GAVARD-PERRET Jean-Paul

incertain regard – N°22 – Eté 2023 : Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret

Passages

La région humaine

La vie commence dans son ignorance. D’où son penchant pour l’illusion. Il faut du temps pour comprendre que tout finit et que la fin détermine l’existence.

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Débute alors un commencement qui se répète : il contient la succession des jours : il ne s’agit pas de se souvenir seulement de la mort mais de voir devant soi l’entrée dans la matière, dans l’oublié que chacun de nous porte au fond de soi. Si bien que le « Je » vise l’oublié, le désigne et parfois parvient à l’articuler sans le savoir et pas pour l’offrir au savoir. L’oubli est à ce titre le monde des images et des mots. Nul phénomène. Rien que des approximations. Et pour une raison majeure : le territoire de l’oubli ne se confond pas avec celui de l’inconscient, lequel se compose d’un oubli très particulier et d’une autre consistance. Le corps en est le terrain archéologique, mais comment le fouiller ? Ses inscriptions ne se distinguent pas de leur support : elles en sont la substance, et le secret. Ajoutons que dans l’oubli, il y a la mort de la mort et que poursuivre une image c’est la perdre. Certes il faut du temps. Le temps qui manque. Ou si l’on préfère : une chose pas d’ici, un paysage dans le paysage. Quant au texte, il n’est pas les mots. Les mots se passeraient bien de tout texte, comme l’espèce se passerait bien de « je ». Elle ne tient qu’à ce pronom, ce commencement qui répète l’originel. Ce n’est pas une échappée mais l’entrée dans la matière. Un petit bond en avant – ou en arrière. Soupirs, que soupirs, avant que de. « Loin là, là-bas à peine quoi – » (Beckett). Existe donc une zone dans la tête qui ne peut être atteinte que par l’oubli sans savoir lequel mais qui dénonce l’en-soi. C’est la région humaine. Rien pour l’arpenter sinon ce qui reste ici.

Pas pieds

Alors me sont venus les mots : mais de qui et pour dire quoi ? C’était comme si la littérature prenait au berceau dans l’intimité et son renoncement. Au nom d’une brisure en toute hâte, pour répondre à une certaine extase et un désastre certain. Au plus loin, au plus proche, vite et lentement entre douceur et douleur de la blessure première qui pousse non sans candeur à s’arrêter mais aussi à savourer un désir fou de poursuivre. Et le plus possible du dieu dont l’énigme – pour rester correct – nous emmerde pour rien même si son fracas sonnait de partout jusqu’à faire perdre source à la sensation. Et comme s’il s’agissait là d’une voix de l’oubli, de l’engourdissement, une voix embrouillée, mythologique. Une voix dans l’épaisseur de la conversation de l’enfance et de sa porcelaine brisée là où le cerveau dévore le cœur, et le cœur le corps dans un enfoncement laissant l’« enfantôme » sur le papier. Des anges ou des démons viennent s’y asseoir et y tombent plus vivants que morts dans leur nudité avec des mots qui ne nous connaissent pas mais qui ne nous ont jamais quittés et où se retirer des hommes et ce qui est plus grave des femmes. C’est dire combien ils étaient désirables mais sans nom. Murmure que murmure avec quelque chose du sang dans leur comment dire qui cache le comment ne pas dire pour mieux ensevelir. Des mots que nous n’aurons peut-être jamais compris, ou si peu. Et je n’oublie pas ceux que j’ai ignorés – ne voulant les regarder. Mais je sais les demeurer. Ils imaginent encore. Ils écoutent décroître les voix qui se sont tues dans leur mémoire. Ils ont le souvenir de leurs gestes, de leurs visages. Et même vers la fin ils ne commencent même pas à s’effacer – au contraire. Près d’eux il y a des photographies, une montre, un peu de tabac au fond d’une poche. Reste-t-il un peu de ta salive sur leurs doigts ?

Voyages, Voyages

Eau glauque irisée d’huile où flotte l’aile arrachée d’un goéland. Coton, charbon, containers bleus. Les noms magnifiques peints en blanc sur la coque des bateaux. Quais humides, brillants. Les flaques, les chiens, les filles. Ballots, regards, rixes. Tatouages, sabirs, sbires. Mafia, passagers, dockers, flics gradés. Danse jaune des grues. Chuintement des manitous et men itou. Chine intestinale, Indes infranchissables. Imaginer la vague et les cales. Saigner toujours d’un départ. Les femmes y sont premières et les hommes des garçons de café se prenant pour maréchaux chefs des logis. Petites valises au départ. A l’arrivée gros bateaux. L’énorme Pacifique, ses cachalots tatoués de blessures, le roulement des orages inouïs. Désolation Peak, les cèdres-villes, les ours, l’or dans le sable de la rivière Fraser, les filles des bars et des vignes. C’est là que j’ai vécu. Levé à l’aube, balayer, ranger, curer, scier, fendre, creuser, planter, soulever des bottes de paille à s’en déchirer le bide sous le regard d’une femme qui n’appartenait qu’à elle. On s’est frôlé, caressé incapables de nous arrêter. Son mari l’a su, s’est fâché. Baston, colère. J’ai dû frapper trop fort. La fuite m’a fait changer de nom pour me faire oublier. A Santa Fe j’ai même vendu des disques, j’ai fumé de l’herbe et repris le bus de la Greyhound. Dans le bloc Rhodia amené de France j’écrivais sans rature. Mais combien suis-je à lier ce qui est avec ce qui n’est pas ? Chercher l’état zéro demi-maladie, demi-ivresse, demi-tristesse. Le neutre d’avant et d’après. Parenthèse ouverte et fermée sur rien au milieu. Quelques bêtes, un petit trou dans les broussailles. Chien sans collier, terre sans hommes. Calme s’enfonce, tendres épines. Mais comment voir sans la nuit sous la nuit ? Je plonge dans Roussel, je relis son journal intime. Epaves au bord du Saint Laurent. Fracas des eaux glacées. Les truites. Descendre vers l’embouchure en évitant Québec. Les écureuils, les rats courent au bord du fleuve. En Gaspésie soudain acheminement vers les baleines. Brumes, lichens, mystère. Potlatch, totem, billes d’arbres. Le départ définitif dit par William Blake dans Dead man de Jarmusch. Dans l’océan et les fibres de la nuit.

D’hier au lendemain

Léa De Matteo, « La Fiancée Muette », Galerie du Lendemain, Paris, du 11 février au 25 mars 2023

Léa De Matteo articule son travail autour du personnage central et mythique de Joan Crawford. Pour la jeune photographe il y eut comme point de départ l’image fascinante d’une femme vissée à sa chaise roulante contemplant dans le téléviseur le visage de l’actrice qu’elle avait été. Par-delà le rôle, par-delà l’actrice, ce fut la femme qui se révéla à travers l’image première douloureuse de l’icône déchue.

Dès lors « l’enquête » a commencé pour savoir ce qui était arrivé à Baby Jane. Son coup de poker avait sonné le glas de sa carrière. Depuis, privilégiant la photographie argentique, mais usant aussi de techniques variées telles que la vidéo ou la fabrication additive, Léa De Matteo déploie des questionnements sur l’héritage hollywoodien, les fantômes cinématographiques au sein d’une « rencontre » paradoxale puisque posthume.

La jeune créatrice se voue au culte de cette actrice exceptionnelle au-delà de ses atours, ses artifices et qui nage à contre-courant dans une époque qui ne voulait entendre parler que d’une femme objet condamnée à être la marionnette des hommes.

Cette enquête filée laisse apparaître la déesse pour en retenir les moments de grâce et entretenir sa mémoire au sein d’une intimité nouvelle où l’actrice prend une figure kaléidoscopique. Joan Crawford elle-même semble guider la créatrice là où sont éliminés la distance, la mort et tous ces obstacles infranchissables.

Cette révision de l’icône par des images contemporaines, apporte certes un éclairage nouveau sur Joan Crawford. Mais le but est moins de révéler une vérité sur la star hollywoodienne que, à travers elle, de créer une correspondance muette dont l’acte créateur est le processus et l’aboutissement là où le mystère voluptueux de Joan Crawford perdure encore.

 

incertain regard – N°21 – Eté 2022 : Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret

Le musée complet du rêve

I

Le portable d’une main et un revolver de l’autre, la belle mystérieuse avait filé trop vite. Jusque-là nous marchions dans la lumière d’après-midi d’un mois de décembre. Plus tôt, à la roulette, entre des petites vieilles habituées du casino, elle jouait toujours le même numéro et en sortait à sec. Sa seule confirmation se limitait à un : « il faut savoir perdre ».

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Je suis donc descendu seul vers le vieux port. J’ai acheté Le Monde. Faisant mine de lire, je regardais vers le large et le fort avec une impression d’un peu de vide entre le décor et ma pomme. Fini la guipure de tout récit. Ici commence la débandade et l’esthétique à bouts de ficelles. Ne plus raccorder le passé et le présent. La nuit est de toujours comme pour l’agent secret d’Alphaville ou l’obsession nocturne de Barbara Stanwyck dans un film dont j’ai oublié le titre. Mais sur cette toile des ténèbres je vois encore son visage aux yeux d’algues avec ses quelques larmes. C’était je crois de nuit, à Manhattan. Déjà une histoire d’ombre que j’essaie parfois de couper comme on le fait d’une robe plutôt que d’écrire pour suivre ma pensée sur de prétentieuses feuilles A3. Chacun doit en effet pouvoir écrire avec une paire de ciseaux à la manière d’un Picasso créant une image en fixant une chemise sale sur une toile. Car l’écriture est une étrange chose. Elle croit tenir le passé, le présent et le futur en revenant à la couture et à la broderie dont le passé empiète. Où — aussi — les temps se chevauchent, s’évitent, font un bout de chemin ensemble. Et puis hop ! C’est fini. Pas l’idée d’aller jusqu’au bout. Interrompre. Sans imagination ni fantaisie. Oubliant celle qui est partie à l’improviste. Rien, c’est tout. Mais comme on dit, « c’est pas tout ça ». Il faut reprendre, quitter le port, remonter vers les hauts quartiers et choisir le monde, son « oasis d’horreurs dans un désert d’ennui », encore un peu. Faire confiance à Kafka plus qu’à Baudelaire. Sans les étoiles dans la nuit. Car si tout commence par une renaissance, tout s’achève en chantier. Exit aussi Béatrice. De Dante ne reste que l’Enfer, la tyrannie de la farce humaine et ses acteurs, ses stars en stucs, trucs et tics. Plus tard, de ma fenêtre, le spectre familier de la jeune femme s’évapore — ça fait un écran blanc, un écran noir. Mettre le présent au passé. Du point faire des suspensions. Et si on me demande si mon roman avance, je répondrai « couci-couça, lentement ».

II

Dans Dead Man il y a peu de chevaux pour un western. Un train et des canoës. Johnny Depp à la fin dans la barque rame, paupières mi-closes, dérive sur la mer, retourne là d’où viennent tous les esprits. L’eau est une masse sombre, une laque noire. Il a toute la nuit devant lui. Plus besoin de marijuana, de sauts dans les bars, de courses dans le désert. Toujours un peu dans la lune. L’Indien ne l’appelle plus William Blake. Il l’est devenu. Reste le vide qui révèle la pesanteur de tout le reste. On n’est pourtant pas si loin que ça de Beverly Hills et de la galerie Gagosian qui dans une rétrospective exposait sur un grand tableau les masques, les signes cabalistiques et les flèches d’un autre Indien : Basquiat dont l’empreinte des pieds est encore visible près du Chinese Theatre dans le ciment du trottoir. Au cinéma comme dans la vie reste la présomption de crimes. Chacun peut affirmer qu’il l’a vue. Si ce n’est pas celui-ci, ce sera son frère. Bref ce n’est pas sorcier. Et le vaudou n’a rien à y faire. Il suffit du caprice d’une imagination plus ou moins en colère. Preuve que le cinéma comme la vie n’a pas fait de progrès depuis les frères Lumière. On pouvait dit-on voir d’un côté à travers l’autre comme dans une verrière. C’est sans doute un des avantages de l’homme blanc : il est transparent. Sauf pour ses secrets, son énergie sexuelle, sa vodka plus ou moins frelatée et ses pilules bleues et de la codéine synthétique concentrée. Mais rien ne vaut la sarbacane et les balles de Dead Man sauf bien sûr à l’époque du MI6, du Secret Service, du Mossad et toutes proportions gardées de la DST. A sa manière le film de Jarmusch c’est l’équivalent de la machine à orgones inventée par Wilhelm Reich pour ceux qui s’en souviennent encore et qui serait rangé aujourd’hui parmi les complotistes ou les canailles de la pire espèce. Dieu seul (et encore) sut ce qu’il était capable de faire. C’était peu dangereux du moins tant qu’il ne posait pas une pomme sur la tête de ceux qu’il mettait en joue. Et ce, avec le revolver qu’il emmenait dans ses promenades à New York ou à Dresde — toujours le costume trois pièces et poche pour contenir son arme de poing. Bref très bourgeois conservateur avec son Deringer toujours chargé. Oui cet homme était aussi dangereux que Johnny Depp dans Dead Man même si les deux ne rêvaient que de fumer des calumets de la paix et dont l’élévation pour le second fut trahie par le coup qui perça son épaule une fois qu’il dut renoncer à la vie de bureau, aux robes de mousseline comme aux bouches carminées. Combien de chevaux au juste dans un tel western ? Finalement l’Indien aura gagné tandis que les arbres défilent sur les côtés du chemin où le blessé fut transporté sur une musique géniale et distordue de Neil Young. On est bien loin alors des « Cheries amours » de Stevie Wonder. Ici sur les sels d’argent de la pellicule tout est inquiétude. La sauvage préhistoire est encore présente : totems, forêt, carcasses d’animaux. C’est l’ici de nulle part et de partout que celui dont ses amis Cherokee l’appellent Silent Snow Wolfe créa. Accompagné à Hollywood d’une liane en pantalon noir et fine échancrure de dentelles en résilles sur les hanches avec probablement rien dessous. Fantômale elle aussi. Passante à la Baudelaire et se foutant de tout sauf si bien sûr le désir est au rendez-vous. Mais nul ne peut miser sur un tel va-tout. Reste l’incertain, la presque limite, le tremblé de l’incertitude. Chacun rêve debout (ou assis). Parfois plus près du ciel que ne l’est la terre dans ses jeux d’osselets et ses rites. Chacun possède sa façon d’être ailleurs. Et seul. Comme Antonioni à la fin de sa vie, après son attaque et dirigeant son dernier film par clignements de paupière et rêvant encore pour finir d’aller dans un vieux bordel raffiné à l’ancienne pour regarder l’homme qui se tient derrière la femme tandis que le mouvement de la caméra impulse le va-et-vient entre ses reins. Une caméra à lentille bleue si pure pour la machinerie érotique dont dans Dead Man tout acteur est exclu. Seul pour Jarmusch compte encore ce qui n’est plus. Comme dans Kill Bill et son Bang Bang à la japonaise et sans Nancy Sinatra. L’eau calme d’une piscine finalement rougie de sang entre les céramiques bleues, les hauts voilages et les tables basses criblés d’impacts. Ombres sur l’écran. Avant ça a explosé. Certains ont tiré une langue rouge et épaisse, fourchue au bout. Les yeux sortaient des orbites de Lucy Liu comme deux boules de flipper. Son petit nez s’est allongé brusquement. Exit amphétamines, cocaïne, ecstasy, Viagra. Bientôt ne reste que la plage bordée d’un crêpe noir des eaux. Le tout si féerique et si funèbre. De Betty Boop on ne peut plus voir, 1/50e de seconde, sans culotte et avec le contour de son sexe. Reste à la fin la guitar distort de Young et le bruit des vagues. L’âme qui s’envole. Ou se noie. Oui, si elle s’envolait ? Jarmusch aurait pu avoir cette idée.

III

C’est ça, remontons vite ! Là-haut sûrement le jour va se lever. Ombres tremblées sur l’eau turquoise. Elle s’envole pendant la nuit, à deux cents mètres d’altitude devient invisible tant elle est transparente. Fantôme que fantôme. Mais les meilleurs restent opaques, se promènent avec un flingue à Pigalle avant de guincher au bal musette à la Bastille ou rue de Lappe. Tous sont royalistes plus que pariétaux même s’ils viennent du fond des âges et croient forcément à l’au-delà. Gauloise bleue au coin de leur bouche sans lèvres, exilés dans leur Burberry blanc ils s’y dressent passifs mais ne rechignent pas à lorgner les filles. Toutes. Belles, moches, même les travelos du Bois de Boulogne. Bref nos ersatz tout comme nous ne sont pas chipotants. Ils restent adorateurs zélés du rien, du bruit, du silence et bien sûr de son inannulable moindre. Ils accomplissent des farces débiles de carabins, de potaches. Mais de tels morbides décadents que pourraient-ils pratiquer d’autre — sinon, ne pouvant plus triquer, manger mou et boire tiède l’air du temps, fuyants, et inconsistants dans leur insignifiant signifié où leur vice versa. Mais jouissant pour certains d’un prestige prométhéen en dépit de leur costume si neutre, si blanc. Ghost dog et Dead Men, bref des héros de Jarmusch. Capables de reconnaître la préhistoire du visible et en souillant les profondeurs admises de caca aussi nerveux qu’abstrait mais se dégageant des humains suffrages et des élans communs. Bref s’effilochant les uns les autres, ethnologues de leur textile en tricotine nylon et coton hydrofille. C’est Rimbaud qui continue et Jean Eustache aussi. Leur vie, la poésie et le cinéma ne font qu’un. Tous finissent pareil. Rendant les armes, gardant leur âme. Noir sur blanc. Noir sous blanc. En corrigeant — à la Nestor de Tintin ou Burma — des petits détails. Ici et là. Sachant que la perte du corps est la seule émotion qui leur reste. Plus question en effet de se suicider d’une balle au cœur lorsqu’on est ectoplasme ou décalcomaniaque : et si l’on détache leur costume personne pour en garder la marque.

IV

N’exagère pas, Winnie, avec ton sac. D’autant qu’on sait bien que le bon Sigmund associait le sac au sexe féminin : chasteté et soumission à l’homme, il ne faut plus rêver. Mais c’est à Willie que doit s’offrir une consultation gratuite et à distance — prestation sérieuse même si toute réclamation ne sera pas traitée. Sa réponse au monologue de Winnie ne pouvait être autre. Que peut Willie contre cette déferlante de la parole de sa femme qui ose parler sans contrôle ? Il ne dit rien donc consent mais écrit peut-être, derrière le mamelon. Car celui qui se tait aurait beaucoup à dire. Son mutisme peut être pris pour de la flemme ou du renoncement à s’imposer dans la vie de couple. Qu’entrevu — comme souvent les pères qui se cachent derrière les mères — il est bien là avec sa solitude et ses borborygmes. Ah ce n’est plus Kafka et sa correspondance avec Felice Bauer. Cinq cents lettres pour fiançailles et une rupture, deux presque mariages. Et tyrannie de l’écriture : l’exigeant demandait une présence par courrier. Une lettre envoyée tous les jours sauf le week-end. « Je sens que lorsque je n’écris pas, une main inflexible me repousse hors de la vie » dit-il. Félicie aussi ? Dans les deux cas la messe est dite. Beckett sera Kafka Willie dans l’urgence dévorante d’écrire et le même besoin d’un isolement pour le faire. Les deux comparables à l’autoportrait aux sept doigts de Chagall. En yiddish faire quelque chose avec ses sept doigts c’est mobiliser toutes ses facultés rationnelles et irrationnelles. L’irrationnel. L’inconscient. Pour Beckett comme pour Kafka il ne laisse pas tranquille. Il faut donc remonter à l’enfance. Enfant trop sage ou garnement rebelle à la rigidité maternelle. Bad boy dans les deux cas, faisait la fierté et la déception parentale. « Femmes, je vous aime » tel est le fond de leur question mais un chaînon manquait pour être d’équerre à l’alternative commune pour les hommes ou le choix cornélien pour certains. La mère reste le socle indéboulonnable, la mère toute puissante donc phallique n’a pas laissé le choix pour la suite. Et le père n’a pas moufté. L’enfance à nu, coupable d’en avoir fait autant baver à sa mère et se liguant contre elle faute de n’avoir pu leur dire l’amour filial. Sans Lacan gourou et sans broncher, le faisant payer aux autres femmes. Cela passe. Ou ça casse.

V

C’est là le cinéma mental. En-deçà des mots les corps s’attirent de désir. Ce que l’on peut en dire n’est rien à côté de ce qui se tait, se caresse. C’est une attente irrévocable, réciproque : on commence sans jamais finir après avoir tant patienté pour toucher ce qu’on attend depuis toujours. Là il faut entrer et s’en saisir. Au fond du paysage, l’ombre éteinte des morts enfouis nous rappelle la vie. L’issue à ce qui se dérobe est là derrière les claires-voies, dans la chambre clairière des sens. Ce que nous recherchons depuis toujours est là. Nous serons dignes de notre enfance et de ce qui ne se paie pas de mots. Présence si attendue que parfois nous croyons l’avoir déjà vécue dans une de nos défaillances qui ne guérit de rien mais espère toujours. Et le plus nécessaire que la vie même. Peu à peu les mots éperdus ne séparent plus, ils reviennent et sont là. Ils se ramassent, s’offrent, se partagent. L’obscure tension s’est résolue. Une charge électrique s’accélère, l’intensité offre ses grâces dans l’odeur de l’excès de deux dermes. Volume et résonance traversent le silence des caresses, épuisent l’eau de l’émotion. Si quelque chose éclate c’est le plaisir. Cette part inflammable qui relance le corps et ses mots soumis au poids sourd de la voix. La langue est un puissant stupéfiant. Au petit matin : « écris-moi ». « Oui… En Yiddish ? » « Non en l’arrière-plan du jour passant ». Cut final.

 

incertain regard – N°20 – Eté 2021 : Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret

Jean Otth : la nudité et après

Échec et scotome, Jean Otth, éditions art&fiction, collection Shush Larry, 2020

En 2008 est demandé à Jean Otth (1940-2013) un texte d’introduction pour une de ses expositions. Celui qui se disait « au bout du monde (…) et au bord de l’art » en lieu et place propose un récit autobiographique qui prend tout son sens après la mort de l’artiste. S’y retrouve en effet la genèse de ses images.

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Il évoque ses premières perceptions et émotions visuelles. Entre autres les femmes qu’il « apercevait très haut sur des sellettes de bois ». Et plus exactement « les femmes d’argile gris foncé, blanches ou terre de Sienne brûlée (…) qui se penchaient ou se tordaient pudiquement sur moi, en contreplongée bienveillante pour le petit garçon que j’étais. » L’artiste est déjà fasciné par celles qui étaient totalement nues mais il ne néglige pas pour autant les autres, « drapées à la manière des pudeurs espagnoles qui exacerbent leur mystère ».

Le précurseur et pionnier de l’art vidéo permet de plonger dans les eaux profondes et troubles de sa vie amoureuse et de son travail incessant autour de la représentation et la non-représentation, l’image et la peinture. « Ce dont je suis sûr, c’est qu’aujourd’hui les images m’ennuient tant que je ne les ai pas partiellement ou totalement cachées » précise-t-il en fin de texte. Il est alors animé moins par la pudeur que par la problématique qu’inclut la nudité et ce qu’elle cache. Il s’agit par l’art de tenter un pas au-delà. Le Lausannois l’a poursuivi dans son enseignement à l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL) comme dans son travail jusqu’à sa mort en explorant divers types de monstrations.

Not Vital l’Irréductible – Entretien

Par instinct et « essence » Not Vital est avant tout un architecte qui déplace les montagnes. Il répond ainsi à ce que Nietzsche demande à l’architecture « l’ivresse de la grande volonté qui se fait art ». Les créations de l’artiste sont autant de suggestions monumentales face à la pesanteur. Elles s’expriment par des formes non forcément flatteuses mais éloquentes qui s’imposent par leur puissance. Chaque oeuvre de l’artiste vit sa propre vie, parle d’elle-même et ne témoigne pas forcément de ce qui se passe autour. Pourtant toutes s’inspirent de l’environnement de l’artiste : les montagnes suisses de son enfance, le cadre urbain de New York ou une ville du désert nigérien, etc. “Tongue” par exemple est une langue en acier qui célèbre la parole, le goût, la sensualité… Par sa taille énorme, elle se dresse tel un phallus aussi dionysiaque que primitif. Il s’impose avec sa charge d’émotion sans se soucier des oppositions qu’il peut susciter. Fruit d’une virtuosité, chaque structure de Not Vital est la prouesse contre l’agitation et la destruction. Sa plénitude surgit soit dans un splendide isolement, soit dans le jeu de l’accumulation. Toutes possèdent une charge primitive et sourde. Elles restent les “idéalisations” de l’artiste. Il n’y fait pas abstraction de ce qui est secondaire mais laisse violemment en relief ce qui est pour lui l’essentiel.

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La baignoire à côté de mon lit.

Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
J’en ai réalisé autant que j’ai pu en grandissant.

Qu’avez-vous abandonné ?
La pratique des sports.

D’où venez-vous ?
De la vallée d’Engadine en Suisse où l’on parle le romanche.

Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Je suis toujours dans le mouvement.

Où travaillez-vous et comment ?
A Pékin, je travaille à la fois sur des projets de peintures, sculptures et d’architecture.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Aux politiciens.

Quelle musique écoutez-vous en travaillant ?
Aucune (si vous écoutez la musique que vous aimez, votre travail vous semble meilleur qu’il n’est).

Quel livre aimez-vous relire ?
Le roi des échecs par A Cheng (en chinois et en anglais).

Lorsque vous vous regardez dans un miroir, qui voyez-vous ?
Moi-même et un étranger en même temps.

Quel(le) ville ou lieu a valeur de mythe pour vous ?
Rio de Janeiro et mon île MotOna en Patagonie (Chili).

De quels artistes vous sentez-vous le plus proche ?
Ceux que je ne vois pas si souvent.

Quel film vous fait pleurer ?
Un bon nombre.

Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Une jolie pierre.

Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » ?
« L’amour et l’amitié ont plus à faire avec prendre que donner » (Nietzsche).

Enfin que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ? » ?
La réponse est NON.

Jean-Pierre Sergent : l’art et le plaisir – Entretien

En lieu et place des effets de “dissolving views” derridiennes, Sergent s’oriente vers une autre perception intellectuelle : celle d’un “perdre voir” qui est tout autant un “sur voir”. Il permet de marquer la différence entre théologie et poésie. Les exigences spirituelles entre les deux ordres sont bien différentes. Il ne s’agit plus de les faire adhérer l’un à l’autre mais de faire advenir la création, une autre exigence vitale dans la transformation de la perception.
Entre l’imaginaire et l’entendement les mises divergent tout autant. Car si le théologien et le poète dénoncent « le tour de manège entre les essences et les apparences » les deux s’opposent quant à la manière d’appréhender la Présence et la philosophie de l’existence. Si dans les deux cas s’exerce un acte d’ « intellection » et d’expression par le Verbe, le fléchage est opposé. D’un côté l’un présuppose un « Objet », l’autre son absence, sa vacance. L’ « illumination » du corps d’images ne couvre donc plus le même champ d’expérience, d’appréhension, de compréhension et d’émergence. Et Sergent le manifeste en sa quête existentielle et esthétique.

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le soleil et le travail.

A quoi avez-vous renoncé ?
Malheureusement, ces temps-ci en France – mais je l’espère pas pour trop longtemps ! -, j’ai dû renoncer à beaucoup de choses : voyages, vacances, vie sociale, cinéma, achat de livres et même l’an dernier, je n’ai pas pu produire d’œuvres à cause du manque cruel de moyens financiers. Cela étant en partie dû, bien sûr à la crise économique mondiale qui touche tout le monde, mais également, je pense, à la pauvreté culturelle et économique de la région dans laquelle je vis : la Franche-Comté. Il y a aussi bien évidemment le désintéressement primaire et culturel des Français pour l’art contemporain. J’ai relu récemment les Messages Révolutionnaires d’Antonin Artaud où il y dénonçait – déjà en 1936 ! – la même situation financière catastrophique des artistes et des intellectuels français de l’époque : « Mais avant de réduire les intellectuels à la famine, avant de briser les élites qui font la gloire d’une société, et surtout la font durer, la société devrait au moins tenter un effort pour se rapprocher de ces élites, c’est-à-dire pour les comprendre.
Un homme éminent à qui je me plaignais de la triste situation où sont tombés les artistes en France m’a répondu : – “Que voulez-vous ? Dans notre monde, les artistes sont faits pour mourir sur un tas de paille, quand ce n’est pas la paille d’un cachot”. »

D’où venez-vous ?
Je suis né à Morteau, dans le Doubs. J’ai heureusement bénéficié de l’enseignement de l’école française, qui m’a appris à raisonner et m’a inculqué un esprit rationnel et critique. Plus tard j’ai longtemps vécu en Amérique du Nord où j’ai pu réfréner et mettre un peu de côté mon esprit critique – souvent restrictif, existentialiste et négatif – pour découvrir d’autres modes de penser et d’agir : plus pragmatiques, plus dynamiques, plus puissants et plus irrationnels. Ceci, grâce à la découverte, par exemple, des pensées amérindiennes et puis méso-américaines au travers de mes voyages au Mexique et au Guatemala. Aujourd’hui : je suis ce que je fais ! Et non plus : je fais ce que j’ai envie de devenir ! Quand je peins, je suis, et je connais la peinture au même titre que le chasseur de cigales, qui, dans l’Œuvre de Tchouang-Tseu, devint cigale : « Je tiens mon bras inerte comme une branche desséchée. Au milieu de l’immensité de l’Univers et de la multiplicité des choses, je ne connais plus que les cigales ».

Qu’avez-vous reçu en dot ?
De ma famille, étant enfant, grâce à mes grands-parents et parents, j’ai appris l’amour de la nature et la générosité. Mon grand-père maternel Maurice, m’a toujours beaucoup aidé et soutenu dans ma démarche artistique en me disant que les artistes étaient des gens importants pour la société.
De la France, j’ai reçu son immense héritage culturel, littéraire et artistique, en particulier, en peinture avec toute la période des importants mouvements picturaux, de la fin du 19e siècle jusqu’à l’art moderne. En littérature tous les écrivains du siècle des Lumières et du 19e siècle ont eu une influence majeure sur ma pensée.
Des Etats-Unis, grâce aux nombreuses rencontres multiculturelles new-yorkaises, j’ai été enrichi et influencé par beaucoup de cultures et de modes de penser extra-européens. Toutes ces rencontres effectuées dans les musées avec des œuvres d’art sublimes et époustouflantes : des Demoiselles d’Avignon de Picasso, à l’Autumn Rhythm de Pollock, aux Pôles Asmats, ainsi que tout l’art amérindien : Sioux, Navajo, Aztèque, Maya, Yupik ; l’art asiatique : Japonais, Hindou, Tibétain et l’art africain : Dogon, Luba, Pygmées… ont profondément ébranlé et changé ma vision de la fonction profonde et du but de l’art.

Qu’avez vous dû “plaquer” pour votre travail ?
Ma carrière artistique est d’un bilan plutôt positif, puisque j’expose souvent, même dans des musées, et j’aime beaucoup mon travail, qui me remplit de joie et me passionne. Mais comme on dit en anglais : It’s a blessing and a curse ! C’est-à-dire qu’en tant qu’artiste nous avons la chance de toucher à “l’âme du monde”, aux problèmes vitaux de l’Homme et de sa conscience… aux grandes interrogations que sont les rapports du corps à la mort, à la sexualité, ainsi qu’aux ressorts de la création. Tous ces questionnements nous enrichissent et nous rendent plus forts face aux aléas de la vie. Malheureusement, il y a cependant un prix à payer, comme dans toute démarche personnelle hors norme, et c’est principalement l’isolement intellectuel. Car plus vous avancez dans votre recherche, moins il y a de monde comprenant vraiment votre positionnement artistique et plus votre art est difficile à vendre. Puisqu’au fur et à mesure les références aux travaux des autres artistes s’évanouissent et que les collectionneurs et les galeristes, parfois même des plus grands – tout le monde n’a plus la classe d’un Leo Castelli ! -, sont surtout aujourd’hui des financiers et des esprits de Panurge en puissance, plus que des découvreurs de talents et des amoureux de l’art. On peut aussi comprendre, que les lois du marché de l’art contemporain, ne sont finalement instituées que pour promouvoir un art corporate, insipide, politiquement correct et donc regardable par tous, rapportant beaucoup de bénéfices inflationnels en ne dérangeant que la pensée conservatrice et l’esthétique traditionnelle bourgeoise du petit peuple, qui a cependant parfois raison de s’interroger sur la pertinence des oeuvres et de s’indigner des prix pratiqués. Cet art insignifiant donc, au sens vide du terme, vendu à des prix astronomiques à la pseudo-élite culturelle internationale, achetant allègrement les Poppies de Koons ou les Dot Paintings de Hirst, juste pour le fun, bloque l’accès du travail des autres artistes aux galeries et même aux institutions culturelles dont les choix curatoriaux s’alignent de manière mimétique à cet art promu sur le marché à coup de millions de dollars. Ainsi l’artiste ayant une démarche plus intime, plus personnelle et dont les oeuvres ne peuvent atteindre ces prix de vente exorbitants, n’a plus aucune chance ! Et il est de fait repoussé hors des circuits de promotion artistique, donc marginalisé. Il doit malheureusement laisser de côté tout espoir de vie “normale”. Mais n’en serait-il pas de même pour toute pratique intensive et passionnelle dédiée à la danse, à la médecine, à l’écriture ou au sacerdoce religieux ?

Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je ne suis pas tellement narcissique, donc je vois un homme d’une cinquantaine d’années. Je pense que le corps est le véhicule de l’âme et qu’il faut en prendre soin autant que faire se peut : je suis donc végétarien et essaye de m’infliger aussi peu de stress et de souffrance que possible. Je n’aime pas l’idée du péché originel, ni l’automutilation, ni l’instinct de mort qui est beaucoup trop présent en France. Je ne me sens pas coupable d’être en vie, ni d’être un artiste, bien au contraire, je m’en réjouis ! Je pense que le corps doit vivre de manière libre et heureuse, dans sa plénitude et en harmonie avec toutes ses diverses dimensions possiblement exploitables au travers de la sexualité, de l’amour, de l’amitié et des pratiques spirituelles comme les transes chamaniques, la méditation, l’émerveillement au monde et bien sûr la création artistique.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
New York ! Et je suis très fier d’être new-yorkais ! Cette ville fonctionne non seulement comme un mythe où tout a été créé, tout est à créer et reste à créer et où tout, et tous peuvent cohabiter ; mais elle fonctionne également comme une matrice autonome, une mère nourricière, une amante insatiable, un système régénérateur et destructeur de la bêtise humaine. C’est la preuve tangible et vivante de l’intelligence collective des hommes. C’est une ville qui m’a beaucoup donné et qui m’a fait devenir ce que je suis aujourd’hui, je lui dois beaucoup, tout… et plus encore !

Quels sont les artistes dont vous vous sentez le plus proche ?
Tous les “artistes” des sociétés tribales, tous les chamans ayant créé des dessins, des sculptures, des masques ou des vêtements racontant leurs visions de “l’autre monde”. Tous les hommes préhistoriques ou “primitifs” ayant inscrit des pétroglyphes ou réalisé des peintures rupestres sur des parois ou des rochers… Tous les artistes des cultures traditionnelles mexicaines, grecques, égyptiennes, sumériennes : les sculpteurs, les potiers et les peintres muralistes. Enfin pour citer quelques artistes officiels dans notre histoire de l’art muséale et chronologiquement depuis les peintres anonymes des manuscrits moyenâgeux aux primitifs Italiens : Filippino Lippi, Cranach, Brueghel, Caravaggio, Rembrandt, El Greco, Vermeer, Gauguin, Picasso, Morandi, Matisse, Rothko, Newmann, Klein, Beuys, Basquiat… Mais celui dont je me sens le plus proche et dont le travail et l’énergie cosmique m’émeut et m’émerveille encore aujourd’hui, c’est Jackson Pollock, qui est un peu le Miles Davis de la peinture !

Enfin que pensez-vous de la phrase de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ? » ?
C’est une phrase d’un artiste que j’apprécie beaucoup ! Cette phrase n’aurait jamais pu être prononcée par un Français qui aurait sans doute dit : « La réponse est non, et quelle que soit votre question ! » ou éventuellement : « Oui peut-être, mais il faudra voir, y réfléchir, mais votre question n’est pas très intéressante ! »
J’aime cette réponse directe de Woody Allen, son humour et son esprit qui est typiquement américain. Pour les New-Yorkais, peu importe le problème posé, ils essayent toujours de s’entraider les uns les autres, dans l’esprit d’entreprendre et croire en l’avenir afin de trouver des solutions. C’est peut-être ça la grandeur de l’âme humaine au travers de notre histoire. Non pas que je veuille dénier toute signification aux questions posées et aux réponses données, mais elles ne sont finalement que secondaires et sans grande importance. Par contre, et j’insisterai sur ce point, ce qui est important et essentiel : c’est l’échange et le partage ! Le moment de l’échange, le souvenir de l’échange, la mémoire de l’échange, sont beaucoup plus importants que l’objet de l’échange ! Il faudrait peut-être lire ou relire le livre de Malinowski : Les Argonautes du Pacifique occidental, dans lequel il raconte le système d’échanges symboliques de la Kula : où quelques papous, marins intrépides odysséens, naviguaient courageusement dans leurs fragiles pirogues et sur des distances lointaines pendant des jours sur l’océan, et au péril de leurs vies, pour faire des échanges intertribaux réguliers de bracelets et de colliers de coquillages… Ces superbes objets faits de spondyles nacrés rouges, roses ou violets, n’avaient absolument aucune valeur commerciale, mais par contre, une immense valeur esthétique, sociale, symbolique et culturelle.
L’acte artistique est peut-être aujourd’hui encore, comme chez les Argonautes du Pacifique, un des derniers gestes gratuits offerts par les artistes à la société, et aucune culture ne pouvant combler la totalité de nos espérances, peut-être faut-il rester à l’écoute des bruissements du monde et des êtres humains silencieux qui nous entourent !

Genet repêché et révisé

Romans et poèmes, Jean Genet, Gallimard, collection La Pléiade, 2021

Dans son Rembrandt, Jean Genet précisait : « Pendant encore un peu de temps si toute forme humaine assez belle et mâle, conserva un peu de pouvoir sur moi, c’était, pourrait-on dire, par réverbération ». Partant de cette puissance de reflet « de celui sous lequel si longtemps j’avais cédé », se produit pour l’auteur et par la littérature moins un saut dans le vide qu’une belle torsion d’une destinée jusque-là négative.

L’auteur parla un temps de “Salut nostalgique”, mais travaillé par la thématique érotique et politique qui domine son oeuvre il entama un “pas au-delà” non pour sortir de lui-même mais afin de s’éloigner d’un chemin d’infortune.

Néanmoins dire que l’écriture de Genet fut réparatrice ce n’est pas dire grand-chose. Sartre le souligna d’ailleurs dans Saint Genet, comédien et martyr (introduction à ses œuvres complètes). Il comprit que les interprétations psychanalytiques et marxistes ne pouvaient expliquer ce fantastique exercice littéraire d’une liberté d’abord écrasée par la fatalité d’un destin.

L’auteur sut la retourner. C’est d’autant plus flagrant dans l’édition établie par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe. Elle fait retour non aux versions que proposa Gallimard à partir de 1951 mais aux textes premiers des publications plus ou moins confidentielles ou clandestines.

Se redécouvre comment, pour exprimer la vie, ses miasmes et son écume, Genet a créé un royaume littéraire qui donne son poids à tout ce qui pèse et un souffle à tout ce qui peut déplacer le monde. Dans ce qui tient d’une métempsychose, l’auteur resurgit non seulement en chair et os ou désincarné mais dans son improbable vie ou contre-vie avec ce qu’elle a de pur et d’impur, d’indu, d’insoluble et ignifuge mais aussi en les diamants purs d’un langage issu d’une voix ténébreuse et obscène mais où l’âme rampait.

Et ce dans un corpus où sexe, invention verbale, imaginaire poétique font que l’auteur, comme le disait Cocteau, « monte sur le trône du diable dans un ciel vide. » En un monde d’abord clos et sans grâce Genet a cherché dans le noir un sceptre pour régner. L’abject à portée de main il est resté l’ange délinquant soufflant sur nos braises.

 

incertain regard – N°19 – Hiver 2020 : Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret

Les Iles Britanniques au-delà du Brexit

I. Les ailes froissées de la phalène : Virginia Woolf

Trop engourdie par ses émotions et ses traumatismes tus (ceux de l’enfance et bien d’autres) Virginia Woolf saisit peu à peu l’appauvrissement de tout et reçoit ses «coups au cœur». Ils deviennent incurables mais l’auteure tente encore d’écrire. Mais des morts se succèdent dont un des premiers amours de l’auteure. Après l’iridescence de ses conversations évoquées par Christopher Isherwood et le film Carrington et qui ne manquaient pas d’allusions sexuelles (sodomies comprises) ; celle qui ne se sentait ni une femme ni un homme, piquante et bien plus pimpante qu’elle ne le pensait, tire encore à elle des mots qui peu à peu ne suffisent pas, ne suffisent plus.

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Les (brèves ?) sensations de bien-être et l’énergie s’estompent. Et la phalène aux « ailes étroites, couleur de foin » se sent de moins en moins apte à l’existence. Reste dans le ciel les «nœuds noirs » des corbeaux aux clameurs intenses. Virginia Woolf trouve aux plaisirs de moindres satisfactions. Que lui reste-t-il à faire sinon ce qu’elle avait déjà tenté : le suicide ? Le corps minuscule et fragile perd peu à peu sa lumière dans les couloirs inextricables de son cerveau et de ses affects. De « la stupéfiante étrangeté de la vie» l’auteure ne retient que l’envie de s’en affranchir, de l’oublier, de la perdre. Les oiseaux lui parlent en grec et, pour cause de guerre, il n’y a plus de papier pour la maison d’édition de son mari.

Tout peu à peu cesse de fonctionner. Comme si l’impuissance de vivre ne pouvait plus suffire. Toute quête semble inutile. « Rien que je sache ne pouvait résister à la mort » écrit-elle. Même si un effort gigantesque tient Virginia Woolf encore un temps de manière émouvante. Mais la mort devient plus forte qu’elle. Plus forte et aquatique. Les promenades à Brighton (et leurs évocations dans ses dernières nouvelles quelques mois avant sa mort) ne font qu’empirer la situation. Elle n’y voit que petitesses, coquillages vernissés et merluches. Et l’écriture ne peut plus rien contre sa douleur «irrationnelle » dit-elle où tout impératif devient assassin. Et d’ajouter (en 1937) « il me faut continuer à danser sur des briques brûlantes jusqu’à ma mort ».

Fumant encore ses «petits voltigeurs » et buvant des verres de Gin, tout dans ses soirées semble avoir été dit. Les livres de Virginia Woolf ont du succès, la maison d’édition de son époux aussi mais ce n’est plus le problème. Même « l’antre verte» de sa maison ne l’intéresse plus guère. Elle y travaille encore et le couple reçoit quelquefois. De moins en moins.

Celle qui ramassait les phrases à la volée se lasse. La voici face à face avec ses vieux démons et ce qu’elle nomme «la réalité sans voile». Seule. De moins en moins capable de se dominer, d’attendre. Elle bouge encore, lutte, va même à Londres. Puis renonce. Eprouve souffrance, légèreté (parfois) et menace latente. Se dispute encore avec son mari pour des riens. Mais la dépression rend tout « insipide, sans goûts, sans couleurs», et d’ajouter «aucun plaisir à vivre». En tant que Virginia Woolf.

La salle d’écriture construite en 1934 est belle. A côté le jardin de boules et son gazon. Après Night and Day tous ses livres ont été écrits ici, dans un certain fourbi. Une routine qui contraste avec sa vie londonienne. Elle travaille encore par «procédés de sape». Mieux. Mais de moins en moins. Reste le Journal. Les lettres. L’intériorité qui se noie dans l’anarchie du clair-obscur et la dérive des genres. De la fatalité programmée pour atteindre une bien étrange liberté.

Et si généralement, la fixation est nécessaire au genre romanesque paradoxalement ici l’écriture devient indépendante de la fixation en associant des images à une perception qui ne peut plus suggérer que la perte ou la propre absence d’images. L’Imaginaire n’est plus en construction mais en destruction. Cela ne veut pas dire que l’Imaginaire se dilue ; au contraire il « semble animé d’une existence propre » dit-elle. Mais il ne contribue plus à l’élaboration de possibles. Néanmoins il ne cherche pas non plus à dissimuler quoi que ce soit. Il déploie encore par son énergie surprenante toutes les forces de refoulement, les forces de résistance et d’envasement qui cernent l’être.

Certes l’image devient celle d’un dessèchement – le sable -, de la dissolution – la boue -, de la décoloration – le gris -, mais par ce type d’image l’auteure touche à cet Imaginaire exceptionnel qui renonce à toute sensation, qui se retranche de l’expérience affective ou qui la vide d’un maximum de substance. C’est une expérience novatrice qui perturbe la balance du sensible et de l’Imaginaire en un processus que vient renforcer une possibilité de flux émotionnel paradoxal dont le film The Hours donne un écho.

Le corps lui-même devient une zone d’indiscernabilité ; il ne garde que cette empreinte susceptible de signaler le passage d’un lieu qui n’est plus tout à fait la vie, à un espace, encore moins discernable. Parvenus à ce lieu de silence, les personnages semblent ces derniers philosophes revenus des morts et retournant à ce lieu, à la fois, de départ et d’arrivée. Et Mrs Dalloway restera la création absolue par perte de contact avec la vie « jusqu’à plus rien depuis ses  tréfonds qu’à peine à peine (…) n’importe comment n’importe où » (comme écrivit Beckett). Comme l’écrit Woolf elle-même « ce livre est un exploit ». Provisoire  face à la vie. Mais exploit tout de même. Entre mélancolie et puissance de vie. Entre le très haut et le très bas. Dans la proposition du risque et les interstices les plus délicats.

Postface pour Virginia :
La solitude a besoin du désert pour qu’elle trouve en lui son plus juste miroir. Elle comprendra alors qu’elle n’est pas vide : dans les pierres et le sable une force dépasse l’instinct de destruction (puisque tout semble anéanti) et de création (puisque tout est plénitude). L’esprit qui accepte la solitude ne se frustre en rien. Seul le corps parfois – par lassitude – peut regretter l’absence du cœur agité et la main fraîche d’Eurydice. Mais toute nostalgie est inutile et va à l’encontre de la révélation où l’air brouillonne. Rien n’a lieu que le lieu du destin des pierres. Il se peut qu’un jour elles s’envolent pour des terres lointaines. Mais celui qui fait une telle hypothèse ne saura rien de ce transport. Son existence est trop brève. Son exigence est donc de n’être rien sinon la révolte contre la douleur. Face aux canyons nus ce n’est ni le néant ni l’absolu qui s’atteignent mais l’invitation à rester somnambule et frénétique par la vertu d’un certain ennui à mi-chemin entre deux falaises au bas desquelles rampe un filet d’eau. Y glougloute l’appel étouffé du chemin à parcourir sans compter les heures. Il faut se prêter à cette seule liberté humaine dans l’indifférence des pierres douces comme des asphodèles. Il faut apprendre à patienter. Jusqu’à la mort qui nous est donnée. Ou celle que l’on se donne.

II. Bacon revisité

Bacon le cannibale, Perrine Le Querrec, Editions Hippocampe, 2018.

Perrine Le Querrec construit une langue et un regard à la poursuite de mots réticents, de silences résistants. L’archive et l’image – leur étude est pour elle source de mémoire, d’émotion, de poésie, l’archive tient une place primordialedans la construction de mon écriture.

Ainsi, pour rendre hommage à Francis Bacon, peintre qui utilisait les archives, les photographies, toutes les images en leur durée, leur dégradation, leur surface et leur profondeur, j’ai travaillé à partir et avec.

Conservées par un amoureux de Bacon, ces archives donnaient corps à ma passion. Ardente filature à travers le geste et la matière, je tente une étude pour un portrait de l’artiste, par l’archive et la poésie, je m’approche au plus près d’une création flamboyante et déchirante, solitaire et universelle.

Dévorants, les corps de Le Querrec et de Bacon offrent en conséquence des danses bien au-delà d’un érotisme à la Picasso. Les deux sont plus proches de Dali et de Bataille, puisqu’il s’agit de rentre visible le corps insconscient qui doit parfois passer par la mort pour aller à la jouissance.

A lire ce superbe texte (et les autres de l’auteure) le lecteur comprend que comme Bacon crée chaque fois un autoportrait diffracté du peintre dévorant, la poétesse ne pouvait que l’éprouver. Il s’agissait pour elle et en conséquence de montrer le corps dans le vif, dans son mouvement. Il est port d’angoisse, point de capiton, viande cosmique éclatée.

C’est pourquoi l’un ne peint pas des natures mortes mais des natures voraces. Quant à son insolente complice elle fait le pari de la chair contre l’idée. Que demander de plus à la littérature ? Les deux dans leur cannibalisme n’exhibent pas la chair mais sa mastication.

III. Beckett cinéaste : l’œil bandé

Film, Samuel Beckett, Carlotta Films, 2019 (DVD). Texte de Film, Editions de Minuit, 1972.

Au lieu de limiter le cinéma à un spectacle du pauvre, le réalisateur de Film lui offre sa spécificité propre. L’histoire est apparemment fidèle à une thématique du film comique ou tragique : la traque et la fuite.

Mais ici le contenu est la forme elle-même du film. Beckett prouve que le cinéma peut montrer autrement, à des années-lumière des stéréotypes qui inondent son flux traditionnel. Ici Buster Keaton (qui incarne O le héros) fuit dans la première partie un danger qu’on ignore. Dans la seconde partie la terreur a un nom: OE – à savoir l’œil de la caméra.

Face à elle, O demeure prostré, impuissant, terrorisé. La caméra, OE, devient son miroir jusqu’à l’épuisement de l’image qui se termine dans le spectre du noir, là où le film prend fin et semble fondre, au moment même où le mouvement de berceuse se fige et où O s’immobilise totalement, comme l’annonce la fin du scénario : « Image de O se balançant, la tête dans les mains, mais pas encore affalé. Image de OE. Image de O affalé en avant, la tête dans les mains. Tenir pendant que le balancement se meurt ».

Ce balancement n’est pas innocent. Il se produit en un lieu lourd de résonances puisque O se trouve dans la chambre de sa mère. Ce mouvement de berceuse – maternelle ou plutôt maternante – se veut le gardien du sommeil espéré et l’appel à l’extinction des feux. Si l’on ajoute à cela la posture de repos, d’attente, de mise à l’écart des stimuli que ce bercement induit, il se peut que cette posture rappelle la représentation de la mère, en un mouvement de régression vers un lieu primitif, un lieu d’avant les images, un lieu d’avant la vie, un lieu où tout a fini au moment de commencer. O peut être ainsi considéré comme un cyclope mort-né à la recherche – au sein de sa tentative et de son désir unique d’aveuglement et d’extinction – de ce que la vue cache dans l’évidence du sensible. Il se peut dès lors que O se veuille plus aveugle encore que cyclope, ou cyclope « non doté d’un œil en moins mais d’un œil en trop ».

Dès lors avec «le plus grand film irlandais du monde » selon Deleuze dans L’image mouvement, l’opium optique est annihilé. La représentation se déchire dans la jouissance du silence d’un film muet (à l’exception d’un mot), dans ce peu de lumière qui «offense » entre le moment qui ouvre l’œuvre où tout est porté au noir et celui à l’identique qui le clôt.

Il fut un temps où les personnages de Beckett pouvaient prétendre au « réconfort d’un caillou ». La voix de L’innommable souhaitait « une grosse pierre qui ne l’abandonnerait pas », et, cognant deux cailloux, Henry, dans Cendres réclamait « des bruits durs, il me faut des bruits durs ! secs ! Comme ça ! De la pierre ! De la pierre ! ». Mais bientôt, « le galet mort », la défaite – avance. Les images ne donnent plus consistance au monde, elles créent sinon sa « liquidation» du moins son « suspens ».

C’était déjà une belle idée de Sartre – dans L’imaginaire – que de poser le « non-être » des images. Mais avec Film (qui anticipe les pièces télévisuelles) elles accèdent à leur fin lorsque la caméra (OE) finit par rattraper O qui n’a cessé de la fuir au moment où le « filmique » (Roland Barthes) n’est plus quelque chose de spectaculaire mais a minima et silencieux dans un espace où le personnage incarné par Buster Keaton rêve le sommeil, mais le rêve au côté de l’insomnie.

A la perception, Beckett oppose son anéantissement qu’il précise dans son Aperçu général : « le perçu de soi soustrait à toute perception étrangère, animale, divine, humaine. La recherche du non-être par suppression de toute perception étrangère ». Et en « fonçant aveuglément vers son illusoire refuge » – c’est Beckett qui souligne lui-même : « aveuglément » – O en mettant les mains devant ses yeux récuse sa présence d’être au monde, comme si sa propre image était, plus que toutes les autres, redoutable, innommable, inimaginable.

Rien ne peut plus avoir lieu du noir (dernier plan du film), comme si toutes les capacités et les disponibilités de lumière étaient enrayées. L’image n’est que ce « hiatus pour lorsque les mots disparus», selon la belle formule de Cap au pire. Entre fuite première puis prostration, tout dans Film aura été dit ou montré. Et c’est le seul moyen de projeter vers la mort impossible un personnage qui n’existe plus dans le temps et l’espace qu’en tant que volume : debout puis assis il souligne que l’aventure temporelle la plus grande qu’un être puisse rencontrer est celle de cette fin sans fin.

Beckett répond ainsi au souhait de Mercier et de Camier, celui de « se laver l’œil à ce monceau de déserts transparents ». Se « laver l’œil» et non plus se le rincer. L’image, poussée dans une conjonction du proche et du lointain, de l’immédiat et de l’inaccessible, n’est plus un simple morceau d’espace. Sa fonction n’est plus de restituer le réel en pièces détachées, mais de faire ressentir sans la moindre consistance – un corps pris en une sorte de présence absente.

Il n’est plus question de se retrouver au cœur du monde. Ce qui est révélé ce ne sont plus des gestes de vie, mais des gestes de perte de soi dans cette atroce affaire qui est la vie. L’œil de la caméra (OE) se contente de montrer O sans qu’il n’existe de coïncidence entre la conscience – en loque – du personnage et celle – extrêmement aiguë – de celui qui filme. Et ce au moment où – comme l’écrit Valère Novarina : « lorsque l’acteur est usé de parler il n’y a plus personne qui soit » lors du dernier gros plan dont la tyrannie de la proximité revient, non à voir mieux, mais à défigurer ou à transfigurer les apparences au moment où réalité et pensée sombrent ensemble dans le même néant.

C’est pourquoi Film fascine. Le spectateur se perd progressivement dans son propre regard projeté dans le fondu au noir. La vision devient cet étrange aveuglement défini par Maurice Blanchot comme « une vision qui n’est plus possibilité de voir, mais impossibilité de ne pas voir ». A ce point, l’image constitue encore un monde, mais par son suicide. Surgit une dernière révélation d’un « je» en neutralisation – qui rappelle ce que disait Freud dans L’interprétation des rêves : « Tu es ceci, ceci qui est le plus informe ». Beckett saisit ce chaos de l’être et le fait surgir à travers une image qui va plonger dans le noir d’un chaos qui suggère la sensation la plus forte, au moment où le silence s’impose de manière inéluctable.

 

incertain regard – N°18 – Eté 2019 : Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret

Deux textes et quatre critiques

L’idiot de la couvée

Que Madame Rêve et Monsieur Songe le sachent, moi aussi je m’étiole. Est-ce risquer l’indécence que l’affirmer ? De le dire je ne tire aucun bénéfice évident. Je refuse simplement l’autocensure ou la sublimation. Sachez toutefois qu’il n’existe chez moi ni le goût du drame ni celui d’interprétations globalisantes qui reconduiraient aux apories d’un topos romantique.

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Certes mon inquiétude ne me quittera pas, comme en témoignent tous les brouillons que j’ai torchés jusque-là pour étancher mes foirades. Chaque fois je reprends à zéro d’inconduite les chemins déjà parcourus en des parodies de sermons sur la montagne (puisque j’y habite depuis 70 ans).

Ils n’ont jamais levé la moindre obscurité. Et dans leur avalanche je me laisse avaler d’autant qu’avec le temps mes fins du moi sont difficiles.

Il faut que je l’accepte : je suis simple d’esprit. Cela ne date pas d’hier. Devenu l’hôte un peu à part de ma propre pension, je la dirige en tant que narrateur. Par tout un rapport à l’imaginaire celui-ci croit s’exprimer. Mais c’est une farce obscène que je dactylographie en milliers de feuillets parfaitement inutiles.

Je n’ai pas trouvé les phrases pour effacer les larmes ou faire plier de rire. Nul segment syntaxique qui veuille tout dire. Les chats peuvent bien crever, les crétins jouir et les confitures confire : nulle panacée ne m’est propice. Ecrire revient à désherber mon jardin, attendre quelques visites sans espérer pour autant voir s’ouvrir tout grand l’empire du Japon.

Un tel acte n’a donc pour résultat que le maintien de ma matérialité de viande et conduit à effacer mon psychisme – du moins ce qu’il en reste – du Livre. Chaque nouveau texte est plus inachevé que le précédent. Mais c’est sans doute ce qui permet à mon « discours » de poursuivre.

A vrai dire seule la suppression de ce que j’écris est vraiment signifiante. Cela évite les coordonnées trop précises de l’espace et du temps, les épiphénomènes et autres plaisanteries épiphaniques. En chaque fin de partie, tel un bouliste, je baise le cul de Fanny. En ce sens ma distinction n’en manque pas.

Ce qui déridera ceux que Derrida le bûcheron aux plaisanteries de derrière les fagots assomme.

Ce que j’écris reste une suite de chutes en corbeilles à papier. Je privilégie la continuité de la biffure à la varietas des effets de surprise. La ténuité de mes développements reste la marque de mon inanité. Elle me creuse tellement que je me fais le devoir, l’écrivant, de ne rien en dire.

Dans la vie je bafouille, je fistule. Etant un bambrelet, enfant de la fulgine avec ma trombine à gnon j’égraine dans l’inutile. Que demander de plus ? Le pli est pris et rien ne pourra éviter le ratage. C’est l’hapax de mon travail et sa grande césure.

Une telle écriture à la fois favorise les rapprochements et peut se comprendre aussi comme la manifestation d’un refus de toute dialectique. J’évite l’asphyxie, la bronchiolite des élites et leurs petits sifflets. Je respire un peu plus au sein de mes fissures.

Ma plaisanterie relève moins de la glose biblique, du sermon, du catalogue imaginaire, du journal intime, du théâtre que du glouglou ou du gargouillis. Aux bons auteurs, Salut ! Pas question pour eux de s’endormir le soir tel que je le fais. Ni de me réveiller le matin en dégustant une Ricoré (du Nord ou du Sud).

Le père de la Mariée

Ravi que sa fille ait gagné la timbale et convole en juste noce voici le père de la mariée comblé. Car ce qui a eu lieu ne fut pas juste une noce. Et pour que la fête soit complète il s’est offert un break en dansant le hip-hop avant de plonger – ce qu’à Dieu n’a guère plu – entre les parenthèses en résille d’une soubrette.

Après l’avoir abondamment lutinée, il s’est habillé à la hâte. Le voici après avoir enfilé la robe de la donzelle, jetant au photographe un regard de persienne. Les pieds dans la gadoue, pots de fleurs d’une main et bouteilles de l’autre, mi-dingue, mi-ravin le vieux canard rit jaune. Mais il sait désormais qu’à trop gazouiller en la donzelle on ne récolte pas forcément une veste. Pour preuve il a perdu la sienne.

Dérapant sans cesse après avoir sucé de mauvaises graisses et du bon picrate selon une gloutonnerie non tempérée, il avance en craignant de singer les derviches tourneurs même si à chaque jour soufi sa peine.

Sur la route de Memphis ou celle du Bas-Berry, il ne sait plus s’il séjourne dans le Tennessee ou à Chambéry. Pour l’heure il chante encore même si son oral est au plus bas. Désormais, après avoir sacrifié au plaisir de la chair, la nuit lui appartient. La belle de cas d’X a épaté l’empâté en lui offrant un sacré contrat de marrage.

Le voici plus père siffleur que père de la mariée. Tel un capitaine ad hoc, un marin d’eau de vie, il coule dans la nuit après avoir roucoulé.

Au débat que les cons génèrent, il a préféré des bas qu’on ôte sur les cuisses légères. Et la fièvre du samedi soir aura des effets jusqu’au lundi matin. Tout fut autorisé mais pas forcément gracile car la vie ne l’est pas. Mais certaines marches forcées ne ressemblent pas toujours à une telle partie de plaisir. Le père vert ayant quitté son caleçon dont les petits pois sont rouges a refusé de mépriser la fête. Plutôt que déjeuner en paix en l’honneur de sa fille il a gardé la force de grimper aux rideaux les quatre fers en l’air.

Le soliloque est pour demain

Avec un orgasme sur la tête en guise de bonnet d’âne, David Besschops, éditions Boumboumtralala, 2017.

C’est par le deux que le un existe. Personne ne semble le croire. Sauf bien sûr ceux qui n’ont plus toute leur tête ou qui la coiffent d’un orgasme en guise de couvre-chef.

Bref ceux que jadis on abandonnait sur une nef et qu’aujourd’hui on protège des vivants derrière les murs d’un asile. Le héros de Besschops est de ceux-là. « Idiot perdu au milieu de langage » il sait ce que non les mots mais les autres ne font pas.

C’est pourquoi ils écorchent tout vif ceux qui ne pensent pas comme eux en assurant que leur conscience est K.O. en une de ces belles torsions qu’offre la société. Pour s’en extraire le narrateur s’adresse au cul des vaches en guise de mégaphone pour se parler à lui-même.

Mais les malins le prennent pour le Malin car avec lui le diable ne se cache plus dans les détails. Pourraient-ils comprendre qu’il est perdu dans le langage ? Ce serait sans doute trop leur demander.

C’est pourquoi aux bons entendeurs il adresse son salut en un soliloque comme unique manière de communiquer. Mais le « genre » est aussi la marque du seul courage et de la responsabilité individuelle. Qu’importe si l’identité joue du billard entre ses deux pôles.

« Out »

Qui vive, Colin Lemoine, Gallimard, collection Blanche, 2019.

Qui vive est le roman de la parole libérée. Mais pas n’importe comment et pour n’importe qui. C’est la lettre d’amour qui ne s’écrit pas et pour cause. Car ce Qui vive est destiné à un mort – Alain – ami très cher du père du narrateur. Et encore plus de lui-même.

Ce premier roman devient un acte de « piété », une sorte d’accouchement longuement recensé et qui s’exonère de péridurale, anesthésiants ou analgésiques. Mais il se libère aussi de tout ce qui viendrait enrayer le mystère, l’indicible. Le texte oscille entre défiguration et refiguration et transforme le corps en langue et renverse le principe chrétien du verbe qui se fait chair au profit de la chair faite verbe.

La frustration rampe mais prend une dimension de plaisir illicite qui repousse le niveau des limites physiques et psychologiques que le roman cultive généralement. Existe un hommage, une consécration entre « le plaisir et le vœu ». Au milieu : l’ombre blanche de l’ami et son « éthernité » consacrées par la présence tutélaire du père et de la mère.

Tout s’écrit au milieu du plus injuste des pouvoirs : celui de la mémoire qui désagrège. Mais Colin Lemoine à défaut de déplacer les montagnes en déplace les lignes intimes. L’écriture devient couseuse du passé empiété là où « tout était possible, y compris l’extase, pourvu que l’on eût quelque règle et un compas dans l’œil ». Et c’est ainsi que l’auteur passe de l’aveuglement à l’écarquillement, de l’absence à la présence.

Pulsion

Un père à la plancha, Samuel Poisson-Quinton, Gallimard, collection L’Arbalète, 2019.

Qu’est-ce que se souvenir ? Qu’oublie-t-on avec le temps ? Que perd-on en chemin ?
Si la clause du souvenir est la disparition, toute mémoire est endolorie.
Écrit à hauteur d’homme blessé, ce roman est un roman de l’infime et de l’intime, un roman d’acclimatation.

Ce livre n’est pas une consolation, mais une tentative de désillusion. De splendides paradis perdus dont un branle-bas intérieur qui va se transformer de larmes en nourritures terrestres. D’une certaine manière après le silence d’une vie entre un fils et son géniteur il s’agit de battre le père pendant qu’il est encore chaud. C’est non en forgeron mais – eu égard à son métier – en maître queux que le narrateur le fait « revenir » à petit feu et en de « petites boules » de pensées : elles se durcissent en émettant des craquements sourds.

Une telle cuisine n’a néanmoins rien d’anthropophage. C’est juste offrir le père en partage pour celui qui éprouve le besoin d’en parler même à une inconnue tant il est habité d’une telle disparition. Elle le laisse sans voix parmi les voix. A travers les souvenirs le père redevient un héros. Il fut pourtant longtemps un laissé-pour-compte, un quasi disparu.

Mais celui qui de son vivant fut psychiatre change de rôle et devient patient d’un client imprévu. Celui-ci aurait trouvé incongru de prendre de ses nouvelles « c’était comme s’enquérir d’une jambe amputée ». Néanmoins le fils se mettant à « boiter » après une telle disparition, il s’affaire en cuisine pour redonner vie à une « viande » (pour parler comme Artaud) qu’il convient de faire « revenir » au milieu des merlus.

Neutralisation des effets

Looking for the Masters in Ricardo’s Golden Shoes, Catherine Balet, Dewi Lewis Publishing, 2016.

Les mont(r)ages de Catherine Balet prouvent que la photographie n’a pas de « centre », ne révèle rien qu’un écho. Il ne peut que cesser de se modifier par des glissements. Ces derniers instaurent un paradoxal sacre de la photographie au moment où son abcès de fixation est remplacé par un autre. Un tel projet, au-delà du jeu et de l’amour, révèle, souligne combien l’icône est relative. Au flot ininterrompu de son sens s’interpose une nouvelle instance.

L’image n’est plus seulement travaillée par le temps mais par ce qui s’y interpose. Et ce au nom de l’amour qui fait bien les choses : c’est-à-dire les défaisant. Plus qu’assembler Catherine Balet égare non seulement dans le faux sentimentalisme mais dans l’art selon une étrange narrativité de la photographie.

Elle propose le dédoublement de l’illusion tranquille en offrant ce qu’on nommera l’envers du miroir des miroirs. De tels clichés ne sont ni des mémoires obviées, ni de simples critiques : ils contraignent à un vertige. Ils en appellent autant à l’imaginaire qu’à l’intelligence en instaurant un élément scénographique incongru essentiel ouvert pour nous sur un inconnu.

 

incertain regard – N° 17 – Hiver 2018 : Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret

TROIS IMPÉRATRICES POUR LE PRIMITIF DU FUTUR

I

Lucile Littot : bons baisers de Venice Beach ou d’ailleurs

Lucile Littot a fomenté son univers du côté d’Hollywood et son imagerie s’en ressent. Il existe du Sofia Coppola (Marie-Antoinette) dans ses excès et débordements de vicissitudes décadentes.

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Au besoin Lucile Littot ne se limite pas au statut de conteuse. Elle devient princesse propre à hanter des châteaux en Espagne à la Rubens. Elle s’inonde de Chanel n°5 et de lumière divine. Le tout déversé par une corne d’abondance.

Spécialiste de cérémonies secrètes et fantasmatiques mais où le réel n’est pas évacué en totalité, l’artiste scénarise certaines extases mais aussi des horreurs. Le tout non sans humour.

Revêtus de costumes solennels, les corps sont à bout de forces. Ils viennent d’un bal chez Temporel, d’un camping de plage, d’une discothèque et forcément semblent plus paresseux (comme l’animal du même nom) qu’empressés. Néanmoins le ciel n’est jamais loin. Mais sans savoir lequel. Celui du lit ou d’un plafond ?

Les femmes ne sont jamais habillées comme des nymphettes écervelées. Toute mini-jupette est exclue. Les robes sont bouffantes, froufroutantes à souhait. Leur style navigue entre le XVIème siècle Renaissance et le XVIIIème rococo. L’homme est plus quelconque. Il sent le prie-dieu et l’eau bénite mais il faut toujours se méfier des attributs sacerdotaux qui peuvent servir à faire des femmes leurs otages.

Il y a pour les unes et les autres bon nombre de parures et richesses bien que ce qui y brille ne soit pas de l’or. Tout devient réminiscence des peintres de cour (Titien, Velazquez, Dali). Existe là un théâtre baroque où ce qui est fêté est la parade de l’amour plus que l’amour lui-même. L’artiste n’hésite pas pour ses mascarades et carnavals d’ajouter des bandes-son parfois imprévisibles. On attend du menuet, il y a du Wagner.

L’ensemble navigue parfois sur une mer de laiton ou au sein de candélabres qui sont tombés du plafond. Les maquillages ont fondu. Le nom Venise devient symbole de mort. C’est moins du Duras que du Visconti. Les robes sont salies de larmes colorées suite à des vulgarités ou des crises d’hystérie. Les amazones jaillissent de la cour des Médicis ou d’une boîte des Années Folles. Il y a là des femmes hâves et blêmes et un âne étonné au milieu de mobiliers impérieux en plus ou moins bon état sous leurs éléments architecturaux.

“Bons Baisers de la French Riviera”, solo show, Galerie Edouard Manet, Gennevilliers, 2018.
“Sur Un Air de Wagner”, New Galerie, Paris, 2018.

II

« Oh la vache » ou le monde presque obscur de Chrystèle Lerisse

Qui plus que Chrystèle Lerisse pourrait donc faire sienne la phrase de Beckett : « Tout ce que j’ai pu savoir je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup mais ça me suffit et largement. Je dirais même que je me serais contenté de moins » ? Néanmoins la photographie en dépit de belles exceptions n’a cessé de revenir à une pure scénarisation même lorsqu’elle se veut critique.

Plutôt que faire de la photographie un « domus », trop de ses adeptes refusent de se situer en-deçà ou au-delà des principes les plus habituels de l’Imaginaire pictural valorisant le thème au profit du langage. La mise en scène est un moyen de refuser le risque au profit d’une spectralité donc d’une feinte. Si bien que la théâtralisation étouffe progressivement le « photographique » en ce qui devient un long désœuvrement ou un pathétique (humoristique) dont les vaches sont le sujet. Elles y demeurent sans salut, sans espoir, sans consolation. Rien ne se révèle de l’inconnu.

L’Imaginaire n’invente plus le monde. Si bien que dans ses fastes la photographie ramène à une désolation implicite et à une misère esthétique à laquelle la créatrice donne une aura particulière et un territoire inconnu où l’épaisseur prétendue et apparente du réel est soustraite à la représentation et au simple jeu de miroir.

III

Elizabeth Prouvost : Vénus à leur maître arrachées

Face aux évangiles masculins Elizabeth Prouvost invente un autre dieu ou plutôt une déesse. A la trilogie céleste font place les femmes de mauvaise vie : Marie Madeleine la maîtresse du Christ et Madame Edwarda de Bataille, prêtresse des bordels et de leur bleu du ciel de lit.

La photographe fait assister à la dissipation du Visage divin sous la lune. Luit dans le sombre l’hécatombe les certitudes. Edwarda traverse la mort, sexe dénudé : pour autant rien n’est montré. Tout se dissipe sous le voile du clair-obscur. Et si l’on peut dire Marie Madeleine lui emboîte le pas.

Du chauffeur de taxi ou du cadavre de Dieu, l’aube est précipitée dans le crépuscule. En ce nouveau Golgotha des photos de la créatrice il n’y a que les pécheresses qui soient sauvées. Les vautours migrent des cieux de Galilée, de Judée, du bordel parisien.

Le tombeau des femmes se libère soudain. Leurs compagnons peuvent s’y allonger, elles n’étireront plus leur chevelure sur eux. Et si un jardinier jaillit du sépulcre Marie Madeleine ou Madame Edwarda ne seront plus son refuge. A lui de voir ce qu’il peut faire avec leur défection.

Saintes ou prostituées les femmes échappent à l’espace mental des mâles et de leurs propositions de fantasmes. Leurs convulsions impériales transcendent soudain la mort, l’angoisse et le plaisir lui-même. On les veut soumises, elles sont les amantes de l’impossible.

Les lumières vaporeuses de l’Orient ou celles des bordels parisiens sont remplacées par les torches des corps. Ils sont tendus moins vers les hommes que l’au-delà de l’humain. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce sont désormais les Eve qui portent le Verbe entre leurs cuisses.

Dieu est donc désormais féminin. La femme devient l’aleph de l’alphabet d’un stupre ecclésial. Marie Madeleine échappe à la sueur des mâles. Et celle qu’on disait « chienne » est plus dieu que son dieu. Il convient alors de relire les textes d’où elles sortent (Bataille, la Bible) pour comprendre le pas au-delà qu’Elizabeth Prouvost effectue sous des regards abasourdis et sonnés.

Elizabeth Prouvost, “Les saintes de l’Abîme”, du 20 juillet au 2 septembre 2018, Jardins de la Maison Jules-Roy, Vézelay.

Lola Rouk Circus

Dans la société du paraître, il n’y a que les écorchés qui interpellent Lola Rouk. Et pour elle, la vengeance est un plat qui se mange froid : ça tombe bien : car non seulement l’égérie soigne des dessous chics où le désir trouve racine mais elle aime les sushis.

Peut-être son secret n’a-t-il pas de serrure. Néanmoins nul ne peut le dire tant elle prépare ses opérations – entendons opéras, ouvertures. Elles permettent de passer du moindre du réel sinon à son intégralité du moins à son défi. Non pour se rincer l’œil mais trouver le « trou » par où un aria devient un morceau de notre musique.

Sa peau est luisante et lisse comme si elle avait appliqué dessus un masque à la confiture de lait. Elle n’a besoin pas plus de Botox que d’un redressement Photoshop. Avec son visage de cire elle ressemble à une androïde de Real Humans. Certes elle se méfie des rides car elle sait qu’elles racontent des histoires. Elle veut les cacher sans forcément cultiver un portrait héroïque mais juste aseptisé. Au besoin elle campe avec jubilation une femme plus cabotine en bottines qu’imbue d’elle-même.

Pas question pour elle d’aiguiser les stigmates de sa spiritualité. Ce serait là courir le risque de la compassion et d’exacerber ses propres émotions. Or Lola Rouk n’a qu’un but : répondre à ce que les autres attendent avant même qu’ils aient pu le formuler. Nulle question de prêter le flanc à une quelconque appartenance. Ce serait réserver à l’avance la place qu’on ne manquerait pas de lui attribuer. Le seul dispositif cinématographique qui lui convient est celui où elle est allongée sur un canapé à fleurs recouvert d’un plastique protecteur dans un salon trop exigu.

Elle porte sa robe assez courte avec un décolleté à volants et surtout un brushing gonflé et laqué comme on en faisait à l’époque (les années 60). Au-dessus du divan, sur un tableau, des anges dodus aux joues roses s’ébrouent. Dans ce film Lola Rouk a l’air d’être d’un genre retors. De celle qui empoigne systématiquement les choses à l’envers. Elle reste donc tout à fait intéressante à première vue puisqu’elle demeure apte à provoquer des résonances inattendues. Cela fait jubiler certains, couiner d’autres. Névrosés ou non. L’image est moins charmante que déconcertante. Qui pourrait imaginer Lola Rouk ainsi ? Tout laisse donc volontairement un peu sceptique. D’autant que le brushing boule rappelle un dôme géodésique. Cela vaut peut-être aux femmes d’aujourd’hui de réessayer une telle coiffure.

 

incertain regard – N° 16 – Eté 2018 : Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret

Cendres Lavy dans les plis
Cendres Lavy, Palais de Tokyo, 16-18 mars 2018, Paris Ass Book Fair – et Maison Dagoit, Rouen.

Dans les œuvres plastiques de Cendres Lavy les corps flamboient par ce qu’ils donnent et jouent dans divers types d’échanges. Ils évitent toute annihilation physique et en conséquence mentale. La figure féminine – souvent nue – se répand et s’épanche en tant que sujet de désir et parfois objet de domination. Mais elle transgresse autant la puissance du mâle que tous les édits de chasteté.

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Les femmes affichent leurs prestances, leurs formes généreuses et leurs forces d’exception. Parfois elles les dissimulent sous le strass. Mais c’est un piège de la puissance qui toise la mollesse des mâles. Cela tient d’une jouissance. Néanmoins le centre des mystères n’est plus le dévoilement du « phallos ». Soulever le rideau ou le voile ouvre sur un chaos coloré où la démone refuse le masochisme et la passivité.

Il se peut même qu’à l’heure de la sieste la gorgone orgiaque s’accroupisse sur le sexe dressé des dormeurs. Elle devient même la sphinge qui vampirise les endormis. Ses caresses libidinales, temporelles et causales ignorent la morale qui voudrait les limiter. En usant de son érotisme charnel pour élever le désir, la femme s’offre à elle-même la volupté sans même déranger ceux qui poussent des cris d’orfraie.

C’est donc bien là la naissance de Vénus et qu’importe si les rêveurs ont pour maison leur passé. Au contraire même. L’artiste leur rappelle que leur plus obscur passé est dans l’origine invaginée. Si bien que le dernier des « amorphos » ne peut qu’être réveillé à l’insu de son plein gré. Il y a soudain deux corps qui se mettent à parler sinon le langage de l’amour du moins celui du plaisir. Le sexuel se manifeste en tant que dilution de l’incomplétude dans la violence de l’acte et pour le plaisir. La monstration des organes en devient la preuve irréfutable. L’existence reçoit son sens, sa vérité et sa réalité loin d’un fondement supérieur.

La femme quitte la terre mouvante, le sable et la nuit accrochés aux mythologies du féminin pour trouver le roc, l’argile et le soleil. Elle existe pleinement et foule une terre ferme. Plus besoin d’attendre d’un tiers et à chaque instant une nouvelle confirmation de son existence. Voir et montrer permet tout empêchement à la contestation de son existence.

Cendres Lavy retrouve les ressources de la nature inaliénable de la femme. Elle la re-légitime, sort de la culpabilité que les hommes ont accordée à Eve. L’artiste rend la vie plus réelle. Elle lui donne son passage. Mais ses images de couples rappellent aussi que l’on n’existe pas que par soi. Un être ne peut pas conquérir le droit d’exister sans le secours d’un autre, qu’il et qui le fait exister. D’où le rôle de « l’avocate » Cendres Lavy. Par ses « plaidoiries » visuelles elle intensifie la réalité des existences et lutte en faveur de nouveaux droits des femmes. Car c’est bien une question de droit. Mais cela reste plus que jamais la question de l’art : par quels « gestes » instaurateurs les existences parviennent-elles à se « poser » légitimement ?

L’incertitude des corps simples selon les Sœurs H

Les Sœurs H créent des installations vidéos et sonores. Isabelle est vidéaste, Marie pratique l’écriture dramatique. Elles mixent leurs arts au sein de montages narratifs hybrides entre les arts visuels et la forme scénique. Leur sujet en est la transformation et les expérimentations sur les incertitudes identitaires, leurs tentatives, leurs échecs et le rêve d’un avenir à soi.

Les deux créatrices décalent la réalité ; l’image avec inserts, le son imposent un univers particulier comme dans « Même dans mes rêves les plus flous tu es toujours là à me hanter, Jean-Luc » ou « Je ne vois de mon avenir que le mur de la cuisine au papier peint défraîchi » et récemment « Tumulte ». Cette proposition situe parfaitement les recherches des deux créatrices au sein du passage trouble entre l’enfance et l’adolescence et l’interrogation qu’il suscite.

Inventant leur propre grammaire visuelle et sonore les Sœurs H montrent et font entendre ce qui sourd et jamais ne fait surface au sein d’un univers tour à tour, proche et lointain. Il s’agit d’inventer le regard. De glisser à la surface des volumes. Sans rien expliquer ou revendiquer mais à travers la cloison fragile et transparente du réel, s’immisce une vision qui permet d’atteindre le fond du lisible en brouillant toute structure du discours par enjambements et ruptures selon une expérience du temps, de l’espace, de la mémoire. Et ce au sein d’une théâtralisation d’un sens à peine formulable.

De l’incompréhensible l’œuvre présente une nouvelle expérience inaugurale de la lisibilité là où créer devient l’apparition des germes d’un sens à venir là où l’image reste celle de l’inachèvement cher à Blanchot dans un travail où l’« à peine, à peine » (Beckett) travaille les tréfonds de notre esprit dans une forme d’oblitération consentie mais qui ne se contente pas de la négation – bien au contraire.

Les idées « Forte »

En forme d’hommage aux albums du groupe Deerhoof, dont le titre de son livre est un « à peu près », Fréderic Forte crée un acquiescement insolite au monde qui se dérobe ou qu’il faut éclaircir. Par tous les angles du livre il s’agit d’apprivoiser la surface du réel et la percer par déplacement de l’objectif de langage poétique. Le poème crée une fiction sèche. Une nudité nouvelle voit le jour avec avertissement à son vacarme. L’image (poétique et à la fin visuelle) retient dans la dispersion de poussières narratives.

Au besoin le livre avance par « découragements ». Mais – Zorro ou non – l’auteur zèbre le discours, page après page. Il progresse à travers la musique. En morceaux. Le texte plie et déplie, pend, se repent. Pas à pas « Lapinou grandit ». Jusqu’à ce qu’en fin de texte les pensées aillent par deux et se doublent de vignettes. Chaque partie de Dire ouf devient une scène. Le corps en sort. Un détournement musical est là pour effacer la douleur. Existe l’éloignement de la proie pour l’ombre de manière ironique – avec en sus l’apprentissage de l’énigme par attention à l’infime comme au slogan, qui le dénature.

En période de creux et de vieillerie, loin des visions archaïques, le texte devient cavalcade. S’y effectuent de grands moulinets « dans le style Pete Townsend » – les amateurs de la musique rock et des Who comprendront – et c’est ce que rappelle l’auteur. Hertzien, le poème transmute la musique en texte, met « un truc dans le machin ». Et qu’importe si dans le jardin de l’être il pleut : dans la maison du livre il n’en va pas de même. Le lecteur, pieds mouillés, s’y sent bien.

Dire ouf, de Frédéric Forte, P.O.L éditions, 2016

Le secret

Écrire t’écrire est trop souvent et paradoxalement au-dessus de mes forces. Reste le trajet du noir sur page blanche. Le Silence en sera le terme – mais la voix ne renonce jamais. L’entends-tu encore ? L’entends-tu à l’heure où tu sais tout du silence et du reste ? Certes un jour les voix croisées cesseront. Mais peu importe. L’un de nous ne sera plus là pour le savoir. Les mots soudain ne sont plus affaire de peau, de « peaurnographie ». Ils sont déjà moins que des fragments, guère plus que des escarbilles. Au bout du bout : pas d’autres choix que de se taire.

Sur la terre noire des talus où au printemps vrombit le violet des iris. Qui parle encore au sein de notre silence ? Ce qu’il y a d’élémentaire est ruminé loin de rognures. Il y a cette ascèse où le corps tente de soupirer pourtant jusqu’à l’obscène.

Toucher ainsi à ce qu’on cherche : mais qu’en est-il de l’issue ? Écrire – t’écrire – n’est donc plus – fatalement – mettre de l’ordre, mais entrer dans le silence au moment de la plus grande fatigue, à cette « croisée » impossible de nos chemins.

L’encre, comme l’eau, a encore parfois envie de courir, de partir en filet : mais il faut comprendre que tout se joue ailleurs. Dans l’écriture rien ne coule « de source » elle est la perte qui ramène – toujours – en son noir profond une respiration. Soudain la lune devient un soleil noir, un soleil qui par pudeur se cache. Il y va encore d’une dérobade au moment de la plus grande retenue.

Reste cet appât de la vie : l’écriture le lance et à la fois le récuse. Je remonte l’histoire – du moins ce qu’il en reste. Je scrute l’absence à laquelle l’écriture renvoie en absence de matière propre comme essence même de la matière-à-dire. C’est là. En noir : sans quoi qui creuserait la peur ? Il est sa vibration. Il porte en lui le désir et le silence en écho.

Voir dessous ce qui arrive, ce qui reste : le nécessaire dégorgement de ce qu’on garde en soi. L’absence est aussi la matière à dire. C’est là, ça n’a jamais été. Faille et présence. Trou du silence que l’écriture ne peut jamais combler : elle en dessine au mieux parfois le rebord. Face au fantasme de réalité surgit cette fiction noire, dure. Paradoxalement « avec » toi je ne suis hors du monde : je suis dedans. Face au silence, face à toi.

Les Femmes de Madame Edwarda
(Hommage à Bataille)

Par les séquestrées de Madame Edwarda gainées de latex près du caniveau de la rue Saint-Denis, monte la musique de l’orgasme des mâles. Leur prestidigitation rend leurs derviches tourneurs.

Réduites par le commun des mortelles au rang de butineuses de foutre, les péripatéticiennes par leurs fellations pourpres font d’elles les héritières de Marie Madeleine.

L’angoisse qui rend le phallus inerte est rompue. Soudain sur la bouche de l’Histoire Sainte se prolonge par les flemmes de l’imposture des mâles qui demandent aux femmes l’agilité d’un fakir.

Dans la rumeur du bordel, se gravissent pour elles les quatorze étapes du chemin de croix. Car Madame Edwarda attire les laquais de Dieu et les transfusés de la foi. Ils se méprennent autant sur leurs officiantes que sur le peu qu’ils sont. Mais il n’existe pas de repos pour les prêtresses : juste le rouge et le noir, la blessure et le spasme, la beauté montée sur talons aiguilles, les tailleurs de larmes, et les cils en râteau pour jardiner les nuages afin d’oublier ce qui se passe ou ce qui semble n’avoir pas d’arrêt ni concevoir de terme.

 

incertain regard – N°15 – Novembre 2017 : Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret

PLAY IT AGAIN SAM !’
Beckett et la dernière image

Sam sans doute indépassable dans sa part du « non ». Toujours plus proche, toujours plus loin. Au bord du monde, du silence et de l’ombre. Et bientôt parmi elles après le dernier chant aphasique des bouches mortes puis muet devant le poste de télévision.

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A force le « tout ce qui reste » se limite à quelques mots, l’image plus de langage, juste un peu d’image, d’à peine visible jusqu’à la « fermeture en fondu » de Nacht und Traüme.

Plus de fuite. Pas la moindre mystique – peine perdue à ceux qui croient voir en Godot un dieu. Depuis si longtemps Beckett était bien au-delà (en-deçà diront ses mécréants) : déjà lorsque le jeune exilé tordait déjà le cou à toute envolée dans « Whoroscope ». Ne subsiste dans les œuvres télévisuelles que des épures vaguement pensantes au bord du gouffre. Leurs noms ? : 1, 2, 3, 4 dans Quad, S dans Trio du fantôme, A dans Nacht und Traüme en un Aleph remisé et cloué là sans suite possible.

Chacun fixé à l’évidence d’être au monde mais sans y être entré. Ou trop mal. Pour un dernier désastre, écho d’une scène primitive liée à la mère qui a tout fait pour ne pas l’avoir « tout sauf le nécessaire » écrit Beckett dans « L’amour » son titre le plus ironique. Elle et le père réduits plus tard au rang de géniteurs dans leur poubelle de Fin de partie.

Chaque personnage aura eu de fait sa fosse d’aisance. Et pas plus. Dans une servitude d’esclave, en dessous du besoin. Chacun aura été l’otage consentant et non consentant de la duperie de l’existence. Mort avant d’être né dans un espace d’absence du temps là où il faut finir par ne plus parler. Refuser tout combat, sans plaintes.

Reste de l’être une épave qui flotte encore un peu en la passivité du mourir par laquelle un moi qui n’est pas encore moi répond à l’illimité du désastre dont nul présent se souvient.

Mais Sam ; lui, s’est souvenu. D’abord dans une passion de patience. Puis dans l’épuisement de ce qui reste d’identité, d’identifié. Et cette fatigue qui arrive comme étant toujours arrivé. Un subir, une immobilité proche d’une psychose prostatique. Hors ça. Hors là. Même si résiste « ce mouvement du passé vers l’indépassable » (Blanchot), ce rien que quelque chose dit en ne disant pas.

Vivre ainsi sans vivant et mourir sans mort.

Sam ou l’ombre qui ne parle plus que par la voix des autres et qui rêve de dire comme son Bonaventura des œuvres de jeunesse : « il ne régnait plus qu’un immense et effrayant ennui. Hors de moi, je tentai de m’anéantir mais je demeurais et me sentais immortel ». D’où ces bouches d’ombre qui avalent ce qui ne saurait être oublié quoique toujours déjà tombé hors mémoire. Juste la mort différée donc. Là le vrai désastre.

Avec néanmoins une sorte de but pour un legs en disparition. Ou ce qui en tient lieu lorsque Beckett écrivait dans Peintres de l’empêchement : « un dévoilement sans fin, voile derrière voile, un dévoilement vers l’indévoilable ». Ce n’est pas une phrase mais un verdict. Le dernier. L’unique. Où tout commence. Où tout finit. Pour le dernier chant, « le chant des bouches mortes » (Poèmes).

Il ne s’agit plus de passer sous silence mais de passer au silence en faisant suite au mot ravalé de Mallarmé. Dans L’innommable il était encore question de « dire des mots tant qu’il y en a ». Mais du noir sur blanc il s’agit de passer au noir sur noir. S’en tenir là et las au sein des profondeurs dans l’impossible séparation sinon de la si douce mère du moins de la douce amère. Avec cet écho dans Molloy : « Je ne lui en veux pas trop à ma mère (…) le destin me réservait une autre fosse que celle de naissance. Mais l’intention était bonne et cela me suffit ».

S’en tenir là. Sans vouloir renaître. Ou presque. Juste parfois ce soupir de Molloy : « Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir ». Soupir étouffé, étouffant. D’un humour plus que noir. Alors prendre le « cap au pire ». Juste « craindre la mort comme une renaissance ».

Oui ; en rester là. Dans les langes. Dans ce beau linge. De beaux draps. Pour que ça baigne. Amniotiquement. Un liquide indélébile. A cuver. A stocker. Ne pas passer outre. Mais dans l’outre, le faire passer et « retrouver la sphère même avec l’angle droit », dans le rêve de se savoir fermer et de ce savoir fermé.

Dès le début la fin. L’impossibilité de vivre. Juste cette nuit pour laquelle une obscurité fait longtemps défaut sans pourtant que la lumière puisse l’éclairer. Le noir, la seule couleur cryptique, annonciatrice du creux, du vide. A qui renvoie la matrice de l’image des pièces télévisuelles, dernier fluide froid, dernier courant.

Au nom de quoi la littérature est ce « sourire comme si j’étais mort ». Et un grand rire parfois. Mais auquel l’œuvre télévisuelle n’offre plus de place. Chez Lewis Carroll il y avait encore un sourire sans tête. Dans Quoi où de Beckett, tout juste l’esquisse d’un visage décrit didascaliquement, un visage qui « n’a presque pas de tête, un visage sans tête suspendu dans le vide ». A l’image encore du rêveur de Nacht und Traüme absorbé par le linge qui en essuie la sueur, visage flottant dans le ciel tel celui du Christ, non le sauveur, mais le Fils Perdu.

Sam déjà outre-tombe. Sam anthume et posthume quand les mots ne veulent plus rien dire. Là ce qui le rassure : la mort des mots mais non des maux. Les sentir pour se sentir. Vieille douleur. Au fond. Dans la sclérose rosse et « la chute des pas si faible soit-elle » (Pas) pour l’entropie chorégraphique.

Il y aura eu le jour et puis la nuit. La soustraction du jour. L’oubli, sans l’appeler, et qui n’exclut ni la trace, ni le vestige. Et Beckett face à l’obscur toujours plus intense et qui rayonne. Cela sans cesse. Et déjà dans les rues qui traversent les Poèmes, sur les routes où ses narrateurs tombaient de vélo. Où tout aurait dû commencer. Et où tout était clos.

Alors juste tenir. Tenir encore. Dans l’extinction, une ombre encore non excoriée. Une autre encore. Illisible en son centre. Illisible histoire. Étrangère à l’épilogue aussi bien qu’au départ. Monde épuisant et épuisé dans le moins d’espace. Jusqu’à la « Musique de l’indifférence » ou encore au : « silence tel que ce qui fut / avant jamais / par le murmure déchiré » (Poèmes). Ce silence : le seul son fondamental.

Quelques notes encore comme des papillons épinglés. Le langage perdant son pouvoir et l’image ses sortilèges. Hors ravissement, une terre d’exil et une œuvre de mort. Le reste d’un miroir. L’abîme de l’imaginaire jusqu’à ce que l’ombre veille encore un peu au chevet du mourant.

Sam ou l’homme qui attend, insomniaque se souvenant comme L’innommable d’un « Je suis quelque part ». Mais il ne se rappelle pas où et vivant sans vivre et mourant sans mort. Pour un temps. Bouche close, cousue, bouche adoubée à la réclusion. Rien ne sort, rien ne peut en sortir. Sam réduit à un fond de vie ou une vie sans fond où chaque être expie son premier instant dans « l’aveu d’être et de ne pas exister » (Poèmes).

Aveu qui consiste à dire : je suis là et je ne suis pas là : « rien nul / n’aura été / pour rien / tant été / rien / nul » quand la chanson de geste s’exténue en un calvaire, une aporie dans ce besoin d’être et de n’être pas. L’œuvre poussée jusque là se « désœuvre » pour devenir absolue.

Le tout dans un continuum et le goût de poursuivre en dépit de la tentation de conclure au plus vite. Sans bâcler toutefois. Du travail bien fait. Pour lui. Pour nous. Une sorte de perfection. Dans l’espoir impossible de trouver en bout de course le désir de quelque chose d’inaugural de découvrir la clé du « je qui ça » de L’innommable.

Mais sans illusion non plus. La chair trop vieille de toujours au rêveur insomniaque. Et les mots lui manquent. « Merde, où est le verbe ? » demandait encore une silhouette de Fragment de théâtre. Mais désormais plus rien de prononçable.

Reste le regard perçant de Sam qui scrute une dernière fois. Ce regard fauve qui semble dire du fond d’une langue latine morte, intestine muette : « Vide », injonction du visible et du vide. Car ce qui se voit est vide. Nulle évidence : que l’évidement évidemment.

Puis toujours revenir à la dernière image : Sam entouré de vieilles dames attendant la mort en regardant la télévision. Cela la dernière image. L’unique. Où tout finit. Où tout commence.

Hommage à Sam

Chacun bat les cartes avec ses ombres

Chacun se perd dans son propre désert – il n’a même pas besoin de celui
des autres.

Chacun va avec sa bougie. Flamme flotte. Petit panache de fumée.

Notre autre monde s’appelle dormir
Mais qui habite là ?

Jean-Paul Gavard-Perret, mai 2017

 

incertain regard – N° 14 – Mai 2017 : Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret

La cigale murmure à l’oreille des hommes car ils ont besoin d’espérance
(3 digressions sur Marcel Miracle)

N.B. Je tiens Marcel Miracle pour un dessinateur, collagiste, poète majeur. Géologue de formation, il parcourt le monde et ses déserts sur les traces de Malcolm Lowry et de Georges Perec. Il connaît l’eau glauque irisée d’huile des ports embarrassés de balles de coton. Au Sahara il prend le thé et dépanne des caravanes de Land-Rover. Miracle (dont le nom est créé de ses deux initiales identitaires auxquelles se sont adjointes en vrac les lettres du mot « arc-en-ciel ») fait souvent sa valise ou son sac. Il glisse un os de silex, le fil du rasoir, un bloc Rhodia, un savon, un couteau de poche, un petit dico, un atlas pour de bien longues routes. Et entre-temps il crée des œuvres aussi profondes que drôles et qui ne ressemblent à rien d’autre.

(Lire et voir par exemple : Nuit d’émeute sur la piste, coll. RE/PACIFOC, art&fiction éditeur, Lausanne.)

I

Marcel Miracle en sait beaucoup sur la pureté des lys et les délices des lits où certains délits finissent les spasmes tandis que dans un cloître proche des religieuses de profondis « clamavitent » en parlant du désir qui s’attrape par la queue.

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Tel un satrape l’artiste délite les croisées ogivales qui valent ce que valent les amours de passage. Elles font les bonnes maisons closes, là où en leur corolle rose les dames sont vouées à l’adoration perpétuelle d’un serpent dit vicieux.

Avec ses dessins et dans un style pistil en ciel, l’artiste offre des moments aussi délicieux que ceux procurés par les suce-dites mais selon d’autres voies. Sans doute impénétrables elles transforment l’art en errance, faste, farce, chimère.

Le cœur est mis à nu sans que les visages pâles aient à rougir de devenir indiens. D’autant qu’au martyr de Saint Sébastien l’artiste-poète préfère les fêtes à Noeud-noeud et la Castafiore à Tintin. Dès lors les arbres de la connaissance – ramifiés en bras de clown – deviennent des abris sots. Un inconscient non candide monte l’escalier : il n’a pas besoin d’ascenseur pour s’envoyer en l’air.

Chaque dessin reste un Miracle d’intelligence. Rien chez lui de ces mesquins grelots de la somptueuse beauté aux 50 nuances d’Earl Grey. L’artiste infuse d’autres breuvages pour accompagner sa madeleine proustienne et d’autres bas reins à fesse-toyer. Qu’importe que la lune soit obèse si elle est d’outre mère son tambour se mange à la baguette.

II

Marcel Miracle feint de souiller le réel par ses ouvertures. De fait il le fouille en digne docteur Faustroll d’une ère dite nouvelle. Non réfractaire à l’idée de progrès il prouve que ce concept est notoirement discontinu.

Notre bon prince Mandragore a conscience de l’infériorité de ce principe par rapport à ce que souvent il prétend remplacer. Les prolégomènes « à Marcel » (comme on dit lorsqu’on parle romand ou savoyard) interrompent ceux que la science algide revendique. Par la prolixité de signes jaillissent ici la salive et les dents de l’eau. Et l’ultra sexagénaire prophétise la force de certaines pierres pour un futur à la dimension ininterrompue.

Existe un ébranlement par une suite de mouvements physiques et d’impulsions paradoxales pour compenser notre pauvre durée terrestre. Tout tient du projectile et de l’orgasmique. Le créateur devient l’explorateur des mouvements diurnes, des espaces forains et magnétiques. L’ensemble solide, élastique s’éloigne de l’éther aristotélique. Chaque œuvre est un peson à ressort aussi mystique que tellurique. C’est aussi un gyrostat propre à faire tourner le monde dans des sens inverses que ceux des coucous suisses.

III

Les férats du lac Léman rêvent que Marcel Miracle les promène en laisse sur les quais de Saint Gingolf, ville lacustre et frontière. Mais l’artiste demeure circonspect ne sachant si les poissons veulent être baladés côté France ou côté Suisse. Pour les éviter et les empêcher de léviter, il navigue dans les miroirs de ses images jusqu’à ce que la main de l’eau caresse la terre. Néanmoins à l’humus l’artiste préfère le sable du Sahara où la route reste infinie devant et à l’arrière de sa marche.

Face à l’universel barreau des cristaux des monolithes ou à la placidité de la dalle horizontale du tombeau du lac il reste l’éternel poète. Il donne des leçons d’inconduite aux moutons de Panurge qu’il a ressuscités pour l’occase. Dans ses œuvres Hercule poireaute et les dents des créneaux de châteaux en Espagne subissent des caries. Mais le créateur les couronne d’épines ou les chausse de binocles.

Chaque image s’hallucine. Des êtres y sautillent, les objets frappés par des cynocéphales, errent comme des dentiers dont la colle ne tient pas. Tout palpite d’ironie en de telles images. Leurs algèbres fourmillent d’équations improbables. Elles sont autant de pantoufles de vair qui ne se souviennent plus des pieds qu’elles contenaient.

Le sang des femmes / Aphrodite Fur et l’impudeur

Seuls les monstres cultivent la pudeur tant ils ont peur d’apparaître inhumains. A l’inverse Aphrodite Fur affirme la nécessité de donner à l’obscénité une forme rituelle contre la terreur impeccable de la pudeur.

L’artiste joue à incarner la plaisanterie de l’extase comme les nécessités du corps. L’extrême obscénité survient comme l’affirmation du féminin de l’être. Contre un ascétisme moral qui rejette l’intimité, l’artiste ose un art qui tord la coquetterie pour laisser apparaître ce qui est tenu comme « inconnu », clandestin, absorbé, épongé.

Aphrodite Fur affirme la volonté de laisser apparent chaque instant de la vie intime de la femme. Elle sort enfin des derniers tabous (monstrations des liquides menstruels par exemple). Elle prouve que le sang n’a pas d’odeur et n’est pas obstacle au désir en dépit de ce qu’en pensent les religieux dans leur fantasme de pureté.

L’impudeur ironise l’épouvante crasse masculine. Elle la transforme en gag. Lors de son cycle la femme n’est pas blessée. Elle n’a pas besoin que soit anesthésié qui elle est.

L’artiste ose montrer le déluge du sang comme jubilation de la nature de femme. Imposer ce qui est caché donne sa couleur au destin féminin. Le sang nu bande comme il tombe, il déclare la chair non impure mais « innocente » et nécessaire.

L’invisible sort de sa chute par l’avalanche du sang. La pudeur est la certitude que le sang menstruel est obscène. Il est de fait celui de l’extase, il respire.

II

Aphrodite Fur révèle le comique de l’épouvante, la clownerie des tabous. L’impudeur devient une violence burlesque qui dévoile « le » secret le plus commun : celui du corps féminin que les hommes « amnésient ».

L’artiste donne des coups sans pour autant afficher une posture militante. Sa révolte est plus profonde. Il s’agit de retrouver une paix souveraine où la femme n’est plus prise par n’importe qui et pour n’importe quoi tout en feignant le contraire dans ses incitations au crime par ses graffitis et ses interventions où s’ébauche une chosification ironique du « trou ».

L’humour de l’artiste est un remède à la haine. Et c’est à peine si un certain mépris (justifié) envers l’homme se lit – mais comme hors champ.

Aphrodite Fur ne cesse d’affirmer une liberté souveraine où se shunte la prétendue élégance honorable faite pour l’envoûtement des foules.

Déchirer un coton baigné de sang devient un acte de liberté face aux tabous organiques et à la masse pullulante des blessures du féminin autant par excès de chair que de trou.

Le viol revendiqué par Aphrodite Fur est celui de la pensée.

incertain regard – N°13 – Novembre 2016 : Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret

Autre huche
(Apostilles pour têtes chercheuses)

« Tout ce que l’homme expose ou exprime est une note en marge d’un texte totalement effacé. » (Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité)

1. « Bon qu’à ça » selon Beckett. Mais un doute subsiste.

2. Élève des deux Malcolm (Lowry et Chazal) et de Pérec, sait tordre les choses pour donner au réel un mode d’emploi.

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1. Cette projection multipartite ouvre la réconciliation de l’être avec lui-même, du masculin et du féminin au-delà des genres.

2. Il s’agit sans doute d’atteindre la destruction de toute fixité afin que rien ne tienne encore debout.

3. L’auteur rappelle que l’amour est né de la brouette et les aéroports du vol au vent.

4. Il précise plus loin que la vision prend vie dans une sorte de tombe, la tombe des images. Ce sont leurs lignes de fond.

 

 

1. Ouistiti de l’indépendance qui passe sa vie sous un palmier assombri de Tunisie ou sur les bords du Léman.

2. Henri Michaux, Fable des Origines, Le Disque Vert, Bruxelles, 1923, p. 8.

3. Samuel Beckett, Le Monde et le Pantalon, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 26.

 

 

1. Photo prise au Sahara après avoir dépanné une Land-Rover.

2. Une absence de parole est la véritable parole de la parole elle-même.

3. De son premier amour il garda une photographie. Elle passa du portefeuille au tiroir puis fut déchirée un jour de blues et connut le caniveau.

1. C’est peu diront certains mais cela ressemble déjà au départ vers l’impalpable et implique le retour du surnaturel au galop.

2. De cet épisode l’artiste a trouvé l’idée, de son « encyclopédie ». Elle est constituée de 582 planches (réparties en plusieurs coffrets). Ces montages feraient pâlir de honte ou de désir Diderot et Warburg.

 

 

1. Le héros s’y fait vendeur en porte à porte en essayant de fourguer des cocottes-minutes aux ménagères de moins de 50 ans (mais sans exclusive).

2. L’auteur ne connait que la vieille image naïve et sourde qui n’ajoute rien, n’élargit rien, ne fait que renvoyer à l’affolement dont elle sort, comme le cri absurde à la douleur et à la joie. Il rejoint le Valère Novarina du Théâtre des paroles et Maurice Blanchot de La part du feu.

 

 

1. L’escogriffe reste un aventurier. Si certains écrivains sont pieux tandis que d’autres préfèrent le lit, le susdit opte pour des radeaux qui médusent.

2. Mais ne nous y trompons pas : le tout reste d’arracher du visible quand le visible s’arrache à nous.

 

 

1. Certains en sont les acteurs, d’autres les captifs, les ravis de la crèche.

2. On se serait contenté de moins.

3. Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Beauviala, « Genèse d’une caméra », in « Cahiers du Cinéma », n°350, août 1983, p. 49.

4. Sorte de brou de noix dont la lumière est ici brodée à l’encre d’un gris tout juste transparent.

 

 

1. Anguille sous roche.

2. J.-B. Pontalis, Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1988, p. 282, 294.

2. Malgré leurs heures de vol demeurent d’insomniaques rêveurs.

3. « Les idées n’existent pas ce sont des pierres qui surgissent » (Pol Brun – Le Pont de l’Épée, Paris, 1979).

 

 

1. Sa peau avait une odeur de palme et de confiture selon Aloysius Bertrand.

2. Charles Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde, Montpellier, Fata Morgana, 1986.

3. Il ne peut avoir de successeurs car il est seul à pouvoir répéter son rite de néant.

1. On enfouira jusqu’à son souvenir réel comme s’il n’avait jamais existé.

2. L’attrait de la nuit dans la nuit, Jacques Kober, « Les Mains Éblouies, écrits sur l’art », Nice, Éditions Gilletta, 1996, p. 50.

3. C’est pareil pour nous

 

 

1. Le jus que la tête dégage n’est pas du meilleur cru.

2. « La pierre repliée sur elle-même nous apprend l’alphabet du silence » (Catherine Raynal, Galerie Vivo Aquidem, 2016).

3. Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse le prix.

 

 

1. Leurs corps sont des petits Moïse sortant de l’eau. Mais plus personne pour le prendre sur des genoux.

2. Sigmund Freud, Correspondance, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1966, p. 490

3. Notons l’emploi souvent abusif du terme « image » pour désigner non seulement les figures par ressemblance, mais toute espèce de figure ou d’anomalie sémantique. Proscrire aussi l’idée restrictive selon laquelle et de part son origine l’image ne provoquerait qu’un effet d’analogie et de mimésis.

 

 

1. Dans la brume file un monstre à deux têtes en des contrées aux cheminées coiffées de fées avec échancrures corsaires. Dante erre ici comme un fil.

2. Christian Prigent, Les enfances Chino, POL, Paris, 2014.

3. Garçon l’addiction ! Monet is Monet

3. Roy Finch, The reality of the nothing, Lugano Review, 1965, vol. 1, n° 3-4, p. 211-222.

4. Les filles maigres comme des clous rendent les hommes marteaux.

 

 

1. Pour comprendre la flaque il ne faut pas l’assécher mais deviner son hôte

2. La disparition des images entraîne la brûlure de toute métamorphose.

1. Écrire sert à consoler de notre inutilité.

2. Preuve que l’image fait sortir de l’énoncé et projette au-delà de la pensée.

2. « Voilà c’est fait, j’ai fait l’image » (Beckett, derniers mots de L’Image, Éditions de Minuit, Paris 1972)

 

incertain regard – N°12 – Mai 2016 : Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret

Qu’est-ce qu’un récit
Hommage à Analogues de Jean-Pierre Faye, Editions Notes de nuit, Paris, 2015

L’univers est une obscurité qui se meut en tous sens, suspendue à une chambre de regard qui la réfléchit.

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Le corps miroir est réfléchi par le corps du récit où il est lui-même réfléchi même s’il pense mieux au fond d’une caverne, au bord d’un désert. Mais c’est parce qu’il y a de la langue que le corps se pense. Elle concentre et oriente l’effet miroir du corps vivant et parlant, et augmente intensément son pouvoir réfléchissant.

Ici – et comme Faye le souligne – le corps de femme change de portée, il est la nasse d’un vêtement noir recouvrant des pieds à la tête le corps vivant comme il saute en forme de minijupe.

L’étoffe sur le corps féminin est un langage qui parle le chagrin ou le joyeux bougé du corps. Nappe noire tout à coup tombée sur le corps des femmes. Attention, le monde entier bouge ou se referme, enseveli avec le corps et son bazar. Bazar des souks ou grand bazar de tous les corps sont vivants – qu’importe si dans le sérail l’enfermement du corps est orné de céramique somptueuse.

La robe du récit est aussi limpide que celle des robes noires montant par-dessus les yeux où s’entrevoient de longues suites de paysages histoire, de chaînes narratives enchevêtrées. C’est cette entrevoie qui donne sa possibilité même au corps miroir et à une fraction d’univers que l’on peut dire elle-même réflexible.

L’univers n’est réfléchi que par le corps miroir à travers le réseau des langues qui le rend intelligible. Il n’y a pas de ciel astronomique, ponctué d’étoiles, sans le regard du corps miroir appuyé sur la construction des langages et leur réflexion qui tire le monde hors de l’obscurité. La condition de clarté de l’univers survient par le corps miroir et le corps récit qui le réfléchit.

Ces mouvements de réflexion parcourent l’espace de l’istôr d’Hérodote appelé à dire bien des choses, à la naissance de la philosophie.

La multiplicité du monde, transformée en visage miroir, ne prend ce sens dans la direction que lui donne le tissu vivant des langues jouées comme un jeu de « hasard ». Il présuppose des conditions d’apparition qui ont rendu possible leurs surgissements. Ce jeu de « hasard » présuppose les dés et la disposition des points comptables sur ces dés.

Jean-Pierre Faye est un des seuls à souligner qu’aucune langue n’a été fondée sans son histoire. Elle s’aventure en direction du soleil nu, – celui-là des peuples aux pieds nus et revêtus du seul étui pénien.

Authentification des vertiges : l’homme et la bête
Tomi Ungerer, « Elephants, Whales & Kangaroos », Nieves, Zurich

Entre le royaume du dessin et celui de l’animal un dialogue commençait chez Tomi Ungerer dès les années 50 et 60 selon des épures parfaites et audacieuses. Elles réveillaient les regards et les éveillent encore. Loin des ombres demeure l’éloge de la ligne pure.

Le caractère « tactile » du dessin d’Ungerer permet de comprendre l’élaboration d’une pensée en acte. Dès l’origine les œuvres ne racontent pas : elles « prophétisent » de manière ludique. D’après nature, d’après « modèle » certes, mais surtout selon un imaginaire qui bat la campagne.

L’artiste a toujours su éviter le discursif. Il a inventé le minimalisme graphique pour offrir un monde capable de séduire adultes et enfants. La solitude de quelques traits biffe tout superflu. Le grouillement des lignes est inutile.

Il s’agit de suggérer le maximal à un minimum de traits pour voir ce qu’on croit connaître mais qu’on n’a jamais vu ou qu’on ne voit pas encore. Et soudain l’œil découvre une plénitude au sein du presque rien.

La couleur se retire. L’air entre dans l’espace du support grâce à l’épure. Celle-ci évite la dispersion et fait oublier nos références. Le dessin se laisse envahir par le manque qui est aussi son vertige. L’animal n’a plus besoin de ses formes pour séduire.

Il reste désormais le silence. Mais tout autant une charge et presque des odeurs dans l’air. Au cloisonnement répond l’évasion. Le monde change de formes mais il est bien là.

Dès ces premiers « sketchbooks » republiés aujourd’hui l’animal n’a plus besoin de toutes ses formes pour séduire. Dans une forme de légèreté et d’humour selon diverses facettes une vision fantomale recrée le réel, elle devient une note en marge d’un texte du monde presque totalement effacé.

Nous pouvons d’après le dessin déduire ce qui devait être le « texte » du monde car Ungerer en multiplie le sens. L’espace est à l’intérieur de l’espace. Il n’est pas à l’intérieur des animaux qui eux-mêmes nous hantent. C’est ce qui accorde à l’œuvre comme à l’être toute sa présence.

Tropes aux sphères
I « Anale » de l’écriture

Tout texte désirable est tiré à quatre épingles du cul de l’écrivain. Il descend les vertèbres avant de se loger dans le trou idéal pour traverser un autre organe conducteur.

Le poison des mots est donc abyssal, vecteur de transes, il combat un parfum intolérable : celui des porcs auquel il répond par l’invective.

Un tel escalator allant du haut vers le bas mène à un produit intérieur brut.
Traces mutiques, entre distorsions et silhouettes surgit la tache d’une condition originelle souligné par Artaud : « l’homme n’est que sa merde ».
L’écriture est donc humaine et anale, substantiellement retirée des phrases. Le fétichisme corps et âme qualifie une de ses débauches collatérales.

A ce titre l’intérêt pour un écrivain est proportionnel au ressassement, à l’addiction aux anomalies de ses excréments torchés. Le sphincter est la cabine de modelage de l’écriture, ses entrailles l’intérieur cuir de ses divinités.

II L’écriture et son leurre

L’écriture est relique plus que talisman. Elle tire le tapis de la mémoire vers l’imaginaire un peu comme il en est du vêtement : s’il est choisi judicieusement il offre à son porteur la coupe qui convient le plus à la peau.

Il ne s’agit pas de s’endimancher mais de s’envelopper sans craindre le ridicule : dans la peau de la bête aux yeux tristes et au museau de bouledogue.

L’écriture est comparable à l’image d’Olympia transformée en louve. Posant fermement entre ses cuisses sa main en éventail, elle cache sa toison intime afin de laisser apparaître les poils de son pubis.

L’écriture est donc à la vie ce que cette main représente pour l’intime. Sa sincérité étant quelque chose entre le mensonge et le mystère, elle se livre à divers exercices de s(t)imulation.

Plus besoin d’autre nourrice. Pas besoin qu’elle tende son autre sein. Au oui de jadis dans une main il suffit de placer le non d’aujourd’hui dans l’autre. Puis, au revoir les jumeaux.

III « Maternithé »

Sachons que nous écrivons un texte qui n’a jamais été le nôtre. Néanmoins, nous apprécions sa venue, sa visite. Du moins ce que nous en retenons.

Même creusé le langage, et en infusant, ne fait voir que lui-même. Mur. Construit par des mains et l’oreille intérieure. Il n’a pas à être dit. Il s’entend mentalement. L’adverbe permet l’étendu de l’écho des mots qui ne savent rien du monde. Il reste au dehors. Ecorce, peau.

Ecrire introduit l’ailleurs dont la femme offre dans l’étreinte le miroir. Il s’agit de revenir par les mots au silence que celle-ci indique :

Il n’est pas un fait mais un principe depuis le dialogue impossible de l’enfant et de sa mère. Cette parole qui s’écrit ne vient que de là : le désir et son absence dont la société a légalisé l’interdit.

L’écriture est le jaillissement de la présence par défaut et désespoir : ils prennent de multiples détours pour oblitérer le silence de tout dieu.

Reste l’impossible cri tel un thé d’hier. Il s’exalte au fond de lui-même, il est l’obscurité du texte. Il infuse en s’étalant, ne cesse de hurler dans le vide mais contre le néant. Il est l’attente qui n’en finit pas de finir jusqu’à l’ultime seconde.

Que l’impossible mot surgisse du cocon rompu de tous les textes entassés. Manière de boire la tasse jusqu’à « finalement assez » (Beckett).

 

Jean-Paul Gavard-Perret est l’auteur d’une vingtaine de livres. Textes brefs, essais sur la peinture et sur la littérature contemporaine et taches d’encres.

Parmi ses derniers livres, Trois faces du nom à L’harmattan et Beckett ou la disparition des images aux éditions Minard.

AU MIROIR DES RESSEMBLANCES

I

Devenue approche
L’été maintenant.

Compression
Déploiement
Que rien ne recouvre
Si ce n’est en un point la pellicule transparente

(Comme vers l’orée
Quand la descente échappe)

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II

Nommer n’est plus qu’un pur sillage.

De lèvres le désert dénoué
Au bord du langage

Toujours le cri remue
Où l’image se défait.

Ce parfum ouvert
Que la langue frôle.

III

Voir encore
L’aveu échappe

Tournoyer d’un seul coup
La chute interminable

Un lieu que les mots ne peuvent plus cacher.

IV

Comme saisie
La lumière jette le drap
Près des mûriers

Tant d’aubes
Tant de crépuscules.
Les linges ouverts effacent l’horizon
Et la peur.

V

Plonger encore où l’énigme est aveugle.

Voir encore
Et entendre

Tournoyer
– Que la chute ne vienne rien cacher.

Appel.

VI

Au bord du langage
D’une bouche lumière

Ils vivent
Se donnent les preuves

(Le désir sans effacer – nudité si rapide).

VII

Toujours un geste.

Et tomber

Se répète à la nuit.

(Ravin dans chaque souffle

A pic

Les mêmes mots dévorés par l’aveu.

VIII

Inavouable étude.

(Muets s’est approché des dunes).

Seins et faille

Regard.

Immense comme une première fois

Comme une fuite.

Soudain sans traces.

Soudain.

IX

L’air éraflé dévale enfin.
C’est un rosier.

Le présent, le présent
L’éboulis de la langue
Soulève la distance.

X

Vous m’entendez ?

 

Ces textes sont d’abord parus sur www.incertainregard.fr, site créé par le poète Hervé Martin en 2002. Ce site contient les écrits parus dans la revue de 1997 à 2015.
La municipalité devient l’éditrice d’incertain regard en 2015, avec une nouvelle adresse : www.incertainregard.net
Les textes ont été reproduits à l’identique, par conséquent certaines informations désormais anciennes peuvent apparaître redondantes ou datées.
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