KOBEL Pierre

incertain regard – N°19 – Hiver 2020

Carte blanche à Hervé Martin

Pierre Kobel

Je marche

Je marche
Je marche et je marcherai
Mains dans les poches j’avance
Poings serrés nez en l’air
L’air de rien       colère au fond de moi

Je marche

Dans les oublis de la nuit
Dans les douleurs de la nuit
Dans la nuit du mourir

Je marche

Qui suis-je encore ?
Qui ne peut vivre en paix
Qui ne peut dormir

Je marche

J’avance malgré
Les instances du jour

Je marche

Jour après jour
Dans les mots de mes amis
Dans le poème projeté
Dans la lumière du coquelicot

Je marche

Je rêve
Je bâtis
J’invente des vaisseaux
J’invente des voyages

Je marche

Je marche…
Je marche ! Je marche !! Je marche !!!

Contre vos promesses
Contre vos décrets
Barons et petits maîtres
Marquis de l’apparence
Ôtez vos cravates !
J’ai mes poings pour vous
Vous ne serez que l’oubli !

Je marche

Je marche
Dans son regard
Dans ses mains
Dans le matin de ses yeux

Je marche

Je marche dans la ville
Je cherche son image

Je marche
À ses épaules nues
À l’éveil de ses seins
À l’offrande de son sexe
À nos mains croisées
Sur la peau réinventée

Je marche
Hymne sans fin
À l’aube des mots retrouvés

Dans le gravier de mon corps
Je n’avance plus          je tombe

Victimes et bourreaux

Ils sont face à face
Victimes et bourreaux
Dans l’œil d’August Sander
Qui est qui ?
Qui le persécuté ?
Qui le persécuteur ?

Ils ont la même gravité sévère
Ils affichent la même respectabilité
Presque le même sourire affable
Même regard d’une société policée

Juste un baudrier
Une croix gammée
Pour dire le bourreau

Juste une cravate
Une veste croisée
Pour dire la victime

Avant les rictus
Les os et la nudité
Avant le bâton
Et l’homme dégradé

Même humanité
Par l’un et par l’autre perdue
Même civilisation égarée

Tous hommes du XXe siècle
Dans le regard d’August Sander
Victimes et bourreaux
Bourreaux et victimes
Quand la langue ne nous sauve plus

Hier est-il aujourd’hui ?
Ne te retourne pas pour pleurer
Il y a d’autres visages au mur
Il y a un regard pour croire

Au-delà de l’espoir
Aujourd’hui est demain

L’immigré

Je suis l’homme précaire
Je vis dans le temps incertain
D’un lendemain renouvelé
Je n’ai ni droit ni passeport
J’appartiens à la loi de l’argent

Je suis l’homme exploité
L’invisible le silencieux
J’ai perdu mes origines
Je ne suis plus ni d’ici ni d’ailleurs
Je ne suis que l’outil des chantiers du monde

Je suis l’homme traduit
J’ai rompu mes racines
J’ai rompu ma langue
Les miens ne me reconnaissent plus

Je suis l’homme provisoire
L’innomé
L’homme fantôme
Je chemine dans
Les parenthèses d’une non-existence

Passager anonyme
D’une foule sans voix
Je n’existe que
Dans la pierre et l’oubli

André Laude

André Laude n’est pas mort
Il vit de nouveau à Aulnay
Il est le père des rapeurs du neuf trois

André Laude marche
Il boit toujours les maux de la vie
Il dit des mots durs

André Laude va parfois à Paris
Il croise Robert Desnos rue Saint-Martin
Ils rient ensemble au bistrot du monde

André Laude dort à Paris
Sous le métro Stalingrad
Avec ses frères migrants

André Laude porte des fleurs
Lit le journal et invente sa vie
Au rendez-vous de ses amis

André Laude n’a plus de papier
Il crie dans les rues de la ville
Il écrit sur les murs de sa colère

André Laude n’a plus peur
Il rit en dressant le poing
Il danse à corps déployé

André Laude a des chaussures neuves
Il marche vers le soleil noir
de la révolution

Lui-même

À Éric Dubois

Il ne se regarde pas dans les miroirs
Il évite ses peurs
Il est face au mur
de ses questions

Il refuse les mots d’hier
Qu’il ne cesse d’assembler

Il est lui-même
Il est un autre

Seuls les dieux
Connaissent le vent qui le mène

Il va dans le temps le plus rapide
Qui le ramène à l’homme
Qui le ramène à lui