mots prêtés à Ahmet l’éboueur, devenu écrivain public de retour chez lui en Turquie, après quelques années de dur labeur en Allemagne :
Parfois quand il écrit le mot gurbet, sa gorge se noue. Gurbet, c’est le lointain douloureux et étranger, la terre inhospitalière, le déracinement, le mal du pays, l’étrangeté. Ça vient de garip, qui désigne l’étranger, celui qui a quitté son foyer, le sol natal, un être à part, marginal, déraciné. Le mot revient souvent dans les lettres qu’il lit, comme dans celles qu’il écrit. Et il s’étonne parfois que le simple tracé de ces six lettres ravive avec une telle force la douleur des heures, des jours et des années passées au loin : « comme c’est étrange, dit-il, comme c’est garip les mots » (Suites byzantines, p.151).

 

incertain regard – N°16 – Eté 2018 : Lettres de souffle et de plomb

Ce chapitre est extrait d’un livre en cours, qui s’appellera Lettres de souffle et de plomb. Il s’agit d’une fiction documentaire sur un moment dans la naissance de l’hébreu moderne. Au tout début du XXème siècle, l’un des trois grands écrivains fondateurs de la littérature hébraïque moderne passe quatre ans à Londres et dans ce lieu hautement improbable écrit une des pages les plus mémorables de l’hébreu moderne.

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Whitechapel

En 1902 et 1904, deux hommes venant de deux directions opposées arrivent à Londres, dans le quartier de Whitechapel. L’un est Jack London, il vient d’Amérique et se rend dans le coin le plus miséreux de la ville où il réside durant un été, déguisé en marin, pour y faire un reportage sur une des populations les plus déshéritées de l’époque. L’autre est Yossef Hayim Brenner, il a fui la Russie après son service militaire dans l’armée du tsar parce qu’il ne veut pas faire la guerre contre le Japon, et se rend à Londres pour émigrer éventuellement en Amérique, ou bien en Palestine, il ne sait pas encore. Il passera quatre ans à Whitechapel, dans une solitude insulaire, et se jettera à corps perdu dans le combat pour une langue, au milieu de la pire des misères.

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Les deux hommes auraient pu se rencontrer, s’apprécier, tant leurs regards d’écrivains se croisent parfois, dans un même sentiment de révolte devant ce qu’ils voient. Jack London circulera plutôt parmi les Irlandais, Brenner habitera avec ses coreligionnaires, les deux communautés occupent les cercles les plus bas de l’enfer dantesque que décrivent les deux auteurs.

A cinq minutes de marche du centre, Jack London loue deux chambres : l’une à Mile End Road où il vient de temps en temps se réfugier en cachette, pour changer de linge, prendre une douche, un vrai repas, quand la vie de clochard devient trop dure. Et une autre, « près du Pool, non loin de Limehouse » qu’il partage avec deux ouvriers. Il dort aussi dans la rue, sur un banc, à l’asile de nuit, dortoir public qu’il faut quitter au petit matin, et raconte que sans cette chambre où il reprend ponctuellement des forces, il n’aurait pas pu tenir le coup. Dans ce vaste faubourg en plein cœur de l’East End, dans un quartier sordide, des dizaines de milliers de personnes déambulent dans la froideur de la nuit, raconte London. Plusieurs familles occupent des pièces uniques où parfois des vivants dorment à côté de leurs morts qu’ils ne peuvent enterrer, faute de moyens. Des petits enfants agglutinés comme des mouches plongent les bras dans une putréfaction liquide, le pavé est visqueux, les rues pleines de cris. « C’est un gigantesque taudis, un lieu impropre à la vie, un ghetto où deux millions de travailleurs s’entassent, procréent et meurent. » Ghetto est un mot générique pour Jack London qui l’applique à tout le quartier de Whitechapel et de l’East End.

Sur ces deux millions de travailleurs, 900 000 d’entre eux vivent dans des conditions illégales. Jack London écoute les conversations de la rue, les pauvres rejettent « la responsabilité de leur condition sur les immigrés étrangers, les Juifs polonais et russes surtout ». Sur les terrains vagues de Mile End, des ouvriers anglais se plaignent : « Qu’est-ce que tu fais de cette main-d’œuvre bon marché qui nous vient de l’étranger ? Les Juifs de Whitechapel sont en train de nous couper la gorge ! Ces gars-là n’ont aucune spécialisation, n’ont pas de syndicats, se coupent la gorge mutuellement et ils nous couperaient la nôtre si nous n’étions pas défendus par un syndicat efficace ».

La pression des syndicats britanniques, – auxquels les juifs n’ont pas accès – et le Aliens Act de 1905 limiteront l’entrée des immigrés sur le sol britannique. La motion est soutenue devant le Parlement par Lord Balfour, le même député qui, en 1917, fera voter la nécessité d’un « foyer juif » en Palestine, d’une terre d’asile pour ces aliens, ces étrangers, qui posaient problème sur le sol britannique et ne s’assimilaient pas aux good manners, aux bonnes manières, de l’ouvrier anglais.

La présence de 100 000 émigrés juifs à Whitechapel, écrit Peter Ackroyd dans son histoire de Londres, ne faisait qu’accentuer l’exotisme du quartier et comme il se situait géographiquement à l’est, « on l’associa à un autre Est, bien plus vaste, l’Orient qui, au-delà des limites de la chrétienté, menaçait les frontières de l’Europe. » En 1887, avant Jack London, Beatrice Webb, une sociologue déguisée en apprenti tailleur se glisse dans l’East End, observe les Juifs et, dans un raccourci qui agglutine exotisme et Orient, les qualifie « d’Aborigènes de l’East End ».

Avec quelques légères retouches cosmétiques, Brenner pourrait bien ressembler à un Aborigène : il n’est pas un chétif enfant de yeshiva juive. Petit, trapu, carré, le nez épaté et fort, la chevelure drue en bataille, il est parti sur les routes dès l’âge de quinze ans, puis il a fait son service militaire dans l’armée du tsar, parmi les paysans et les moujiks, sans se défiler d’aucune tâche. Il a une allure plébéienne, il parle et rit fort, écrit Anita Shapiro, sa biographe. En fait, il veut aller à New York, mais il n’a pas d’argent, « alors il faut que j’aille à Londres, il n’y a pas d’autre endroit », écrit-il au grand poète Bialik qui a financièrement contribué à sa fuite. Dans tout le milieu hébraïsant d’Europe de l’Est, on le connaît déjà. C’est un jeune écrivain de grand talent. Il devrait soigner son style, écrire un peu mieux, dit Bialik, mais il l’aide à chacun de ses pas. Et le 2 avril 1904, Brenner arrive à Londres sans bagages, ni argent, ni adresse où aller et se rend évidemment dans l’East End où il croise un gars de chez lui qui lui propose de partager sa chambre, au 66, Jubilee Street, perpendiculaire à Mile End Road, à deux pas de chez Jack London.

La suite est de la plume même de Brenner qui, dans son hébreu gauche d’Aborigène juif, décrit Whitechapel en 1904, dans cette langue qu’il fait naître au plus près de la modernité, à l’orée du XXème siècle industriel, ouvrier et capitaliste. Je le traduis comme il l’écrit :

Londres est une grande ville, très grande et obscure, très pleine de rues tortueuses. Ses jours et ses nuits sont enfumés et poussiéreux, nombre de ses gens s’y perdent, affamés et nus, quand ils cherchent et cherchent chaque chose et n’espèrent plus rien. Sur leur dos se dresse un nombre important de personnages très occupés, lecteurs de journaux, coiffés de chapeaux cylindres et transportés en calèche. L’Est avec ses créatures courbées, arriérées, fatiguées et petites ; puis la rue de la banque avec ses énormes marchands, grands, gens de stature, dressés, sûrs d’eux ; et de l’autre, les scribes et clercs, titubants et innombrables.

Et une fois que tu as franchi toutes les étapes légales de l’entrée dans la ville, tu es conduit au shelter dans Lemanstreet et tu es accueilli par un Gewalt ! (oh, misère ! en yiddish). Te voilà arrivé à l’est de Londres, l’endroit d’où monte l’haleine et la moisissure des maisons de sueur, (sweatshops), de tous ceux qui fabriquent des chapeaux et tous les petits commerces juifs, depuis les épiceries jusqu’aux remèdes contre les ulcères des jambes. Un endroit où se décomposent et pourrissent dans la puanteur, comme ces poissons et ces fruits transportés sur des chariots le long des Lanes, où l’on respire un air brumeux, plein et vide à la fois, d’où l’on espère tirer sa subsistance.

Et nous sommes tous ici dans un fog, obscur, fumeux et poussiéreux. Le fog est une vapeur, un brouillard, une chose mystique, sombre, poétique, il est épais, oppressant, humide. Et ceux qui n’ont pas de maison, n’ont pas où s’abriter et quand tu sors dans la rue, tu vois presque les becs de gaz allumés de jour, mais non le coin de la rue. A l’heure du fog, tu ne vois rien à moins d’y mettre le nez et même alors, tu vois de l’intérieur des vapeurs.

Et je reviens sur l’East End dont une majorité des habitants sont nos frères, Bnei Israël, qui y ont formé un ghetto en tous points : ils sont exploités, inorganisés, vivant de débrouille. Le juif est une créature qui se noie dans le crachat et dont le sang n’a même pas la valeur d’un crachat, qui pèse sur tous et d’abord sur lui-même, qui ne produit jamais ce dont il a besoin et qui ne jouit jamais des fruits de son labeur, pour qui tout lieu est un exil et qui n’a pas la moindre volonté d’aller à un endroit qui ne lui sera pas un exil, qui n’a pas sa propre langue, ni de nature qui lui soit proche, qui n’a pas de grands écrits parmi les siens, qui n’a pas de quoi vivre, ni un coin où fuir.

C’est violent et désespéré. Durant tout son séjour à Londres mais en Europe aussi et en Russie, et comme Louis Zamenhof en quelque sorte, Brenner est révulsé par la misère, la souffrance, le dénuement matériel et intellectuel de son peuple. « Les Anglais ont leurs traditions sportives, écrit-il, leur littérature contemporaine est superficielle, mais nous autres, juifs de Russie, nous n’avons rien, nous sommes vides. Il n’y a pas d’éducation hébraïque culturelle, pas de littérature, ni de journaux, ni d’art dramatique, juste un sol pauvre où marcher à quatre pattes. »

Et pourtant, c’est pour eux, pour ce peuple de gueux au sein duquel il vit qu’il se battra pour créer une culture dans une nouvelle langue, pour les aider à relever la tête, à ne plus marcher à quatre pattes.