incertain regard – N°22 – Eté 2023 : La vie à tour de rôles
Chapitre I
C’est une aire d’autoroute comme il en existe beaucoup, en Provence, sur la fameuse autoroute du soleil, le trafic y est intense quelle que soit l’heure, quelle que soit la saison, toujours de gros camions, des voitures, des camionnettes de livraisons, et toutes sortes d’autocars de tourisme ; c’est là qu’elle a choisi d’installer sa chaise pliante, comme tous les jours.
Elle arrive on ne sait trop comment ni on ne sait d’où car il n’y a pas d’agglomération alentour et personne ne sait où se trouve la maison la plus proche. Elle arrive toujours à la même heure, vers neuf heures du matin, sa silhouette menue apparaît à l’angle des boutiques de souvenirs, elle marche doucement en prenant soin de poser délicatement ses pieds car elle pourrait si facilement trébucher, il faudrait qu’elle s’aide d’une canne, bien sûr, comme toutes les personnes de son âge, mais elle se refuse à l’idée de vieillir trop vite ou trop mal !
Le temps qui passe, c’est pour les autres, elle, elle a besoin d’un temps qui avance avec elle, devant elle pendant des semaines, des mois, des années encore… elle s’arrête un instant, dépose sa chaise pliante à ses pieds et regarde autour d’elle… son visage demeure serein, à peine ridé, un peu triste parfois lorsque ses grands yeux bleus fouillent l’horizon, puis, comme sortant d’un rêve, elle reprend sa chaise et se dirige à petits pas vers un emplacement ensoleillé mais pas trop et près des petits commerces de la station service, mais à bonne distance des pompes parce qu’il n’y a rien d’intéressant à regarder et ça sent trop l’essence ! non, il faut un endroit stratégique d’où elle puisse observer les voitures, les gens qui en descendent, les enfants à peine libérés qui courent vers le drugstore, le mini bazar, le café viennoiseries et même les toilettes !…
Il va faire chaud aujourd’hui, il n’y a pas un souffle d’air, les arbustes de la station se sont immobilisés, les grands cyprès au loin restent en attente d’une torpeur à venir et la chaleur naissante fait vibrer l’azur du ciel.
Elle a choisi une robe en lin d’un vert lumineux mais discret, elle a renoncé au rose qu’elle aimait du temps de sa jeunesse, plus de rouge non plus, plus de blanc, un peu de bleu au printemps, du marron en automne mais surtout pas de noir ! le noir n’existe pas de toute façon !
A son cou se balance très doucement, au rythme de ses pas, une chaîne en or qui retient une étrange médaille en forme de poisson, non, plutôt en forme de sirène aux longs cheveux souriant béatement !
– « Elle est belle ma médaille ! c’est un porte bonheur ! je ne la quitte jamais, j’ai encore besoin d’elle ! vous savez ! »
Elle déplie lentement la chaise, pose un sac en toile à ses pieds, toujours le même, à l’intérieur duquel on devine la forme d’une bouteille, d’un sachet et de ce qui fut un beau chapeau de paille aux grandes ailes tressées…
Ah ! il y en a du monde ! elle vient au spectacle, comme ça, au spectacle de la vie ordinaire, de la vie quotidienne, familiale, il y en a des acteurs sur scène ! des voyageurs de commerce avec leur petite mallette pour l’ordinateur et le téléphone fixé à l’oreille, des touristes en mal de soleil et de mer bleue qui veulent la prendre en photo dès qu’ils l’aperçoivent, ça ne la dérange pas, elle leur sourit en leur faisant un signe de la main, comme la petite sirène sur le métal froid de la médaille. Des chauffeurs livreurs en salopettes aux couleurs de leur entreprise la saluent dans une révérence exagérément appuyée et drôle, elle rit avec eux. Des routiers de tous les coins d’Europe, aux plaques d’immatriculation totalement improbables lui lancent un bonjour dans la langue de leur pays, elle leur répond en fredonnant le début de la « Marseillaise » et tous se mettent à rire… et à l’applaudir.
Le tonnerre merveilleux des applaudissements, cette houle qui monte de la salle, enfle et se jette sur la scène en éclaboussant de bonheur, les personnages et les acteurs ! comment oublier de tels moments ? comment vivre loin d’un tel partage, d’une telle complicité, d’une telle passion !
La représentation peut commencer !
Elle qui fut souvent à fouler les tréteaux, la voici de l’autre côté, sur la rive tranquille du spectacle, là où il n’y a aucun danger, où l’on ne prend aucun risque, où l’on s’assoit paisiblement pour voir le monde s’agiter, les mousquetaires se battre, les amoureux se déchirer, les rois s’entretuer, et tout cela, l’esprit dégagé, on sait très bien qu’il n’y aura pas une seule goutte de sang sur scène, que les mousquetaires vont reprendre leur mini Austin après la représentation, que les rois repartiront à moto, quant aux amoureux, aucun risque non plus, ils sont mariés chacun de leur côté et ont des enfants, dès leur retour, ils allumeront la télévision pour connaître les résultats du match de foot ou la météo du lendemain mais pendant deux ou trois heures, tout n’est plus possible : ils endossent d’autres costumes, d’autres mots, d’autres gestes, d’autres destins, ils oublient leur famille, leur voiture, le nom de leurs voisins, la facture du pressing, leur numéro de carte bleue, ce sont des acteurs d’une vie d’emprunt, ils se réincarnent, plongent tête baissée dans un autre monde attirant, envoûtant, c’est l’ivresse des profondeurs de l’âme, le vertige des sentiments empruntés, c’est un jeu de miroirs parfois, un jeu de dupes bien souvent…
Cassandra, assise sur sa chaise pliante observe le spectacle du monde, elle garde en elle la réalité de toutes les illusions qu’elle a vécues, la réalité de tous les sentiments héroïques qu’elle n’a jamais connus car sa réalité à elle, sa force intérieure, c’est le théâtre, tout ce qui n’est pas théâtre est illusion !
« nous sommes faits de la même étoffe que les songes »
(Shakespeare)
Les gens s’étonnent de sa présence, c’est certain, que fait cette femme, toute seule, assise sur une chaise pliante à n’avoir d’autre occupation que de les regarder?
Certains parce qu’ils s’arrêtent régulièrement sur cette aire d’autoroute ont pris l’habitude de la voir et la reconnaissent, ils lui font un signe de la main, par pure gentillesse car elle ne demande rien, ce n’est pas une mendiante, elle est habillée correctement, sa robe verte en lin lui donne aujourd’hui l’apparence d’une fée oubliée dans la garrigue cherchant désespérément dans le dédale de ses souvenirs le fil ténu qui la sauverait des ténèbres, sa présence est étrange, inattendue mais c’est tout !
Quelques-uns s’enhardissent et viennent vers elle d’un air un peu gauche mais bienveillant, ils échangent quelques paroles sur le bel été qui se prépare, sur les touristes qui descendent à Marseille, puis finissent toujours par lui demander pourquoi elle est là et ce qu’elle a fait dans sa vie… pour en arriver là, sur une aire d’autoroute ?
Elle marque un temps d’arrêt avant de répondre, puis prononce le mot « ac- tri- ce » ou « co- mé- di- enne », selon son humeur, en détachant bien chacune des syllabes pour les garder plus longtemps sur la langue, non comme un bonbon dont on aimerait prolonger la saveur, mais comme une fierté que l’on voudrait maintenir en soi pour se persuader à chaque minute qu’on en est toujours digne…
Ses interlocuteurs restent sans voix, elle prend ça pour de l’admiration, en fait ce n’est que de l’étonnement, de la méfiance ou de la franche moquerie, certains même ne se gênent pas pour pouffer de rire ! comment imaginer, derrière son aspect aussi insolite, qu’elle ait pu fouler les grandes scènes parisiennes ou d’ailleurs ? mais Cassandra a le cœur trop grand et trop pur pour sombrer dans la mesquinerie des jugements… elle est actrice comme on est gaucher ou chauve ou courageux ou stupide, c’est sa nature, elle n’y peut rien…
L’épicerie familiale de son enfance, les tracas de la vie quotidienne, les fins de mois difficiles, ça c’étaient les erreurs accumulées du destin, d’un destin qui n’avait rien compris et qui s’était acharné à lui rappeler la dure réalité de la vie, celle à laquelle Cassandra s’était opposée de toutes ses forces en récitant à longueur de temps les merveilleux vers de Racine :
« n’en doutez point madame et j’atteste les dieux
que toujours Bérénice est présente à mes yeux
l’absence, ni le temps je vous le jure encore
ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore. »
Et son esprit s’envole, loin de cette aire d’autoroute, loin de la Provence, pour se poser dans la banlieue d’Orléans, dans l’épicerie familiale où elle a vécu, heureuse, en fille unique adorée, avec ses parents affectueux mais tellement occupés… la petite Lucie qu’elle était alors, flânait dans la campagne et dans l’enfance, gambadait sur les chemins de terre, sautait les ruisseaux à cloche-pied et cherchait à quelle branche accrocher sa future vie d’adulte…
Ce fut le théâtre son premier amour, ce fut peut-être le seul, ce fut certainement le dernier !
incertain regard – N°18 – Eté 2019 : En écrivant avec Baptiste-Marrey
J’ai bien réfléchi, tu sais. Cela fait même deux nuits que je ne dors pas : je ne crois pas que je puisse chanter Elvira. J’aurais réalisé pourtant, grâce à toi, un de mes rêves les plus chers. Tu ne peux savoir l’importance qu’a eue pour moi – qu’a toujours pour moi – ce personnage.
Il m’impressionne, il me hante, il vit à mes côtés depuis que le livret m’est tombé dans les mains, cette femme amoureuse, meurtrie, bafouée, je la reconnais, c’est l’épouse éternelle, notre sœur à toutes !
J’entends sa voix mais je ne peux lui répondre, elle traverse le temps et je reste là, sur scène, à reprendre ses modulations sans parvenir à libérer la force qu’elle contient, ce désespoir ancestral de l’abandon…
Je n’en suis pas capable, ma voix me trahit, elle m’étouffe et me renvoie à une brutalité quotidienne, à la souffrance aussi !
Je ne peux pas chanter Elvira ! trop inaccessible et trop présente à la fois ! Je l’ai tellement écoutée, tellement consolée dans mes rêves, j’ai bien pleuré sur elle ou sur moi, je ne sais plus, elle me ressemble tant ! elle s’est échappée des lignes des portées, du velours rouge des fauteuils et des projecteurs de ce monde d’illusions !
Elle prend forme sous mon maquillage de théâtre dans ma loge, elle emplit mes poumons sur scène et je vomis dans des arpèges pathétiques nos destins galvaudés ! c’est Médée, c’est Hermione ! c’est moi aussi !
Sais-tu que Carlos est parti la semaine dernière ? sans un mot, sans un coup de fil ! les armoires sont vides, les tiroirs aussi ! il a emporté son ordinateur, son chien et sa présence !
Rien d’exceptionnel, du sordide, du commun, la vie quoi !
Oui, je sais, on le disait volage, tu te souviens ? vous m’aviez pourtant tous prévenue… trop de conquêtes ! trop de séduction ! beau parleur et la volonté inconsciente de frôler l’abîme, de défier les interdits, je voulais être son étape ultime et je ne suis qu’un caillou sur sa route qu’il écarte d’un coup de pied !
Il est tombé follement amoureux d’une de mes jeunes choristes, paraît-il, il l’a enlevée alors qu’elle devait se marier ! tu te rends compte !
Quelle naïve j’étais ! en plein mélodrame de boulevard !
Dans quels bras va-t-il échouer maintenant ? dans quels lits ? combien serons-nous à l’attendre ? à l’aimer, à le haïr ? à l’aimer autant que nous le haïssons ?
« que ne me jurez-vous… que vous m’aimez toujours dans les mêmes sentiments
pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur sans égale et que rien n’est
capable de vous détacher de moi que la mort ! »
pas de Molière à l’horizon, pas de Mozart ! rien, pas une note de réconfort ! une réalité froide, sans état d’âme !
tu comprends pourquoi je ne peux plus chanter Elvira !
incertain regard – N°12 – Mai 2016 : Abécédaires (chemins et ouvertures)
Les peintres se sont essayés à l’autoportrait, les photographes ont traqué leur image en noir et blanc. Comment parler de soi ou seulement vérifier qu’on existe ?
On peut tout simplement s’arrêter devant un miroir, observer son reflet. Non, on ne se reconnaît pas tout de suite. Le regard devient alors plus profond. Il faut quelques minutes pour se retrouver. Derrière un geste, un regard intimidé de son propre reflet, une parole dessinée sur les lèvres, une position du corps qu’on ne soupçonnait pas, peut être un sourire comme ceux qu’on ébauche devant une personne inconnue mais qui vous rappelle quelqu’un.
L’écriture permet de démasquer cet autre nous-même, de l’apercevoir entre les lignes, de le reconnaître pour mieux l’oublier, ne pas céder à une contemplation stérile mais élargir notre champ de vision au monde, aux autres. C’est ce que nous avons appris à travers nos exercices d’écriture, choisir des chemins de traverse en leur donnant une lettre, un souvenir, une émotion. Parcourir les grandes avenues du Temps, de notre temps. Partir de soi,… pour arriver ailleurs !
Abécédaire du temps qui passe
Extraits
A comme Art
Notre dernière chance d’éternité ; les hommes passent, les siècles s’éteignent mais les colonnes du Parthénon découpent toujours le ciel d’Athènes, les tableaux du Caravage nous plongent à nouveau dans une foi en clair-obscur, nous lisons et relisons les ouvrages des auteurs anciens pour donner des réponses au présent. Le temps se dilate et le bras tendu de Michel-Ange montre du doigt une pauvre humanité qui s’affole de n’être que mortelle.
G comme Gargouille
Je n’entre jamais dans une cathédrale sans adresser un salut respectueux aux gargouilles. Il faut parfois les chercher des yeux pour les apercevoir, les sculpteurs gothiques se sont appliqués et leur burin habile a dessiné dans la pierre des êtres étranges, des animaux terribles issus de la fantasmagorie médiévale. Ils ont donné forme à leurs frayeurs irraisonnées des flammes de l’Enfer dans cet au-delà cruel dévoreur de chair humaine. Leurs diablotins ricaneurs les observent du haut des tours et leur bestiaire halluciné les attend, le cou tendu, vomissant la pluie des siècles, par crainte d’être rachetés à leur tour… au Jugement Dernier !
L comme Livre
Les livres, mon autre monde, mes meilleurs amis, ceux que l’on emporte avec soi, dans sa poche, dans son sac, dans sa solitude… ceux qui nous assiègent, nous tourmentent, ceux qui nous rendent heureux ou plus grands ou meilleurs ou plus fragiles, ceux que l’on oublie sur un coin d’étagère et qui meurent de n’être plus que des histoires desséchées, et ceux qui traversent les siècles, les murs, les consciences, pour s’immobiliser soudain, tels des phares, sur la mer démontée du temps qui passe.
W comme Western
Avec les films des années cinquante, le western, quittant les plaines du Wyoming, s’est confortablement installé dans les salles obscures de la vieille Europe. Le scénario était simple : il y avait d’un côté les bons, plutôt blancs, de l’autre les méchants, plutôt rouges. La victoire revenait tout naturellement aux blancs puisqu’ils étaient plus loyaux, plus intelligents, plus blonds, plus beaux, plus civilisés, plus armés… et dans leur droit !… Dès que l’écran s’animait, les spectateurs fascinés chevauchaient à perdre haleine aux côtés de Gary Cooper et de bien d’autres, ils esquivaient les flèches vengeresses de Sitting Bull qui visaient sournoisement Robert Mitchum ou James Stewart, parvenaient enfin, après deux esquimaux achetés à l’ouvreuse, aux rives du Rio Bravo, sauvés par John Wayne, tandis que là-bas, dans les grands espaces, Henry Fonda dégainait tranquillement son colt d’or dont la crosse (récemment astiquée par l’accessoiriste) brillait au soleil de la renommée. Les paysages somptueux du Colorado, ou du Nevada, ou du Texas, défilaient derrière la tête des chevaux haletants, les plumes des Indiens volaient au vent, au vent du succès surtout, leurs squaws avaient du rouge à lèvres et l’accent du Bronx… Qu’importe ! Après la prise de Fort Alamo et l’arrivée victorieuse à Vera Cruz, après la descente tumultueuse de la rivière sans retour (en bonne compagnie cependant) l’écran s’éteignait… une lumière blafarde inondait la salle. On enfilait alors tristement son manteau. Et on repartait, tout ébloui encore du rêve américain pour prendre… le dernier métro !
Y comme Yeti
Animal fabuleux aperçu quelque part dans l’Himalaya par un moine tibétain fortement alcoolisé… c’est un grand mangeur de neige et avaleur de glaciers, il a de longs poils blancs qui le recouvrent d’une houppelande. Quand il est d’humeur taquine, il se cache derrière les sapins et fait des croche-pieds honteux aux skieurs hors piste… ou souffle sur les marmottes pour déclencher des avalanches. A ne pas confondre avec le Dahu, dont la chasse est strictement réglementée… ou le Père Noël plutôt vêtu de rouge !