HUBERT Alexis

incertain regard – N°16 – Eté 2018

Un devenir de forêt

Quand j’avance dans cette forêt, ombre redéployée sans cesse sur des ombres inhumaines, les nuages de la canopée se glissent sous la marche, éclaireurs de mes futures rencontres. Je vois avancer le bruit du vent entre mes pas. A l’orée, un calme glacial sonnait déjà l’appel du dehors par tous les mouvements silencieux. Des entrechoquements de branches font maintenant comme les grouillements d’insectes dans une boue profonde. Vulnérable, proie à la merci de pulsions animales, seuls me guident des instincts de chasse, çà et là parsemés de cris d’oiseaux. Planté ici, déambulant par là, j’évacue tout but et tout repère, à en fatiguer ma propre peur ; une angoisse s’élargit de la nuit et de ses bruits cruellement sans entrailles. Je cherche à ne pas distinguer, pour que mon corps ne se rassure plus et se rapproche lentement, à tâtons, de l’obscurité de ses adresses intimes. Je fuis la lumière artificielle pour mieux observer ces moments magnétiques entre les végétaux. Le vent retombe, l’immobilité reprend quelques droits et la vie s’indiffère encore un peu plus d’elle-même.

Je déplace mon corps dans et par le paysage de mes bribes. Ce sont de sinueux égarements, en suivant du regard ses membres arrachés du tronc mais restés familiers dans leur mouvement centrifuge, comme si je marchais dans les aires de mon propre cortex. À la croisée de deux taillis, un cri lancinant fait entendre son écho, au loin. Des frissons remontent le long de l’échine comme la brise escalade les troncs. Toutes mes marches passées sont reconduites ici : je crains cette présence derrière moi, qui m’accompagne depuis l’enfance, dans mes cauchemars les plus violents ; cette étrangeté la plus totale, bien trop près de moi-même : un double intimement lié à toutes mes tentatives de devenir. C’est un sursaut composé par le vent, c’est la chute lourde des dernières feuilles de l’hiver. Tout se disloque et se propage ; je tente d’épuiser la prolifération des cercles ouverts. Le passage de notre inconnu se partage toujours plus intimement avec le monde ignorant de lui-même dans ma bouche. Les gouttes de pluie tombent dans un temps vertical ; toutes mes forêts de l’enfance y sont encloses et, de vision en vision, s’éparpillent avant l’impact.

Mais le vent devient plus incisif soudain, quand se trame un désir d’oubli. L’eau calme, cette fois-ci, ondoie ses reflets et la nuit ne dissimule plus ses flagrances. Demeure la petite coulée entre deux galets, où je marche, soutenu par la pierre. Les panneaux n’indiquent plus rien, n’ont jamais rien indiqué. Un amas d’arbres hauts m’aspire vers des mouvements de méduses, de plantes des profondeurs ballottées par des courants abyssaux. Sous les arbres, une flore sous-marine s’étend, une ramification d’algues dans les grands fonds, au sang bleu de poulpe. Mon œil chasse, toujours, propulsé, se déplaçant au ras du fond, l’effleurant à peine de la pointe de ses tentacules, avant de prendre la fuite par sa poche au noir. La violence de ce tumulte immémorial accélère mon contorsionnement et la versatilité de mes couleurs. Je pense alors que tous mes petits muscles cutanés pourraient se loger dans mon œil, annelé comme un tentacule, pour mieux approcher ma proie, ce réel du moins muet.

Dans le noir presque complet, les rencontres sont d’immédiates vies minuscules qui font tressaillir ; les arbres, eux, imposent leur bruit à force d’user la marche les yeux en l’air. Le cri de l’oiseau semble avoir été rajouté à la partition de la nuit. Mais le son est devenu plus vocal. J’y entends une demande d’espace, ou un avertissement ; j’écoute la négation de son isolement, toujours plus forte, toujours plus longue. Je cherche encore, une fois rentré, des morceaux de paysage perdus dans mon attention. Je laisse passer ce qui de l’émotion verbale va donner corps à mon imagination ; comment mes pas forment entre autres mots celui de ventouse dans la pluie battante de cette nuit, adhèrent au sol puis glissent dans ma voix comme des mollusques.