MARTENOT Ariane

incertain regard – N°20 – Eté 2021 : La chute

Passant le clair de son temps sur ses écrans, notre ado ne sort plus qu’à la tombée de la nuit pour réapparaître à l’heure du déjeuner. Hier, j’ai préparé ses sandwichs préférés – saucisson-beurre-cornichons russes – et nous l’avons traîné dehors au réveil. Les yeux clignant sous le soleil, encore maussade, il dégaine son téléphone pour nous montrer le trou noir dont on aurait enfin l’image. Celle-ci passe de mains en mains ; ça ressemble à une éclipse de soleil. Et c’est nous, parents, qui avons le sentiment d’être mal réveillés devant son enthousiasme : la science est parvenue à capter un trou dans l’espace, c’est énorme ! Il attend avec impatience la vidéo, résultant de différentes prises de vues de par le monde.

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Le soir on dîne avec sa sœur, elle prépare un fanzine en hommage à un homme dont elle suit les stories sur Instagram. Ce monsieur a deux chiens, se filme en train de jouer avec, en train de voler de la peinture, en train de taguer, en train de boire, de vociférer des poèmes truffés d’injures… Une vie singulière certes, qui semble fasciner notre fille, elle extrait des images et dessine à partir de ce matériel.
– 40 planches sans scénario ?
– Ben oui, je vois pas l’intérêt d’un scénar, c’est juste un fanzine, maman.
Mais comment font ces jeunes gens pour s’organiser sans l’aide des mots ? Je pense que l’image l’emporte sur la littérature mais je n’en dis rien. La nuit je fais encore ce rêve, avec des variantes bien entendu, mais la teneur est toujours la même : je tombe, je tombe comme Alice au pays des merveilles, exultant de ne plus résister à l’envie de me jeter dans le vide, je me confie aux vertiges de la chute.

En général ça commence sur un point culminant, une vue magnifique s’étale à mes pieds ; souvent je me tiens en silence face à la mer, dansante, un bleu profond auréolé d’écume, une masse si attractive qu’il me faut m’en approcher, toujours plus près. Je pourrais m’élancer joyeusement – après tout je suis dans un rêve – je préfère aller prudemment, tel un varappeur du dimanche. Du moins c’est ce que je crois car le but d’un alpiniste c’est l’ascension, le grandissement vers les hauteurs alors qu’il me faut absolument déchoir, le corps collé à la pente, irrésistiblement attirée vers le bas. Je me crois engagée dans une descente très sécurisée – tâtonner du pied le long de la paroi, prendre appui, toujours bien verticale surtout – si absorbée par le vide qu’il me semble me remettre à penser lorsque je réalise que je me suis avancée trop loin pour reculer. Je dois considérer la réalité : impossible de refaire le chemin en sens inverse, je suis seule, collée à la paroi, juste au-dessus du vide.

Je vais glisser maintenant, j’ai une envie folle de me laisser aller, de ne plus retenir mon corps et j’en éprouve le poids exact lorsqu’il se détache de la paroi. Glisser dans l’herbe mouillée, les pieds devant, de la craie au bleu éthéré, du ciel à la mer, l’accélération, la vitesse m’emportent. Le plaisir d’avoir cédé à mon désir également. Enfin rassasiée de ce manque : aller vers ce qui me semble important, au prix même de ma vie. La félicité se trouve peut-être dans le mouvement, le déséquilibre, le basculement. Peut-être n’est-ce que les prémisses du plaisir, car la jouissance est brève, et mon exaltation s’inverse proportionnellement à la vitesse de la chute.

Sauter ou ne pas sauter n’est plus d’actualité, il n’y a plus de choix maintenant, je vais mourir à cause de ce désir de m’approcher de la surface de l’eau, de la traverser même, d’aller au-delà. The voyage out. Mais que suis-je venue chercher ? De quelle Ophélie me crois-je investie ? A ce point de rupture, je tremble de n’être que moi-même : une présomptueuse qui va payer son impudence dans l’instant. Évidemment, jamais personne ne vient à mon secours, vous-même, lecteur, vous me suivez à grand-peine sans pouvoir intervenir. Je ne vois que Cary Grant pour me sauver, comme dans La main au collet. C’est vrai qu’alors, pendante au bout de cette main de fer, ce beau visage mâle au-dessus de moi, je serai prête à avouer toutes les bassesses dont mon âme regorge.

Je sombre entre ciel et mer. Mais pourquoi ai-je quitté ce point de vue pour m’aventurer à la lisière de la mort ? J’étais si bien là-haut – désormais là-haut est hors de portée – sotte que je suis, j’aurais dû penser au retour, à l’après. J’aurais pu sécuriser la descente, m’encorder, demander de l’aide, emporter mon téléphone. Je suis allée trop loin, comme Icare, comme Narcisse, je n’ai pas su me maintenir dans un juste milieu. La terreur s’empare de moi, je veux retrouver ce monde imparfait, bruyant et sale. Mais je descends, inéluctablement, le vent siffle et la falaise de craie n’est plus qu’une trace claire, comme si je glissais le long d’un coup de pinceau. Au pied de la trace, les vagues furieuses m’attendent, si j’en ressors, elles jetteront mon corps sur les rochers, jusqu’à ce que mes membres s’en détachent, jusqu’à ce que mon sang se mêle à l’eau. Je vais mourir. Ai-je vraiment choisi cette fin ? Non, je désirais m’en approcher seulement, toucher du doigt la plaie qui me taraude. C’est ça ? C’est là ? ça fait mal ? ça fait jouir ? J’ai glissé pour rire, pour voir, pour de faux, parce qu’écrire le permet. J’avoue que c’est un envoûtement tenace, si puissant que j’ai oublié de semer quelques petits cailloux sur mon chemin, quelle est la formule magique pour revenir au début : « Tourner la page ? »

Je m’entends crier, glissant vers l’issue fatale à une vitesse vertigineuse. J’attends l’impact et l’acmé de mon délire, ce sera ma fin, certes, mais aussi le couronnement de mon plaisir. Je guette les prémisses de la jouissance, comme si son envol se confondait avec la mort. Mieux : comme si la distorsion du temps, l’effet de ralentissement qu’offre le plaisir allait me sauver de la mort. Sauf que cette courte expérience existentielle, répétée à chaque rêve, est réduite à néant par la chute : l’inassignable extase m’échappe chaque fois car je ne me rappelle jamais le moment même de ma disparition, lorsque mon corps pénètre la surface, le point de jonction où l’eau se referme sur moi, jusqu’à ne plus refléter que le ciel.

 

incertain regard – N°18 – Eté 2019 : Léa-l’idéal

Léa lèche sa petite cuillère avec application. Pas besoin de faire tinter son verre, tout le monde la regarde déjà. Dans le silence de notre petite compagnie, elle se lève pour porter un toast. On échange quelques sourires entendus, chacun sait que notre chère amie va encore nous vanter son bel amour. Je me surprends à chercher un titre à ce discours maintes fois répété : « le coup de foudre », l’histoire d’un couple de trentenaires, où chacun découvre enfin le partenaire idéal.

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Lorsque Liam est entré dans ce bar branché de Toulouse – notre QG depuis l’adolescence –, Léa s’est mise à rayonner « comme un phare breton », dit Lazlo, sans doute un peu jaloux car Léa et Liam ne se quittent pour ainsi dire pas. « Je l’ai reconnu », se défend-elle en embrassant Lazlo – lequel rougit de plaisir – avant d’enchaîner sur les mille vertus de son nouvel amant. Cette chère Léa nous saoule à n’avoir de conversation que son bonheur ; pendant ce toast, elle déclare que le véritable amour nous élève spirituellement. Après un fou rire général et quelques obscénités, Léa insiste : aimer d’amour c’est toucher la fraternité qui fait le fondement de notre humanité. Être heureux en amour, conclut-elle, c’est une plus-value extraordinaire pour tous. Devant nos remarques dubitatives – « donc, être malheureux, c’est participer à la lente décadence de la société ! », « le bonheur est-il un bien commun ? », « tu vas organiser des partouzes obligatoires ? » –, Léa s’en tient à sa romance, réclame qu’on les appelle Léli et répète qu’ils se connaissent depuis toujours, qu’ils sont le jaune et le blanc d’un même œuf. Heureusement, depuis deux mois qu’il fréquente notre groupe, Liam a pris un peu de recul : « Tu nous enfermes dans une coquille ! » dit-il avec un sourire plein de charme, il faut bien le reconnaître.

Léa est photographe, toujours encombrée d’un appareil plus ou moins envahissant ; elle me dit souvent que j’écris pour réfléchir, car elle-même photographie pour cette raison. Léa flashe son amant : de pied en cap, à poil, en ville. Elle l’observe sur le papier glacé : un charme certain, une légère bedaine, beaucoup de présence ne justifient pas son engouement, ce doit être un mouvement, un presque rien, une odeur ? Peu importe, c’est bien cet homme avec lequel elle se sent bien, follement bien, à rire comme des gamins, à faire des projets jusqu’au petit matin, à s’aimer. Chaque fois, Liam la fait chavirer et filer à la proue du plaisir. Léa s’en goinfre, elle le veut jour et nuit, il se laisse dévorer en riant, en criant parfois. Elle a appris à ne pas chercher une joute amoureuse sophistiquée, juste écouter, laisser leurs corps se reconnaître, se retrouver dans la confiance et l’attente du plaisir.

« Mon prince, ma barque, ma folie » … Léa reste étonnée qu’il soit si simple, si évident d’aimer et d’être aimé. Ce matin-là, elle s’en félicite de nouveau, collée à lui, encore moite de bonheur, quand le téléphone de Liam sonne. La jeune femme en profite pour sombrer dans le sommeil. Si d’autres ressassent leurs rancœurs au moment de s’endormir, le film de sa félicité la berce plus sûrement. Elle ouvre un œil au moment même où Liam pose l’appareil sur la table. Il regarde Léa, un instant, un bref instant, avant de la prendre dans ses bras. « Mon prince, mon sage, ma force, ma barque », elle aimerait reprendre sa litanie, toute molle encore de l’amour à l’instant échangé, mais le regard de Liam a ferré un sentiment dont elle connaît la puissance malfaisante et les possibles ravages : le soupçon. Le soupçon frétillant, venu des profondeurs de l’abîme, traverse l’âme de Léa, sa dolence, comme une vague de froid. Liam vient de poser le téléphone, il se retourne vers elle chargé d’un autre univers, le dédain palpable sur sa lèvre encore humide. Où est le sourire tendre et fragile qu’elle ne parvient pas à saisir ? Léa n’a pas identifié la voix au téléphone, c’est sans importance, ce qui compte c’est la dureté du regard de son amant et l’effort qu’elle vient de lire sur son visage pour revenir vers elle.

Sans la moindre pitié, le soupçon sait détruire durablement les relations humaines, séparer les âmes et les corps, engendrer le doute et la souffrance. Déjà, Léa se détourne des caresses de Liam pour chevaucher ce rien, cette lame acide qui empoisonne plus sûrement son sang que la morsure d’un serpent. Elle se sait perdue, chassée des terres de son bonheur et mobilise toutes ses forces pour éloigner ce qui deviendra son désespoir, sa perte. Ce qui est déjà acté. Sa félicité s’enfuit sous ses yeux mêmes. Distant, déjà – l’évidence n’est plus –, l’amour s’efface devant le froid calcul. Liam ne l’aime pas, se sert d’elle, leur amour n’est qu’un leurre. Le soupçon est un sentiment simple, cupide et stérile comme une pierre, mais Léa ne résiste pas à la tentation, elle relit encore une fois son histoire avec Liam. Une fois, une seule fois à l’ombre du doute, et voilà l’amour qui défile au passé. Léa épie, attend la trahison comme le condamné sa peine.

Pourtant, elle ne demande rien, n’évoque pas le coup de fil et garde le silence pour s’interroger. Serait-elle jalouse ? Non, Léa ne s’attache pas à l’interlocutrice de Liam mais à la distance qui grandit entre eux, les sépare sans bruit, elle peut presque voir sa romance s’envoler comme une paille dans le vent. Parce qu’elle a douté, Liam lui est retiré, arraché, et son amour bientôt piétiné par ce regard nouveau sur eux-mêmes. Elle espère encore qu’il s’agit d’un moment d’égarement, mais c’est comme un éclair imprimé dans sa rétine, elle ne parvient pas à s’en défaire. La glace est dans son œil, son cœur, et fige son corps. Léa se débat en silence, elle doit cacher à toute force sa honte de ne plus pouvoir aimer de toute son âme, elle prie pour que cela ne soit pas déjà trop tard, pour qu’elle puisse revenir vers lui, comme avant. C’était si bon cette innocence, ne plus avoir ces arrière-pensées qui vous polluent une rencontre, c’est un peu l’enfance et sa crédulité qui s’éloignent encore. Mais n’est-ce pas un bien ? Vivre un amour adulte, assumé et fier c’est aussi gagner des batailles, affronter ensemble les difficultés. Léa évoque Adam et Eve quittant le jardin des délices, le couple n’emporte-t-il pas le regard critique pour vivre son amour sans naïveté ? Elle se console en pensant avoir franchi ce cap, elle vient de se battre contre ses propres démons, pour lui, pour eux. Elle va retrouver son amour, doublé d’une nouvelle sagesse. Léa se réjouit enfin de ce terrible cauchemar. Il faut absolument qu’elle parle à Liam de ce mauvais rêve, le soupçon ne s’immiscera pas en Léli, ils sont forts, bien au-dessus de ces contingences. Elle se tourne vers lui pour chercher du secours, pour qu’il la ramène sur les berges calmes de la volupté, dans cette joute amoureuse où elle retrouve le goût de l’harmonie, le tendre bonheur qui ouvre son humanité.

Liam n’a pas raccroché, il a posé le téléphone ouvert sur la table de nuit, il veut que sa correspondante entende les mots d’amour, maintenant faux et suppliants, avec lesquels Léa lui demande de l’aimer à nouveau, encore et pour toujours.

J’ai dû rester les lèvres au bord du verre, les yeux dans le vide, pendant le discours de Léa, car Lazlo me pousse gentiment de l’épaule : « Toi aussi t’es jalouse ? »

 

incertain regard – N°14 – Mai 2017 : Entre-deux

Il est temps, maintenant que j’arrive au terme de ma vie terrestre, de raconter le jour où je ne suis pas morte.

               Nous étions aux sports d’hiver en famille, une petite station dotée de télécabines dans lesquelles les skieurs s’entassaient à la douzaine avant de s’envoler vers les cimes. Gamine, j’ignorais tout du ski mais si l’horizon se coupait sur les arêtes rocheuses, ces masses en priapée que seuls les nuages osaient coiffer tant elles étaient lointaines, c’était sans doute la marque d’un combat ancestral, saillant du plus profond de la terre entre ses flancs couverts de neige.

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Cette violence fascinait et inquiétait à la fois la petite fille que j’étais, tant et si bien que je refusais obstinément de suivre mes parents sur les pistes. Je restais donc au fond de la vallée, m’abîmant dans la contemplation des hauteurs, traînant mes skis entre les files d’attente, prise dans le brouhaha, je me heurtais à la cohue et l’excitation du « tire-fesse ».

               Dans mon souvenir, j’ai dix ans, et ce n’est sans doute pas l’esprit de transgression qui m’a fait franchir les banderoles orange fluo qui interdisaient l’accès à la sortie des télécabines ; précisément à l’endroit où ces machines de fer jaune pisseux quittent les rails, toutes les quatre minutes, pour surgir à l’air libre. Je n’étais pas une rebelle, juste une gosse introvertie, peu causante, le plus souvent solitaire, mes biographes l’ont assez souligné. J’étais, je suis restée, incapable de lire les signaux les plus conventionnels. Je me souviens parfaitement de ces banderoles que le vent agitait, elles étaient maintenues par des piques plantées dans un ramassis de neige grisâtre et leur mouvement était comme une invitation. Est-ce le léger bruissement de cette cordelette orange, torsadée par endroits comme un papier bonbon, qui m’a permis de braver l’interdiction ? Une trouée ? La trace d’un passage ? Le danger n’était signifié par aucune pancarte, aucun mot ; c’est sans doute la raison pour laquelle j’ai laissé mes skis s’engager sur la neige sale qui protégeait l’accès, puis, poussant sur mes bâtons, j’ai basculé vers la pente pour me placer doucement, délicieusement, sans bruit aucun, au beau milieu de l’interdit.

               J’étais en plein danger ; ça a toujours été ma place : j’aime me glisser à la marge. L’« entre-deux » est un lieu qui me procure une joie quasi érotique, un moment d’extase qui me plonge dans l’inconscience, je crois que j’étais dans cette jouissance lorsque c’est arrivé, le regard tourné vers les cimes.

               On me reproche d’être avare de mon temps : je ne donne que très peu d’interviews, je ne voyage quasiment pas, je ne m’intéresse pas à mes lecteurs, je le confesse. Mes écrits, je les conserve jalousement par devers moi, il faut toute la force de persuasion de mon éditeur pour que je consente à m’en séparer. Cette réunion autour de mon œuvre m’oblige à m’adresser à vous, en direct. Il y a très peu de photos de moi, ainsi prenez-vous note de mon dos voûté, de mon souffle court ; je suis si vieille maintenant, même rehaussée d’un micro, ma voix peine à vous parvenir, c’est le lot de chacun d’entre nous. Je ne souhaite pas m’imposer davantage, juste raconter le jour où je ne suis pas morte car je n’ai rien d’autre à vous offrir que répéter mon goût pour l’acte d’écrire. Mais que puis-je vous donner d’autre ? Depuis mes dix ans je n’ai plus de temps à perdre à vos jeux idiots – monter/descendre les pistes – je n’ai pas voulu d’enfants, je n’ai vu qu’à peine mes compagnons partir, occupée que je suis à écrire, en attendant la prochaine cabine.

               Je ne l’entends pas, je ne la vois pas surgir, toute hérissée de skis que les vacanciers viennent de charger, elle avance pourtant vers moi. Je sens l’énorme masse passer près de ma tempe avant de poursuivre son chemin dans les airs. Je sens le souffle de la machine et sa puissance ; à quelques centimètres près, je suis morte sur le coup, le crâne défoncé.

               Pendant ce temps, on organise un colloque pour rendre hommage à mon œuvre, je vous en remercie, j’ai travaillé avec ardeur, toute ma vie. On veut recueillir mon témoignage, je vous sens impatients de me questionner. Le temps presse, les médias diront qu’il s’agit sans doute de mon dernier récit, je le termine donc, si vous voulez bien me prêter attention. Ensuite, comme je n’ai plus de bâton de ski mais une bonne vieille canne de bois, je m’y appuierai pour revenir à mon cher travail. Pardonnez-moi de ne pas participer au débat qui s’ensuivra, je laisse à mon éditeur le soin de lire le mot de la fin. Je vous remercie de votre attention, au revoir mesdames, messieurs.

                Sous la bouche sombre d’où émergent les télécabines chargées de touristes, il y a une plage de neige vierge, un blanc scintillant, très doux qui recouvre la couleur, la menace des aspérités rocheuses de la terre, jusqu’à son odeur. Je m’en rappelle maintenant, c’est cela qui m’a attirée.

C’est bien là qu’il faut être, c’est la bonne distance et je ne peux m’en approcher davantage, m’expliquer autrement que par l’acte d’écrire. Ma vocation d’écrivain est née à cet instant, l’hiver de mes dix ans : le temps m’a été compté, révélé devrais-je dire car je suis toujours cette jeune silhouette, plantée devant le trou béant d’où va sortir la masse qui s’abattra sur elle. Toutes les quatre minutes, la mort me frôle. Vous pouvez toujours venir me réchauffer, me crier de rentrer, m’applaudir même, je reste à cette place. Je n’ai pas peur, je suis dans l’extase des limbes, concentrée dans cet entre-deux où l’acte d’écrire opère son retournement sublime, tandis que la trace rouge de mon sang s’imprime dans la neige.

 

incertain regard – N° 11 – Novembre 2015 : Chamade

Maman a dit « je reviens » et elle a refermé la portière de la voiture. L’endroit où il ne faut pas mettre les doigts, le mécanisme, l’emboîtement mâle-femelle, là où se niche la « sécurité enfant », a claqué avec un bruit sec. C’était le même regard, lorsque maman ferme la maison : vérifier que chaque chose est à sa place avant de verrouiller la porte derrière soi. Le bruit de la portière a clos l’habitacle, a cloué l’enfant sur son siège ; elle a la sensation que la voiture a été ébranlée par le choc.

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La petite fille ne sait pas lire l’heure sur le tableau de bord, il faut regarder l’avancée du soleil sur le capot. C’est comme à la maison, pour pas réveiller les parents trop tôt : quand le soleil atteint le rebord de la fenêtre, elle peut se risquer à entrer dans leur chambre sans se faire gronder. Il paraît que ce n’est pas le soleil qui bouge mais la terre. Lorsque son père lui a annoncé ce qu’il présentait comme une importante révélation – les yeux brillants devant la flamme de la bougie, un citron dans une main, une orange dans l’autre – elle n’a pas été impressionnée par les révolutions de notre système solaire, elle sait déjà que tout bouge, elle connaît le perpétuel mouvement qui nous agite, la mouvance de la vie ne l’intrigue pas, c’est un fait acquis et les adultes, à vouloir toujours donner une place à chaque chose, ont de bien étranges manies. La petite fille reste un moment, le pouce dans la bouche, à rêver aux draps chauds et odorants du lit de ses parents. Comme elle en a l’habitude, lorsqu’elle réussit à se glisser entre leurs deux corps, elle s’endort.

Au réveil, le soleil est sur les essuie-glaces, c’est très longtemps après décide-t-elle. Elle se redresse, s’étire, elle a un bras plein de fourmis. Il faut le bouger avec précaution, fermer le poing, l’ouvrir, plier le coude. Elle reste un moment à regarder les veines bleues qui font des chemins à l’intérieur de son bras pour transporter la nourriture que le coeur envoie partout dans son corps, elle cherche son pouls comme son père le lui a appris – en appliquant son doigt elle presse les veines, cherche en vain la pulsation de vie sans s’en étonner – ça fait passer beaucoup de temps mais le soleil ne quitte toujours pas les essuie-glace et elle a envie de faire pipi.

« Salut le bébé » Le visage d’un enfant à la portière, collé à la vitre « Salut le bébé » répète t-il. La petite fille a eu le temps de voir la tignasse brune, de croiser les yeux noirs qui cherchent le contact. « Je ne suis pas un bébé » pense-t-elle.

Avec satisfaction, elle enregistre que son cœur bat la chamade, pourtant elle ne répond pas aux grimaces, aux petits coups portés sur la vitre, à la hauteur de son visage. Elle meurt d’envie de sourire à ce garçon pour lequel elle n’est pas invisible mais elle ne parvient pas à se manifester. La petite fille est loyale : la portière l’a coupée du monde, personne ne doit troubler l’attente. Impassible en apparence, elle s’oblige à fixer son attention sur le siège avant – celui du conducteur – jusqu’à oublier l’enfant, celui-ci se lasse, celui-là s’en va. Elle goûte sa victoire et le silence un peu plat qui s’ensuit, elle aurait voulu qu’on la délivre, comme une princesse à sa fenêtre, tout en haut du donjon. La princesse ne pleure pas, elle reste sagement à la fenêtre en lissant ses longs cheveux, il faut beaucoup de temps pour qu’ils poussent et que le chevalier puisse s’en servir comme d’une liane mais elle est patiente. Après cela, elle pourra rire en montrant son bébé du balcon, devant la foule en liesse. Il doit y avoir une suite à cette espèce de triomphe au balcon mais elle ne la trouve pas. L’histoire s’arrête donc sur cette image, la petite fille la délaisse comme on oublie un jouet, sa chaussure est bien plus intéressante, un peu râpée au bout, c’est parce qu’elle tombe souvent, à force de courir. Quand elle bouge les orteils, on ne voit rien à cause de la chaussure, pourtant ça s’agite à l’intérieur. Elle joue à faire du mouvement à l’intérieur de son corps sans que cela se voit, personne ne doit rien remarquer, elle contracte les muscles de ses cuisses sous les plis de sa jupette, personne ne doit voir qu’elle est abandonnée dans cette voiture, mais le mouvement des jambes s’intensifie. Absolument hors de contrôle de la petite fille, les jambes s’agitent de plus en plus vite, très haut, avec force, jusqu’à avoir mal au ventre, là où on débloque la ceinture mais il ne faut pas y toucher, chaque chose à sa place, il faut toujours attendre avec cette corde en travers du ventre.

La petite fille a faim, elle glisse sa menotte dans la rainure, espérant trouver un bonbon oublié mais elle ne ramasse qu’une grêle de saleté. Elle sait qu’on peut mourir de soif et de faim mais pas si vite, il faut plus de temps pour mourir, on agonise et tout à coup – sans que personne ne le remarque parce c’est à l’intérieur du corps – le cœur s’arrête. Elle ne veut pas mourir, ça non, même abandonnée par maman, même seule au monde. La petite fille frissonne de dégoût en regardant sa main sale, la voiture est pourtant si bien entretenue. Cette voiture a représenté de longues tractations entre ses parents.

La petite fille se souvient des conversations téléphoniques sur la tenue de route et les performances des moteurs, des journaux avec des photos, des tableaux comparatifs sur lesquels le couple se penchait avec une attention qu’elle ne comprenait pas.

A cette occasion, elle a surtout retenu que l’argent est très important. Donc, sa mère ne peut pas être partie en abandonnant sa voiture, elle va revenir la chercher, tôt ou tard il faudra la mettre au garage. Cette logique rassure la petite fille, cela lui permet de calmer l’agitation qu’elle ressent au niveau des côtes et des deux côtés du crâne ; ça fait plutôt mal, c’est fort et aussi c’est doux parce que cela signifie qu’elle est toujours vivante. En sentant le calme revenir dans son corps, elle apprend qu’elle peut influer sur son état intérieur, elle n’est plus le jouet d’autrui. Si elle a cette capacité, c’est qu’elle ne vit pas seulement au travers du regard des autres mais pour elle même. La petite fille éprouve alors une affection puissante pour sa propre vie, elle la chérit. Elle est devenue une personne vivante. Cette nouvelle connaissance est une véritable révélation, une évidence qui naît dans son cœur et traverse son corps avec force, dans une sorte d’urgence vitale, comme si elle reprenait de l’air après avoir longtemps retenu son souffle.

Alors la petite fille se met à pleurer, elle pleure de grosses larmes tièdes et bien salées. On peut les goûter en passant la langue sur ses lèvres. Elle pleure à gros hoquets, attentive aux soupirs qui la traversent, parce que c’est bien agréable de sentir la vie se glisser sous ses côtes, là où le cœur bat. Elle se voit dans les bras de sa mère pour un câlin réparateur, elle a trop chaud mais c’est une sensation plaisante, elle se serre fort avec ses propres bras et ferme les yeux. En se berçant dans cette position, elle parvient à pleurer encore un peu. Le bruit de la portière fait sursauter l’enfant, elle croise le regard de sa mère, un court instant car celle-ci jette une baguette de pain toute fraîche sur le siège avant et s’assoit à la place du conducteur en disant « C’est ridicule, regarde dans quel état tu t’es mise. »

Prise de stupeur, la petite fille sent un liquide chaud tremper sa culotte, sa jupe, certainement les sièges de la voiture. Elle jette un œil dans le rétroviseur : sa mère est occupée à la manœuvre pour sortir du créneau, on entend le bruit des clignotants. Alors l’enfant ne fait aucun effort pour se retenir, ses fesses maigrichonnes sont bientôt baignées de pipi, elle en ressent un intense soulagement et une immense satisfaction.

 

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