incertain regard – N°12 – Mai 2016 : Entretien avec Jeanne Benameur
par Patrick Fourets
Depuis Samira dans Samira des quatre-routes, héroïne de son premier roman en collection jeunesse (1992), jusqu’à Etienne, Enzo et Jofranka dans Otages intimes, son dernier roman paru en 2015, tous les personnages de Jeanne Benameur suscitent l’empathie. J’ai constaté cette récurrence dans chacune de mes lectures, quel que soit le thème abordé. Comme Léa et Bruno dans Laver les ombres, Antoine, Marcel et Thaïs dans Les insurrections singulières, Judith et Alain dans Pas assez pour faire une femme, Aurélie dans Une heure, une vie, Luce et « La Varienne » dans Les Demeurées, Yasmina dans Pourquoi pas moi, Bastien dans Quitte ta mère, tous sont par leurs questionnements des personnages qui portent l’histoire.
« Plus que de personnages, je préfère parler de sorte d’émanation de moi-même. Pour cela j’ai besoin d’atteindre un certain état de vide, pour sentir, avoir des perceptions. Pour moi, tout se passe dans le corps. Je suis traversée par le monde, par exemple dans la rue, je regarde, j’écoute, je m’imprègne. L’empathie que vous ressentez est la même que celle que je ressens. Mon travail d’écriture consiste à trouver les perceptions pour dire quelqu’un. Quelqu’un va pouvoir se dire par la voix ; un autre par sa façon de tenir sa tasse, un autre par sa manière de regarder, un autre par son comportement amoureux. Mes personnages parlent très peu. Ils doivent se dire de l’intérieur. C’est ce que je recherche pour chacun d’eux. Au début, je n’avais pas conscience de ce travail. C’est en laissant venir ma propre pensée que j’ai compris. Maintenant, j’aide ce processus en me rendant libre intérieurement. Pour bien les dire, je vais à l’essentiel en écartant tout ce qui peut gêner. Mes personnages viennent « comme ça ». Ce sont mes perceptions qui me les donnent. Elles m’aident à les définir, beaucoup plus que l’idée propre de création de personnage. Je dois vraiment les sentir de l’intérieur, pour leur donner une vie, un corps. Je suis ainsi, je ressens l’empathie par le corps, donc cela se retrouve dans mon travail d’écriture. »
Les textes de Jeanne Benameur, ses romans en particulier, sont à mots comptés ; à mots choisis, simples, qui demandent réflexion et travail. Son exigence, sa quête littéraire est la simplicité dans la construction avec des images, toiles de peintres, où dominent les ciels, les éléments végétaux (l’arbre) et minéraux (la pierre revient souvent). En ce sens, sa littérature est populaire comme peuvent l’être les chansons de Georges Brassens. « Le mot populaire dans son sens profond me convient. J’apprécie Georges Brassens pour ses textes et aussi pour sa musique qui paraît toujours la même. Pourtant, ses accords à la guitare, sont difficiles à jouer. Quand je dépasse la difficulté pour atteindre quelque chose de juste, ma joie est incomparable. J’aime vraiment le mot populaire, quand il correspond au résultat d’un travail, parfois long, difficile vers la simplicité. Les écritures constamment Rencontres avec Jeanne Benameur dans la référence m’exaspèrent. Quand je publie, j’estime que le lecteur doit pouvoir rentrer seul dans le texte qui doit être accueillant. C’est mon travail de le rendre tel. Certains textes ne le sont pas. Je cherche à rendre mes textes simples, fluides. Je veux que le lecteur puisse arriver sans rien. Tout ce dont il est porteur en tant qu’être humain doit pouvoir entrer en relation avec le texte. Et si possible, s’ouvrir. C’est mon espérance. Par comparaison je dirais qu’un texte est comme un tableau. Un tableau n’a pas besoin de commentaires. On doit pouvoir le regarder et sentir les choses. Parfois c’est difficile, voire complexe car une œuvre peut ne pas se donner au premier regard. La recherche des références culturelles doit venir après avoir reçu l’émotion.
Quand j’écris, le lecteur, je n’y pense pas. C’est moi la première lectrice. Le regard critique c’est d’abord le mien. Je suis exigeante sur ma route à moi et selon mes critères. Je travaille avec ma singularité. Chacun a la sienne. Alors, pourquoi vouloir l’accompagner ? Le lecteur sent les choses.
A propos des Demeurées , je voudrais vous faire part d’une anecdote qui illustrera mon propos. Le texte terminé, comme souvent je l’ai fait relire par un ami. Il m’a dit « quelque chose sonne faux », sans pouvoir me préciser quoi. J’ai eu un ressenti semblable. J’ai compris ce qui n’allait pas : j’avais écrit les trois personnages de la même façon. Ce qui est impossible dans la réalité. « La Varienne », la demeurée, ne peut utiliser que des phrases juxtaposées : « Il pleut, je sors, je suis mouillée ». Elle n’a pas accès aux phrases complexes qu’utilise l’institutrice « Parce qu’il pleut, je prends mon parapluie ». Quant à Luce (fille de « la Varienne »), elle vit avec des obligations. Elle est dans l’impersonnel, avec les choses qu’il faut faire et celles qu’il ne faut pas faire. Elle entrera dans le personnel en apprenant le langage. Cette justesse des personnages est mon travail d’écrivain qui doit être invisible au lecteur. En fait je dépose le texte (écriture première) puis je le travaille. »
Pour chaque travail d’écriture, y compris dans les romans parus en collection jeunesse, j’ai perçu trois niveaux de lecture concomitants. Les personnages animent les deux premiers : l’histoire et le questionnement. Le troisième provient de l’écriture même de Jeanne Benameur. C’est à mon sens, sa signature, son art littéraire reconnaissable d’un texte à l’autre par sa rythmique et sa forme poétique. Les interrogations des personnages, nous pouvons les rencontrer dans notre quotidien : le divorce ( Une heure, une vie ), l’intégration des jeunes issus de l’immigration ( Samira des quatre-routes ), des questions de femmes ( Laver les ombres , Pas assez pour faire une femme ), des questions humaines et sociales ( Les Demeurées , Les insurrections singulières , Otages intimes ). « Quand j’écris, il y a une question humaine qui me travaille. Sinon, je n’écrirais pas. A travers mes personnages, je la travaille sur toutes ses facettes. Mes personnages peuvent réaliser ce que je ne peux pas faire en tant qu’être humain ; c’est-à-dire aller jusqu’au bout d’une pensée ou d’une réflexion. Comme individu, nous sommes tenus à un corps, à une vie, à un temps. A travers mes per – sonnages, par le jeu de la création, je peux diversifier mes points de vue, sur une même question. Je peux mieux réfléchir une situation dite romanesque qui est à dimension humaine. Pour faire exister mes personnages, j’écarte beaucoup de choses. Je tiens à ce vide que je recherche. J’ai besoin de silence, de retrait. C’est une respiration. La respiration, le vide, le silence, c’est le temps qu’on se donne. C’est essentiel pour moi.
Pour moi, c’est ça le roman. Si je savais à l’avance la construction, j’écrirais des formes de compte- rendu. Cela ne m’intéresserait pas. En tant qu’être humain, nous avons une cohérence, immense, inconsciente. C’est ça que je laisse se faire dans le roman. L’inconscient doit pouvoir affleurer. Ce sont les mots qui donnent forme aux grands soubassements. Il m’arrive d’écrire des passages, je sais qu’ils ne sont pas bons mais ils servent à combler un vide en attendant de trouver la suite cohérente du texte. La cohérence va venir de l’écriture. Ce n’est pas la peine de la vouloir. Elle va s’exprimer par le langage des mots. Il y a quelque chose d’organique dans le roman. Pour Les insurrections singulières , j’ai fait une recherche et j’ai découvert que Monlevade, la ville du Brésil, a pris le nom d’un pionnier français qui a choisi d’implanter sur place une usine sidérurgique à la fin du XIX e siècle. La question du Brésil, je l’avais posée aux ouvriers d’Arcelor Mittal. Leur réponse avait été : partir au Brésil, non. De toute façon, nous ne leur en voulons pas. Chacun doit pouvoir avoir un travail pour vivre. Une belle leçon de dignité et de générosité humaine. Par contre, Antoine, dans sa cohérence d’ouvrier, doit partir au Brésil. C’est mon évidence pour ce personnage. Comme sa fuite à moto, la rencontre avec le petit garçon et son chien et celle de Marcel. Le personnage de Marcel, la manière qu’il se dit, vient de la rencontre avec un ouvrier âgé aux « ateliers de parole » organisés par l’Association La Forge pour les ouvriers d’Arcelor Mittal et de l’expérience de ma mère, ouvrière à 13 ans. Voilà l’exemple de ma manière d’édifier un roman. Le roman ne me permet pas de résoudre, mais il me donne les moyens d’explorer chaque facette de la question. Quand j’écris, je ne sais pas où vont mes personnages. Ecrire, c’est mener une aventure avec moi-même . »
La femme est au cœur des textes de Jeanne Benameur. Arc-en-ciel de situations dans un ciel d’âges. Selon le texte ou le roman elle est enfant, adolescente, jeune femme, amante, mère. L’autobiographie affleure-t-elle ici où là ? En certains romans probablement. L’essentiel est que toutes ces femmes « se disent » à travers son propre questionnement, nourri de son expérience personnelle. « Je pense qu’on piétine dans l’histoire des femmes. Les femmes étaient en chemin. Nous sommes à l’arrêt. La femme est porteuse de peur depuis toujours. Elle a cette puissance dans le corps de mettre au monde. C’est à la fois fascinant et effrayant. Il y a chez les hommes un besoin de maîtriser les femmes : sensibles, avec une écriture féminine… L’écriture intellectuelle se veut mas- culine. Cela explique ma colère. Le religieux est dicté par l’homme. C’est une manière de maîtriser le corps de la femme. La femme a été un objet sexuel. On veut nous reconsidérer ainsi. Aujourd’hui, nombre de jeunes filles ont la chance d’accéder à la littérature. J’ajoute que la spiritualité ne doit pas être réservée aux religieux. Je peux sentir à l’intérieur de moi ce qu’est l’esprit sans passer par le dogme. C’est une vraie liberté contraire au retour à un contrôle qu’on veut nous imposer. »
Parmi tous les thèmes abordés, tous les questionnements proposés, il en est un universel, abordé par Antoine dans Les insurrections singulières : celui de la vie, de notre existence. Le parcours littéraire de Jeanne Benameur est tout entier porté par cette préoccupation. « J’accepte qu’il n’y ait pas de réponse à la question : pourquoi vit-on ? Par contre ma question est : comment vit-on ? Je suis née, mais j’ai le choix de vivre ou pas. C’est une liberté. La littérature peut permettre de m’apporter des précisions. Des réponses nous sont données par des philosophes, certes, mais comment on élabore sa propre question, voilà pour moi à quoi sert la littérature. Dans la chaîne des êtres humains, voilà mon rôle. »
incertain regard – N°12 – Mai 2016 : Entretien avec Jeanne Benameur
par Martine Gouaux
A plusieurs reprises vous avez parlé de respiration, de vide, de silence, ce sont exactement des termes, des temps que l’on se donne dans la pratique du yoga.
J’ai commencé le yoga il y a plus de trente ans, c’est une pratique quotidienne. Dans le yoga il y a une forme de méditation, mais la méditation pour elle-même qui est un peu autre chose, je ne la pratique que depuis quelques années. A certains moments, c’est une écriture méditative qui se donne. Je reçois beaucoup de courriers de lecteurs qui disent se poser quand ils lisent… ça leur fait du bien et, du coup, ils repartent dans leur vie avec quelque chose d’apaisé, de joyeux aussi… c’est comme s’ils disaient « on y va !… dans la vie » ! La littérature questionne ce que c’est que vivre à travers des histoires, à travers le roman qui est un lieu extraordinaire de liberté.
Je suis aussi passée par la psychanalyse, c’est un travail important pour moi. Il a duré son temps, comme toutes les analyses ! Et puis, je n’ai pas choisi ensuite d’être analyste. Je participe par contre, à des séminaires de camarades psychanalystes pour apporter ce que je peux en parlant de la création littéraire… qui est mon lieu.
Dans Les Demeurées, on sent un inconscient très puissant et, ce que je trouve très intéressant c’est qu’il n’y a aucun terme de psychologie ou de psychanalyse, ce n’est que langage du corps… ou les légumes qui cuisent, le tablier pour la Varienne, la dent de lait pour Luce… c’est ça qui représente les personnages.
Oui parce que je suis du côté de la littérature et pas de la psychanalyse. La psychanalyse a été un travail intéressant pour oser me mettre en aventure. Il y a des gens qui me disent qu’écrire c’est comme une psychanalyse, moi je leur dis, non ! La psychanalyse, il faut qu’elle ait lieu avant. Quand je travaille, je travaille dans la langue, c’est là que ça se passe. C’est le rapport du corps, à la langue, au silence qui m’intéresse. Ce que je désire dans mon travail c’est que le texte soit accessible à tout un chacun. Il n’y a aucune raison que la complexité ne soit pas accessible. La littérature est un lieu où on va plonger dans la complexité humaine. Ma mère était ma première lectrice, elle qui était fille d’émigrés italiens et n’avait que le certificat d’étude, mais à une époque où cela représentait beaucoup. Si je la voyais tiquer un peu, je me disais que quelque chose n’allait pas, que je n’étais pas assez libre ou pas assez simple. La simplicité ça se travaille. Parfois, on a des phrases qui peuvent venir, que l’on peut trouver belles, mais elles ne sont pas justes. Maintenant ma mère est morte, mais je travaille toujours sur cette ligne. La plus grande complexité doit pouvoir être lue.
Pouvez-vous nous parler des différentes étapes par lesquelles vous passez, quand vous écrivez… comment arrivez-vous à ce qui sera publiable ?
Que voulez-vous savoir ? (sourire)
Pour Les Demeurées par exemple, comment arrivez-vous aux mots justes, à ceux qui vous plaisent, ceux qui conviennent et que vous allez garder ?
En ce moment, il se passe avec un texte que je suis en train d’écrire, la même chose qu’avec Les Demeurées. Cela fait peut-être dix ans qu’il travaille à l’intérieur, que j’ai juste quelque chose de ténu, par rapport à un enfant*. Évidemment cet enfant n’existe pas… Je serais bien incapable de vous dire les étapes de travail, là. Mais c’est ça le plus grand travail, en réalité. A partir du moment où je me mets à ma table, je l’ai fait début janvier, j’ai l’impression que les trois-quarts du travail sont déjà faits. Quand le texte arrive, je ne sais pourtant pas ce que je vais écrire, je sais juste que je suis dans l’état où je peux écrire… C’est pour cela que je veux une vie très ouverte, parce qu’il faut que je puisse écrire au moment où j’en ai besoin. Ce n’est donc pas le moment d’avoir un rendez-vous ou de devoir parler en public.
Donc le texte arrive… je travaille plutôt le matin… je commence la journée avec du yoga, de la méditation, mais parfois c’est l’écriture qui va être une forme de méditation, qui va s’imposer tout de suite. Je n’ai pas de rituel, j’essaie de faire ce que je sens… et je retravaille beaucoup… Par exemple en ce moment, dans ce que j’écris, c’est curieux, il y a des passages qui se donnent extrêmement travaillés… je n’y touche pas, je fais confiance au fait qu’ensuite, à la relecture, ça va bouger. D’une façon générale j’enlève beaucoup, je trouve que l’on écrit trop.
* Il s’agit du petit Elias avec son chien dans Les insurrections singulières.
Un mot concentre beaucoup de sens
Parce qu’un mot a sa vibration, c’est la puissance du langage, ça c’est ce que les gens appellent l’écriture poétique… c’est quand on sent bien la densité, la vibration d’un mot. Si le mot est bon les gens le sentent.
Pour Les Demeurées il y a eu un re-travail qui a été jubilatoire ! Une fois que tout a été écrit, un ami d’écriture a lu mon texte, il le trouvait intéressant mais n’arrivait pas à trouver ce qui n’était pas juste. Il ne me plaisait pas non plus. Au bout de deux heures nous n’avions rien trouvé mais ça m’a mise en route. Quand je suis rentrée à la maison, j’ai compris que j’écrivais mes trois personnages de la même façon : Luce, La Varienne et Mademoiselle Solange. C’était impossible car elles n’avaient pas la même façon de sentir le monde. Alors j’ai retravaillé La Varienne en me disant : comment elle vit ? Elle vit en voyant une chose, puis en entendant une chose, elle ne fait pas de lien. Ce sont des phrases juxtaposées qu’il faut, puisque dans sa tête ça se passe comme ça. Le monde est, pour elle, une sorte de kaléidoscope.
Mademoiselle Solange elle, elle fait les subordinations, elle est capable de dire : parce qu’il pleut je prends mon parapluie. Et donc j’ai repris le texte en me disant : c’est comme ça que l’on va entrer à l’intérieur de chacun des personnages.
Quant à Luce, elle vit avec des obligations, elle est prise dans les « il faut » de la mère, elle est dans l’impersonnel qu’elle quitte petit à petit lorsqu’elle rentre dans le langage. Elle est dans le mode impersonnel.
Donc j’ai travaillé les trois personnages de cette façon-là, et j’espère bien que personne ne le voit, parce que c’est mon travail, celui de l’écrivain, de faire en sorte que le lecteur puisse être accueilli sans avoir à réfléchir. La pensée du lecteur va pouvoir se faire ensuite tranquillement à l’intérieur du texte.
Voilà ! Cela vous donne les étapes de mon travail.
Cela fait quinze ans que Les Demeurées est sorti, je pense que j’ai beaucoup travaillé depuis, ce qui fait que le texte qui va arriver maintenant ne tombera pas dans ce défaut-là en écriture première. Il est déjà travaillé mais il y aura, j’imagine, encore beaucoup à faire. Pour l’instant, je ne sais pas comment ça va se passer pour l’enfant dans ce nouveau texte… je verrai à la fin !
Avant la fin de l’entretien j’aimerais que vous nous parliez de vos références philosophiques, de celles qui vous ont formée. Elles peuvent être silencieuses mais elles opèrent tout de même.
Quand j’étais jeune j’ai fait des études de lettres et j’ai continué avec la philosophie, ça m’intéressait, c’était juste pour moi. Mes parents n’étaient pas ouverts à l’art mais j’ai découvert l’histoire de l’art, ils n’étaient pas non plus des lecteurs, il n’y avait pas de bibliothèque à la maison. Ces choses là se sont faites au fil du temps et je m’en suis donné le droit. J’ai fait aussi un conservatoire de chant, du théâtre pendant des années, pour découvrir que je n’aimais pas être sur scène, même si ça marchait bien. Ce n’est pas mon lieu. J’ai fait aussi de la danse.
Bien sûr que toutes ces choses là accompagnent ma vie, mais c’est l’écriture qui a… pris le centre de mon travail. Aujourd’hui, je suis à un point où je redécouvre… c’est à dire que je pratique la peinture. Cela m’est possible parce qu’il y a eu un long processus d’intégration, d’incorporation. Je lis, par exemple en ce moment, avec un bonheur total, Jean-François Billeter, il publie chez Allia. Voilà un homme qui a dépassé le stade de la philosophie. J’étais ce matin en train de le lire, il parle de l’importance du corps… et je me dis : il faut que je lui écrive, qu’on ait une correspondance… Il a bien compris que la pensée c’est du corps, c’est notre corps qui pense, et il parle de l’arrêt, de l’immobilité, du silence, pour pouvoir entrer là-dedans.
Avant, quand j’étais jeune, j’étais plutôt du côté de… Kant. Il parle de l’intuition intellectuelle pour dire que l’être humain ne peut pas y accéder. C’était une question très importante, très forte pour moi. Mais je me disais : « pourquoi croit-il qu’on ne peut pas y accéder ? ». Aujourd’hui, je pense que ce que je fais… ou quelqu’un comme Billeter… sa façon de penser la pensée, c’est ça l’intuition intellectuelle !
J’ai lu Hannah Arendt, elle fait partie de mes grandes lectures, Platon et d’autres… et aussi Montaigne, qui est un grand philosophe, vraiment. Et quand je lis Virginia Woolf qui est quand même pour moi une « grande chérie », en tant que lectrice, c’est une philosophe. La philosophie n’est pas que dans les livres de philo, la vraie philosophie est partout, là où on la met en acte. On peut la trouver bien sûr, dans la littérature.
Quelqu’un comme John Berger, je ne le dirai jamais assez, lisez John Berger ! Voilà quelqu’un qui, encore, est un contemporain, qui vit, et que plein de gens ne connaissent pas… même des libraires ! Il a une carrière d’écriture derrière lui qui est magnifique et c’est un penseur d’aujourd’hui. Il a un engagement très important. Il a aussi tout un travail sur la peinture, il a été peintre, il l’est encore.
Avec Yves, son fils (qui est peintre aussi), on a fait à Arles l’année dernière un week-end de spiritualité laïque. John n’a pas pu venir, mais avec Yves on a vraiment eu de belles conversations. Avant de nous séparer je voudrais vous parler d’Alexandre Hollan. C’est un peintre qui compte beaucoup pour moi, son travail m’accompagne depuis des années. Je parle de lui dans Les insurrections singulières*. Il a publié son journal Je suis ce que je vois (éditions Le temps qu’il fait) qui est un livre de réflexions sur ce qu’est l’acte créateur. C’est à mon sens un écrit philosophique. Il expose en ce moment à la galerie La Forest Divonne jusqu’au 30 avril. Ca vaut le coup ! Il introduit la couleur, il va vers l’épure !… Je suis curieuse d’aller voir son travail… j’y vais demain !
Page 108 : il s’agit d’une toile intitulée “ Vie Silencieuse ”. Jeanne Benameur fait parler Marcel : « j’aime bien m’installer ici quelques fois et juste la contempler, c’est une façon de me vider de tout, de réfléchir tranquillement. Quand je sors d’ici je sais toujours ce que je dois faire ou pas ».