LEMAIRE Jean-Pierre

incertain regard – N° 17 – Hiver 2018 : Entretien avec Jean-Pierre Lemaire

par Martine Gouaux

La lecture des poèmes de Jean-Pierre Lemaire a été, est toujours, une heureuse découverte. Il s’y déploie un monde simple, profond, empreint d’humanisme. On y entend la musique d’un homme, une façon de se tenir avec douceur, une façon de porter un regard neuf sur ce qui l’entoure, nous entoure.
Nous nous rencontrons à Paris, dans un des cafés du quartier de l’Odéon, par une magnifique après-midi de septembre qui se donne un air de printemps.

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L’acceptation de la poésie est chez vous, intimement liée à l’acceptation de la réalité et à la redécouverte de la foi chrétienne.

Oui, c’est lié parce que, à l’origine, je voulais être musicien.
La découverte de la réalité, je l’ai faite grâce à mon service militaire que j’ai fait dans la marine. Il a fallu apprendre à faire le point, démonter des moteurs, toute chose que je n’avais pas l’habitude de faire.
La découverte et l’acceptation de la poésie est allée de pair. Les mots alourdissent la mesure poétique par rapport à la musique. La mesure poétique est plus lente, plus monotone, plus lourde, mais c’est la conséquence du fait que les mots parlent des choses, de la réalité. C’est cela qui leste les mots. Mais justement, l’avantage de la poésie est de pouvoir parler du monde, ce que la musique ne peut pas faire. Donc j’ai accepté la poésie avec ces notes pesantes que sont les mots parce qu’elle m’est apparue comme la musique humaine en quelque sorte, une musique qu’on pouvait faire avec les choses.
Et quant à la redécouverte de la foi chrétienne, j’ai pris conscience, à ce moment-là que dans le Christ, Dieu s’était incarné, il avait choisi la terre. Moi, j’avais eu le rêve inverse, celui d’Icare, celui de m’élever dans les hautes sphères artistiques par la musique. Pour le Christ, tous les objets du quotidien, le fait de manger, de boire, d’échanger, d’aller dans les rues, de s’intéresser aux malades, c’était ça qu’il avait choisi de vivre. Je me suis dit, si Dieu a voulu faire ça, moi je peux bien m’y intéresser à mon tour.
C’est cela qui a donné du prix, du poids aux choses les plus quotidiennes. Vous comprenez pourquoi poésie, réalité et foi chrétienne sont liées.

Votre poésie s’adresse à tous, croyants ou pas. Tout un chacun peut être touché par ce “monde ordinaire”, ces choses, ces êtres humbles.

J’ai commencé à écrire de vrais poèmes quand j’ai écrit sur des choses humbles, simples. En quelque sorte quand j’ai repris contact avec la terre. Avant j’écrivais des poèmes longs, ambitieux.
Un poème de Pasternak m’avait frappé : il s’intitulait “Dans les trains du matin”. Il décrivait, le train pour Moscou, le compartiment avec des écoliers, des ajusteurs qui « portaient noblement le fardeau de la vie / et sentaient le frais savon au jasmin ».
Il n’hésitait pas à donner les horaires des trains. Je me suis dit : ah ! la poésie peut parler de tout ça ! Ce n’était pas quelque chose dont j’avais l’habitude avec la poésie que j’avais apprise à l’école. J’ai réalisé que je pouvais essayer moi aussi… C’était un monde neuf qui pouvait entrer en poésie.

De multiples thèmes vous inspirent, des souvenirs d’enfance, des moments de la vie, des paysages… Comment naît un poème pour vous ?

Un poème naît d’une rencontre inattendue entre deux choses ou deux êtres que l’on n’a pas pensé réunir. Ça crée une espèce d’arc électrique entre les deux, une émotion, une association nouvelle.
Un exemple : le même mouvement de tête pour Marie, une de mes petites filles, et pour l’ange du portail de la cathédrale de Reims (ville où elle habitait).
Ça a créé une association tout à fait inattendue d’autant plus que ma petite fille s’appelle Marie… Et voilà ! Un poème est né à partir de là.

Jean-Pierre Lemaire évoque aussi des circonstances dans lesquelles il a écrit “Le monde en blanc”, les visites à sa marraine hospitalisée.
Je laisse la parole à quelques vers du poème :
« quand ils ont fini de sortir du cabas / les fleurs du jardin, les dernières lettres / dans le silence maladroit s’opèrent / les transfusions de l’âme. » (Les marges du jour, p.88).

Quelquefois aussi, les poèmes me viennent dans le demi-sommeil. Avant de se réveiller les associations sont plus libres… D’autres fois, des poèmes viennent d’un rêve. Le poème ne l’analyse pas, il le met en scène et ça a du sens. C’est le cas du poème “Les planches” (Le pays derrière les larmes, p. 228). J’ai rêvé que d’habitude nous vivons sur des planches, comme dans un théâtre. C’est là que nous avons bâti nos vies. Mais certains soirs nous entendons ceux qui sont sous les planches, ce sont d’autres hommes, mais c’est aussi une part de nous-mêmes. Voilà ! Nous écoutons et faisons silence.

La source de vos poèmes se trouve souvent (pas exclusivement) dans une blessure que vous souhaitez d’ailleurs garder accessible. Pourtant, rien n’est pesant ou triste. Votre poésie apaise au contraire. Peut-être est-ce parce qu’elle lie, elle joint l’homme à lui-même, elle l’accorde à des choses simples ?

Même quand un poème parle de quelque chose de difficile, il est toujours une source de paix parce qu’il nous relie au monde, quelquefois à un passé ou à des mythes. Rien que par le fait qu’il devient communicable il nous relie au lecteur. C’est vrai, c’est une source de paix.

Vous dites souvent que le monde, comme une partition, est à déchiffrer, il nous propose des signes à interpréter. Mais cela ne se fait pas seul. Quels sont les auteurs qui vous ont mis sur la voie ? Vous avez parlé de Pasternak, y en a-t-il d’autres ?

Il y a eu le poète italien Umberto Saba, le grec Yánnis Rítsos, les poètes tchèques Vladimír Holan et Jan Skácel. Bien sûr, tous ces poètes je les lisais en traduction. Par exemple, Umberto Saba parle de sa petite fille. Dans la poésie française je ne vois guère que Hugo qui avait parlé de Léopoldine, mais ni Baudelaire ni Rimbaud ni Verlaine n’avaient parlé des enfants… Pasternak lui, parlait des trains de banlieue.
Tous ces poètes ont rapproché le monde pour moi…
Et puis, à travers toutes ces rencontres, la poésie a été en quelque sorte un chemin de Petit Poucet, un fil conducteur qui m’a permis, à ce moment-là, de donner un sens à ma vie. Quand je faisais des rencontres éclairantes, ça donnait quelquefois un poème. Pour le premier recueil je me suis aperçu que ces poèmes dessinaient un chemin qui passait par différents moments. Quand je les reliais, je trouvais pas à pas un sens caché. Ce sens était, pour moi, lié à la redécouverte de la foi chrétienne.

Pour vous, à quoi sert la poésie ?

La poésie relie des choses que d’habitude on ne relie pas. On peut appeler ces liens, images ou métaphores. Quand Reverdy compare les hirondelles à des ancres qui volent dans le ciel, il fait un lien que l’on n’attendait pas du tout, entre le monde de l’air et celui de la mer. C’est vrai de manière plus vaste, les liens que fait la poésie, elle ne les fait pas seulement par des images. Je dirais que c’est sa manière de voir le monde. Raconter c’est prendre les choses les unes après les autres. Faire un poème c’est les relier de façon un peu verticale. Le monde forme un tout, la poésie peut travailler à reconstituer cette impression globale que nous avons du monde et de nous dans le monde. La poésie ne décompose pas, elle n’analyse pas, ainsi elle rend le sentiment d’être au monde.
Les poètes que je vous ai cités m’ont vraiment montré cette direction. Par exemple sur le printemps, Umberto Saba écrit :
« A ton approche / même la tombe / semble peu sûre. »
Je trouve ça extraordinaire ! Ce sont des mots tout simples ! L’impression de vie est si forte que l’on ne peut même pas s’appuyer sur la mort !

Elle vivifie la langue ?

C’est vrai mais cela ne veut pas dire qu’il faut employer des mots rares. Au contraire il faut employer les mots les plus banals comme s’ils étaient neufs, comme si on les employait la première fois. Un poème, d’une certaine manière, nomme le monde pour la première fois, parce que c’est la première fois que vous avez vécu telle ou telle chose, telle rencontre ou telle impression. Il faut que la poésie rende ce sentiment de nouveauté. J’ai en tête, encore quelques vers de Pasternak : « L’amour dépose au chevet de nos cœurs / la frissonnante nouveauté du monde ». Cette manière de parler de l’amour qui lui rend toute sa fraîcheur.

En quoi peut-on dire que la poésie élargit le monde ?

Encore une fois en reliant des choses. Habituellement on vit dans un monde cloisonné en différents secteurs. Elle élargit toujours en reliant les choses. Quand Vladimír Holan décrit une rencontre dans un ascenseur et qu’il dit :
« elle est montée avec moi, ça a été une seconde et l’éternité, elle descendait au troisième, alors que moi je devais continuer jusqu’au septième, et j’ai compris que je ne devais pas la suivre parce que si je l’avais suivie, j’eusse été après elle comme un mort, et si elle était revenue vers moi, ce n’aurait pu être que de l’autre monde. »
Vous voyez, c’est l’expérience d’Orphée et Eurydice mais dans un ascenseur ! Evidemment on n’aurait pas l’idée de relier deux mondes aussi éloignés, la légende de l’au-delà et puis une montée d’ascenseur. C’est la poésie qui fait ce lien, c’est comme cela qu’elle élargit le monde.

Il y a quelque chose qui transparait dans vos poèmes, c’est l’importance d’aller voir ou entendre ce qui est “entre”, “derrière”, “dessous” ou dans les “marges”. Que représentent ces espaces ?

Dans ces espaces se tiennent des êtres silencieux qui n’ont pas la parole dans notre monde ordinaire, qui échappent à notre regard mais qui, à certains moments, reviennent frapper à la porte. Le monde en blanc fait partie de ces espaces mais aussi les disparus d’Argentine pour lesquels j’ai écrit une série de poèmes, je disais qu’ils étaient l’envers de la page, en quelque sorte.
Au sujet de ces espaces, il y a dans Le pays derrière les larmes, un petit poème qui dit :
« cette porte entrouverte dans l’enfance / fermée pendant la vie / béante à l’heure de la mort / transparente pour le poème. » (p.69)
Le poème n’a pas le pouvoir de l’ouvrir mais de laisser deviner ce qu’il y a derrière…
Ces espaces c’est ce qui n’est pas nommé d’habitude, ce qui n’a pas de nom, pas de parole… C’est une réserve de silence, mais d’un silence en attente de parole.

A la fin de votre conférence sur Jean Racine (à la bibliothèque d’Achères en septembre 2017) Gérard Noiret vous posait une question sur la musicalité de la poésie. Vous disiez qu’elle ne réside pas seulement dans la valeur sonore des mots mais dans les images qui mettent en rapport deux choses. Elles seraient l’équivalent d’un accord musical. Vous ajoutiez que le vers a une mesure, un rythme particulier qui fait respirer la phrase. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce rapport rythme / mesure ?

La mesure est propre à la poésie, alors que bien sûr, la prose comme la poésie possède un rythme, mais celui-ci est créé par la syntaxe. Je pense qu’il y a poésie quand à ce rythme-là, se superpose une mesure, c’est-à-dire un autre rythme qui interrompt la phrase, par intervalle, de manière à ce qu’on respire. En prose, lorsque vous commencez une phrase vous savez ce que vous allez dire. Vous allez jusqu’au bout et la phrase avance en ligne droite vers son but, vers le point final. En poésie vous n’allez pas droit au but, vous commencez la phrase et puis vous respirez, et puis comme vous revenez à la ligne, un autre chemin peut s’ouvrir et la phrase peut se poursuivre un peu autrement que vous ne l’aviez prévu.
La mesure, chez moi, n’est pas régulière, elle oscille entre 10, 11, 12 syllabes, et comme cette mesure est constante, elle ménage des plages dans le vers, c’est-à-dire, quand vous avez écrit deux mots d’un vers, vous n’avez pas votre vers complet, vous avez un blanc, et peuvent alors venir des mots que vous n’aviez pas prévus. La mesure est la gardienne des places libres. Le sens évolue parfois de manière inattendue. La poésie avance mais pas en ligne droite, avec des retours sur elle-même.
On voit tout de suite quand un poème n’est pas de la vraie poésie mais seulement des phrases de prose découpées et mises les unes sous les autres, en ce qu’il n’y a pas ce renouvellement, cette surprise, cette inventivité qui vient de la mesure.
Le vers n’est pas artificiel quand il y a une vraie respiration. La mesure vous guide mais dans une marche un peu errante, un peu suspendue. Elle sert aussi à relier les choses éloignées dont on parlait au début. Elle permet d’aller de l’une à l’autre par un chemin qui n’est pas celui de la logique, mais doit rester naturel. Il faut tenir le lecteur par la main même si le chemin est surprenant, je ne pense pas qu’il faille le brutaliser.

 

incertain regard – N° 17 – Hiver 2018 : Bouche d’or

Deux fois par jour, le matin et le soir,
le soleil se met à notre hauteur
et parle doucement aux arbres, aux maisons,
aux hommes, tel un père, une mère patients
à un enfant boudeur. Puis il se relève
pour vaquer dans le ciel à ses occupations
comme nous vaquons sur la terre aux nôtres.
Quand vient le crépuscule, assis à l’horizon,
il attend le récit de notre journée
mais nous ne pensons plus déjà qu’au lendemain.
Tu as vécu distrait. Alors, aujourd’hui,
reste un peu plus longtemps l’oreille à la hauteur
de sa bouche d’or ; écoute son murmure.
Il a peut-être encore une chose à te dire
pour la dernière fois. Parle-lui aussi.