PERRIN Pierre

incertain regard – N°14 – Mai 2017

Carte blanche à Hervé Martin

Pierre Perrin

Gisants debout ou à tenir

Combien sommes-nous à étouffer
Ce cri de nos entrailles, à bourrer
La mèche au fond de notre gorge ?

 

I. RENE CHAR

Il est plus grand que son corps d’homme, sous la
terre.

Lié à la souffrance et au partage, au trèfle en feu des
lèvres traversées, il écarta le rêve pour l’action et le
pain qui sort du four.

S’il fut l’obscur, ce fut avec éclat. Pythie peut-être !
mais d’abord un paysan du cosmos, dont l’unique
abandon fut à la fermeté.

La canicule l’abreuvait. Si le bâton l’égarait
quelquefois, la plénitude signifiait sa générosité.

Le lire, c’est l’aimer ; l’aimer, c’est le relire non
plus en aveugle ni à genoux, mais pour le grain de son
poème.

Comme il est peu d’armistice sans nudité totale, il
n’est pas de vie dans le mensonge – et le gisant peut se
dresser.

Des matinaux le voient tel le rouge-gorge par la
fenêtre.

 

II. RENE GUY CADOU

Un bruissement d’eau claire sur les cailloux

À fixer les mimosas sous sa lampe, ses dons de
Niagara lui avaient fait saisir l’amour de biais, le temps
d’une seconde et d’une éternité.

Pour Hélène apparue sur le quai de la gare, il avait
chanté la double pêche de ses seins. La passion à peu
près seule mesure les précipices.

Pour atteindre à tâtons la margelle de soi-même et
prolonger un peu le souvenir, chaque poème est un
rapide qu’on remonte.

À franchir la barrière de l’octroi, un faisceau grandit
le moindre de ses vers. Plus que jamais il lève la terre,
où fleurit l’œuvre trémière.

 

III. JACQUES REDA

Celui qui vient à pas légers

Grand et plus carré qu’un lutteur de foire, les
cheveux de sel marin bouclés d’enfance, il sourit
derrière des écailles. Résolument laïque, la poésie est
son bréviaire, et Cingria le saint du jour.

En fait, le sang d’Ithaque coule dans ses veines. Le
puits est d’humanité, la margelle de bienveillance.
Comme une gravure épure la lumière, il célèbre si bien
le génie des fables que, des yeux à son menton, une
lyre s’imprime qui chante la même mort que les mots,
les astres et les monstres.

Les doigts longs et nets servent l’élocution. Quand
la clarté s’épaissit, la paume gauche lui sert de fourche
ou bien se porte à la renverse. Des dieux par terre à sa
propre lévitation, il n’y a pas de mensonge plus
véridique, de plus candide hypocrisie. Il s’est donné à
sa parole, au livre qui n’a pas de fin.

Nul Seigneur il n’appelle. Amen ? La soumission
porte en soi la récompense.

[Lycée Considérant, Salins, Jura, 1997]

 

IV. JEAN PEROL

Les Ailes arrachées

Dans les livres séparés, on n’entend pas la mer.
L’œuvre attend d’être embrassée, rassemblée, que soit
surpassé le gouffre originel de la haine. Quel soleil
saignera sur son tombeau ?

Si l’homme cru dieu aux grands yeux d’illusion ne
laisse en mémoire que la glace et le feu mêlés, c’est
sans écraser personne. L’écouter, c’est quasi racheter
ceux-là qui l’ont assassiné.

Ton rire, Jeannot, plombe la mort et l’amertume.
Nous n’avions pas discerné les rangs de barbelés que
tu franchissais d’un battement de paupières.

Nous n’avions pas deviné que la jouissance brûle
sous clé, de naissance, quand, plus que tout, tu tiens à
ce que tes livres découvrent le ciel.

 

V. LE SILENCE FERTILE

« Il est doux de voir ses amis par goût et par estime ; il est
pénible de les cultiver par intérêt ; c’est solliciter. »
La Bruyère, Les Caractères

À Paris, le ciel pourlèche vos paupières. Coudes
serrés, chapeau, cravate, vous parlez fort, de tous
côtés, et riez de vos bons mots croisés comme des
lames. La certitude dans les talons, la campagne ne
m’a guère appris à ricocher entre les hommes.

Le moindre bruit, même débonnaire, me fait taire.

La pauvre vie, la vie toute nue, notre unique trésor à
la tombe promis, qui tremble de sombrer chaque matin
plus fort, nous porte comme la mer. Êtes-vous
paquebot, je me sens un esquif. Pourtant nous
partageons de proches embruns.

Chacun se livre, aveugle et sourd, à son secret.

Un cœur de rose à traverser de part en part s’ouvre,
se déploie, qui toujours plus élève son chant. La poésie
m’aura fait vivre à ma mesure. Je n’en veux pas à
l’horizon. Lorsque mes dents se serreront pour la
dernière fois, je redirai merci.

Que germe alors, ou non, le silence fertile.