FOURETS Patrick [Entretien avec Jean-Michel Maulpoix]

incertain regard – N°13 – novembre 2016

Le RER parisien peut mener le voyageur bien au-delà des limites de l’Île-de-
France. Il m’a conduit au pays de la Poésie lyrique critique. Jean-Michel Maulpoix
me l’a fait découvrir au cours d’une conversation qui s’est tenue au Comptoir
des Arts à Paris.

Jean-Michel Maulpoix est un ancien élève de l’École Normale Supérieure de
Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes et professeur à l’Université Paris III
(Sorbonne Nouvelle). Il a présidé la Maison des écrivains de 2004 à 2007 et
la commission d’aide à la création poétique du Centre National du livre. Il a
été Directeur du Nouveau Recueil. Rien d’étonnant, l’envie d’écrire l’a gagné
dès son plus jeune âge. Il a vraiment commencé « pour de bon » après le bac
(petits poèmes, journal et pièces de théâtre). À 26 ans, en 1978, son ouvrage :
Locturnes, est publié aux « Lettres nouvelles » chez Maurice Nadeau.
Après quelques poèmes en vers (dont certains ont été publiés), il a suivi la voie
initiée par Charles Baudelaire, le père fondateur de la poésie en prose, pour
écrire sous cette forme. Il s’y tient encore aujourd’hui. Explication :
« Dans la prose, il y a une liberté, une simplicité, un inachèvement. Il y a aussi moins
de contraintes que dans le jeu des rimes, et donc dans le rythme.
C’est la forme qui me convient le mieux pour décrire, analyser et exprimer de manière
simple des réalités sensibles. Mon livre le plus connu : Une histoire de bleu en
est l’exemple. Il s’agit d’une description méditative de ce que peut évoquer la couleur
bleue : tout ce qu’elle peut porter en elle de l’imaginaire. Dans Une histoire de bleu,
j’ai investi un appétit d’idéalité qui dépasse la dimension « fleur bleue ». L’intérêt
pour la peinture a également joué un rôle dans la gestation de ce livre. D’ailleurs, je
fais parfois moi-même de la peinture pour me déconditionner de l’écriture. Ce que
j’aime en elle, c’est son silence. L’écriture reste également une histoire d’œil : attention,
vision ; il n’y a pas d’écriture possible sans travail d’observation… Par ailleurs, le
sentiment, les affects, si décriés soient-ils parfois, représentent aussi quelque chose
de très précieux qui évidemment nous attache aux êtres. En poésie, il faut sans
cesse réévaluer cette matière subjective, et l’inscrire dans des cadres formels. »

Convalescence du bleu après l’averse…
Le ciel se recolore. Les arbres s’égouttent et le pavé boit. La ville aussi essaie des
phrases. Rires mouillés et pluie de pieds nus. On dirait que le paysage est tout éclaboussé
de croyance.
On voudrait jardiner ce bleu, puis le recueillir avec des gestes lents dans un tablier
de toile ou une corbeille d’osier. Disposer le ciel en bouquets, égrener ses parfums,
tenir quelques heures la beauté contre soi et se réconcilier.
Une histoire de bleu – extrait

Votre expression, votre propos s’expriment à travers la prose poétique,
plutôt que par le roman, qui est pourtant une forme plus usitée d’écriture ?
« Je n’ai jamais été vraiment tenté d’écrire des romans. La poésie est le cœur de
la littérature, c’est là qu’elle est la plus vivante. C’est là que l’écriture s’analyse,
se réfléchit. C’est là que, pour moi, l’essentiel se passe. Pourtant, la poésie est en
porte à faux avec l’époque et sa circulation rapide de produits très éphémères
qu’on voit apparaître chez les libraires à la rentrée de septembre. La poésie
est plus aventureuse que le roman, mais elle est de plus en plus confidentielle.
Elle ne cadre pas avec la logique commerciale des éditeurs. Elle est publiée
dans de petites maisons d’édition : petits éditeurs, petits tirages, petit public…
Néanmoins beaucoup d’innovations, de nouvelles formes d’écritures viennent
de la poésie. Elle a modifié la préhension de la langue. À tel point que dans les
années 1970, certains auteurs ont récusé le partage poésie/prose en posant la
notion de « texte » comme étant la notion la plus juste pour rendre compte de
ce mélange. Ils souhaitaient parfois que le roman absorbe l’énergie de la poésie
dans ses démarches.
Hugo, qui a composé un énorme massif d’œuvres poétiques (des kilomètres de
vers !) y était par exemple déjà parvenu au XIXe dans son roman, Les Misérables
(défini par lui-même comme un « poème de l’humanité »). Les croisements
qu’il opère entre les deux genres sont extrêmement féconds. Il n’hésite pas
à se détacher de sa narration pour offrir au lecteur des grands morceaux de
fresques poétiques.
La poésie est à la fois un lieu de concentration formelle extrême, de réflexion
sur le langage, et pareille à un champ ouvert. Le mot « poésie » vaut aussi
bien pour des poèmes très simples de Prévert, des sonnets très complexes
de Mallarmé, de grands poèmes interminables de Victor Hugo, des haïkus,
ou des poèmes en prose. Il y a là une sorte d’élasticité extraordinaire. Ce
mot « donne » sur l’intégralité de l’expérience de la langue. C’est à la fois un
resserrement et une expansion. Le mouvement de systole et de diastole d’un
cœur qui bat. Sans cesse, la poésie s’ouvre et se referme.
Il y a aujourd’hui des pratiques poétiques davantage tournées vers l’image,
la musique (le rap). Ce sont des hybridations nouvelles entre les médiums.
Personnellement je reste très attaché au travail de la plume, du crayon. Je
cherche une sorte de nudité du langage. Je n’ai pas envie de mélanger mes vers à
de la musique. La force d’un poème est d’être musical par lui-même, et porteur
d’images. Il transporte sa propre lecture et il impose son propre médium. Écrire
de la poésie, c’est faire des choix. Évidemment, il y a des poèmes qui ont
fait l’objet de chansons. Ferré, Ferrat, Brassens ont chanté Rimbaud, Verlaine,
Aragon, Prévert… En poésie, chacun a son périmètre d’action particulier. »

Le matin, dans le pré, il y a des gouttes de soleil et des araignées endormies sur
les paupières des fleurs, des bagues à leurs doigts, du rouge à leurs lèvres closes…
L’abeille se penche par-dessus leur chemise qui bâille ; elle voit pointer le bouton au
milieu de la corolle ; son cœur alors tombe dans le pollen.
Les abeilles de l’invisible – extrait

Quand intervient la construction de vos textes ?
« La construction intervient quand je passe du texte sur feuillet libre à la
conception du livre. Exemple : dans Une histoire de bleu, il y a 9 fois 9 textes
qui composent l’ouvrage. C’est à la fois complexe et harmonieux. Le texte de
la page de droite et la page de gauche sont construits sur le même format. J’ai
créé un moule nécessaire, pas trop contraignant, mais qui me permet de cadrer
les textes, surtout pour enclore verbalement une matière aussi insaisissable que
le bleu ! »

Vous avez consacré au lyrisme au moins 2 ouvrages à 20 ans d’intervalle : La
voix d’Orphée (1989) et Pour un lyrisme critique (2009).
« J’ai travaillé longuement sur la question du lyrisme car je me suis rendu compte
qu’il y avait beaucoup d’approximation et de stéréotypes dans l’image qu’on en
véhicule. On attache le lyrisme à l’idée de l’expression personnelle, sentimentale,
un peu complaisante, du « moi ». En vérité, il y a beaucoup d’autres paramètres
qui entrent en jeu dans l’écriture lyrique, à commencer par l’animation, le rythme,
la chaleur du discours, son élévation, la force et la recherche d’une énergie…
J’ai voulu montrer que le poète n’est pas quelqu’un qui se mouche dans ses
vers ou qui va y pleurnicher. C’est quelqu’un qui va produire des émotions avec
des données objectives. Il va trouver un dynamisme d’écriture singulière, une
énergie particulière. Un poète qui est bien représentatif de la poésie lyrique
c’est Apollinaire, il y a à la fois chez lui l’expression sentimentale et l’énergie.
Dans Le Pont Mirabeau, on a l’image d’une poésie qui coule toute seule sous la
plume. En fait, il y a là des valeurs de musicalité, des effets de résonance et de
reflets très subtils. Il y a aussi, dans Zone, toute la dynamique de la vie moderne.
Dans l’écriture lyrique, je me suis beaucoup intéressé au mouvement qui me
semble devoir être considéré plus attentivement, par rapport à l’imagerie
sentimentale et complaisante qui accompagne la perception du lyrisme. Le
sentiment doit être solidaire d’une quête de sens. Il faut une réorientation. Le
sentiment narcissique, pour lui-même est stérile. De fait il ne conduit pas très
loin. »

Quand, à force de demeurer cloîtré dans les chambres austères de la langue, je ne
peux plus écrire un mot, ayant épuisé la mémoire de mes excursions, je retourne
sur ce chemin pour vérifier que rien n’y change, et qu’il me faut tout recommencer,
puisqu’un fragment de faïence rose continue de briller dans l’herbe à côté des fils
électriques et des cerises tombées.
Le chemin de Mareil me conduit ainsi jusqu’à la mort. Je suis certain de pouvoir
compter sur son silence. Et je me réjouis qu’il mène à une église, avec deux vierges
de plâtre peint, un Christ et des images pieuses auxquelles je me garderais bien de
croire.
Papiers froissés dans l’impatience – extrait

Dans vos textes poétiques, vous évoquez souvent le rapport de l’humain à
la mort ?
« La littérature prend sa source dans l’angoisse, dans une conscience très aiguë
de la finitude. C’est cette finitude qui nous rend les choses précieuses : c’est par
elle que l’on est sensible à la lumière du jour comme à la beauté des femmes,
à la nature, à l’enfance…. Il n’y a pas véritablement d’émerveillement dans le
monde qui ne soit rattaché à cette pensée-là.
Quand on est jeune, on confond facilement solitude et finitude… Cette pensée
de la finitude, que j’ai rencontrée très tôt, a-t-elle nui à mon bonheur de vivre ?
En partie, oui. Écrire de la poésie ne va pas sans une relative perte de légèreté,
d’insouciance, si ce n’est une mélancolie foncière…. En même temps, j’aime
profondément la vie, cette vie, la seule… Je ne me morfonds pas. Je cherche
les raisons d’être. La poésie, je la sens comme le lieu d’examen de nos raisons
d’être, de nos attaches : elle me dit ce par quoi je tiens au monde, par quoi je
tiens aux autres, par quoi je tiens à la langue, par quoi je tiens à moi-même. »
« Je suis en relecture d’épreuve de L’hirondelle rouge qui sortira aux éditions du
Mercure de France au mois de février 2017. L’idée du titre m’est venue d’un
tableau de Miró : Amour d’hirondelle (1934).

Mon hirondelle est d’une espèce étrange : à la fois rouge de froid (pour ne
pas être partie en migration avant l’hiver) et rouge de désir (car messagère de
l’amour). Elle porte en elle le désir amoureux qui fait contrepoids à la mort.
C’est un oiseau dont je pourrais dire qu’il constitue un antidote à l’angoisse qu’a
générée en moi l’appréhension de la mort à travers la disparition de mes parents.
Semaine après semaine, j’ai vécu parfois comme une descente aux enfers mes
visites à la maison de retraite. L’image de toutes ces vieilles personnes, quelle
insondable tristesse… J’ai éprouvé un besoin d’écrire, de mettre des mots sur
ce que j’avais vu. L’expérience de la vie est aussi l’expérience de la finitude
commune à tous. Elle devient inévitablement douloureuse dans son intensité. »