incertain regard – N° 16 – Eté 2018
Rencontre avec Hervé Duval
par Patrick Fourets et Ronda Lewis
Hervé Duval n’est pas un artiste classique. C’est plutôt un artiste à la “marou’fleur”. Le mot est peut-être inventé, mais Hervé est un mélange d’artisan-artiste-inventeur, il faut donc une nouvelle description. Si le spectateur se concentre sur l’image du tableau devant lui, Hervé voit également l’interaction entre les différents éléments – autant matériels que picturaux. A partir d’une technique de peinture sur papier, Hervé utilise pour ses réalisations des outils de bricolage, comme la ponceuse, et des matériaux comme des épaisseurs d’affiches publicitaires. Son inventivité, sa manière de sortir du cadre classique de réalisation picturale, rejaillissent sur son travail et créent un tableau vivant et dynamique, voire mystique : les émergents, un terme qui décrit sa philosophie technique ainsi que les formes qui se dégagent du fond de la toile. Nous avons eu la chance de passer un après-midi avec Hervé dans son atelier au premier étage du Fort de Cormeilles, un fort du 19ème siècle, au milieu d’un terrain emmuré, enneigé, loin du bruit citadin, un espace partagé avec d’autres artistes… et des poules.
L’art vient à sa rencontre dans un village reculé des Côtes-d’Armor, où ses parents tiennent une boulangerie. Il y a souvent beaucoup d’invités à la table familiale. Viennent s’y asseoir deux artistes qui lui parlent et partagent leurs expériences et leur vision d’une autre façon de voir et de vivre.
Périodes de doutes et de vie professionnelle pleine de rebondissements l’amènent par jeu de rencontres, à l’étude de l’histoire de l’art en complément de son travail artistique personnel. Il définit quatre périodes de créativité distinctes. Celle des primitives, puis le travail de quadrillages effectués à la plume de goéland, ensuite une transcription personnelle des « indulgences » – pratique chrétienne du Moyen Âge – enfin, lors de la quatrième période, un travail qui dure une dizaine d’années sur « Les émergents » dont le cycle s’achève.
Vous avez dit que vous travaillez sur plusieurs tableaux en même temps ?
Je suis obligé en raison du temps de séchage de la peinture à l’huile. Ma technique nécessite un séchage entre chaque couche. Les rouges et jaunes prennent beaucoup de temps pour sécher. Je travaille toujours sur plusieurs toiles à différents niveaux d’achèvement, je les mets au sol, ce qui me permet d’interagir plus facilement avec le support. Aujourd’hui ce n’est pas un bon exemple parce que j’ai dû ranger pour une porte ouverte le week-end prochain. Je viens de terminer une série, les derniers tableaux sont au bout là-bas. Voici le dernier que je viens de maroufler (maroufler : technique où on utilise une maroufle pour chasser les bulles d’air pour une adhérence à 100% lorsqu’on colle un papier sur un support).
Voici le type de papier que j’ai récupéré chez un imprimeur (il nous montre une grande feuille, presque du carton, un essai balancé par l’imprimeur). J’aime l’idée d’un éventuel effet de palimpseste.
La surface de tes tableaux offre une texture intéressante. Par endroits, on dirait presque l’écorce d’un arbre, puis ailleurs une surface lisse comme une pierre, ce qui ajoute un jeu de lumière sur la surface. Pouvez-vous expliquer votre technique ?
Je peins sur du papier dit « couché » car il est couvert d’une couche de calcaire (kaolin) qui protège les fibres. J’y mets une couche de peinture puis je couvre le tout avec une autre feuille et je les laisse reposer. Quand j’enlève la feuille, la peinture réagit et crée des formes fluides qui deviendront les premiers éléments. Après chaque couche de peinture, je ponce, j’enlève, je protège avec un vernis, puis une autre couche de peinture. Petit à petit, une couleur imbibe et entre dans l’autre, y inclut le calcaire… il y a des formes qui émergent, d’où le nom donné aux séries : « Les émergents ». Le jeu de reflets donne une profondeur à la scène.
Alors vous n’êtes pas un peintre abstrait ?
Je suis loin du réalisme comme vous le voyez, mais le corps est toujours présent, plus ou moins lisible et je cherche une idée d’espace. J’ai commencé par la peinture figurative, puis très vite je me suis intéressé aux arts primitifs, amérindiens, océaniens, africains… et cela m’a fait reconsidérer le rôle de la peinture, non plus rendre le visible mais rendre visible comme le préconisait Paul Klee.
Comment vous décidez-vous sur une série ?
C’est souvent un accident, un truc que j’observe et je me dis, tiens c’est intéressant. Ici c’était une série où j’ai commencé par tout recouvrir pour partir en recherche du visuel caché, le découvrant carrément avec la ponceuse. Un soir, par un accident heureux, j’ai découvert cette technique qui m’a ouvert à un nouveau rapport avec la matière. J’essaie de rester à l’écoute des matériaux. Il y a de l’épaisseur. Si vous touchez là, il y a du grain. J’utilise une peinture que je fabrique moi-même avec de la poudre de marbre pour donner du corps à la peinture. Cela aide la peinture à ne pas s’affaisser quand je travaille sur la surface.
Ici on voit un être humain qui peut être aussi, un oiseau – et il danse – une présence joyeuse à la scène. Il semble se promener ou découvrir quelque chose que nous ne voyons pas. Peut-être que c’est nous qu’il découvre, le spectateur ! En tout cas, nous sommes face à un moment d’existence. Pensez-vous à une histoire quand vous peignez ?
Non. J’évite ce genre de filtre, mais j’y pense une fois que je l’ai fait. Un dessin me donne le départ, je suis en semi-automatique et j’essaie de rester dans cet état, alors je finis très fatigué après une séance. Je travaille avec la musique au casque, parfois sans regarder le support, c’est un état d’hypersensibilité. Je dois rester ouvert à la découverte au risque de la couvrir ou de l’effacer.
Dans la bande dessinée japonaise, les graphistes ont une case, ou une vignette, une image délimitée par un cadre, où ils dessinent un moment dans le temps, un état d’être qui donne un ton ou un sens au personnage ou au moment. Parfois vos tableaux semblent exprimer ce même moment « hors temps », ou plutôt, « hors histoire linéaire ».
Je ne sais pas si cela répond à votre question, mais un soir, quand j’habitais en Bretagne, en 96, je me baladais au bord de la mer et j’ai ramassé des plumes de goéland que j’ai taillées. Je voulais voir l’effet produit en les utilisant avec de l’encre. Je rentrais et je commençais à faire des lignes horizontales et verticales. Il n’y avait rien de préétabli, de préréfléchi. J’étais intrigué et ça a duré pendant dix ans. Il y a aussi ce corps qui ressort toujours, qui s’exprime, qui danse, parfois fracturé.
Vous êtes aussi professeur d’art plastique…
Je suis professeur depuis une vingtaine d’années. Peintre autodidacte, j’ai commencé des études d’Arts Plastiques à l’Université Paris VIII à 27 ans. Cette université acceptait les étudiants non bacheliers et j’y suis resté quatre ans, étudiant l’histoire de l’art avec des professeurs passionnants comme Pascal Bonafoux, Jean-Luc Chalumeau, Giovanni Joppolo… J’y ai découvert la gravure grâce à Yoha Milshtein et Zhang Jun. Judith Wolfe, professeur de peinture, m’a donné confiance en moi.
Le diplôme obtenu m’a permis de passer le concours pour devenir professeur et depuis je partage mon temps entre mon atelier et le collège.
C’est marrant, les gens ont souvent l’idée reçue qu’il faut se servir d’un pinceau et de matériaux chers. Dans ma pratique et avec mes élèves, j’expérimente avec toutes sortes d’objets, les moyens du bord ! Parfois les vieux matériaux, comme une plume de goéland, un morceau de bois… mon doigt ! Tout offre un rendu différent. Comme j’ai dit à un élève, « l’inspiration ne vient pas à celui qui attend », il faut aller en avant : expérimenter, taire le filtre qui juge, rester au guet.