incertain regard – N°18 – Eté 2019
Rencontre avec Christian Tell
par Véronique Forensi et Martine Gouaux
Christian Tell
Chercheur instinctif, passionné.
Les sens en éveil, à l’écoute de ce qui peut l’inspirer. Tout peut être rencontre, à l’origine d’un tableau ou d’une sculpture. En prise avec ce qui l’entoure, il met l’accent sur ce qu’il ressent et joue avec les matériaux pour dialoguer avec nous.
« Je n’ai jamais écrit mais toujours dessiné »
C’est au cœur du vieux village de Vauréal dans un magnifique corps de ferme de 2 500 m2 totalement rénové, que se situe la Cour des Arts, lieu dédié à l’artisanat d’art, aux arts plastiques, au partage de savoir-faire originaux et de produits uniques, c’est en ce lieu particulier que nous rendons visite à Christian Tell qui nous reçoit dans son atelier.
La configuration de l’atelier, sous les combles avec de larges baies apportant la lumière naturelle, permet à l’artiste d’occuper pleinement l’espace… Mais en ce lieu point de chevalet…
Christian Tell : Comme j’utilise du bitume qui est pâteux, je peins à plat. Il me faut énormément de place.
Véronique Forensi : Comment vous est venue l’idée d’utiliser le bitume ?
CT : Je suis allé voir l’exposition Soulages au Centre Pompidou, j’ai acheté le catalogue, au détour d’une page j’ai vu la photo de son atelier où des vitres étaient « réparées » avec du bitume. En fait, c’est cette photo qui a été mon point de départ… même pas les œuvres de Soulages (qui est au nombre des maîtres que j’admire) !
Cela fait quatre ans que j’ai commencé à utiliser cette matière et ça évolue toujours d’année en année.
VF : Vous êtes artiste peintre depuis quand ?
CT : Je peins depuis toujours. Quand j’étais petit, au lieu d’écrire à mon grand-père, je lui envoyais des dessins. J’ai appris les règles académiques au sein de l’association l’Atelier d’Art André-Langlais à Conflans-Sainte-Honorine ; j’ai exposé très jeune (17 ans), trop jeune certainement, du figuratif. Ensuite jusqu’à 30 ans je n’ai plus fait d’expo. En 1998, j’ai fait une copie du Christ au tombeau d’Holbein, une peinture à l’huile, j’y ai travaillé quatre mois d’affilée. Je suis allé au bout du travail académique, c’est à ce moment-là que j’ai décidé de changer de technique mais sans savoir laquelle.
Après ce Christ je suis passé à l’abstrait mais pendant deux ans, ça n’allait pas techniquement, ce n’était pas abouti. Il m’a fallu deux ans pour « voir » ce que je faisais, et atteindre ce que je « voulais faire ». Dans l’avenir j’aimerais peindre des paysages à nouveau figuratifs à l’aide des techniques que j’utilise aujourd’hui, j’aime les paysages des maîtres anglais. Sur mon site, depuis l’année 2000, on voit que chaque année amène quelque chose, je souhaite partager ma progression.
Dernièrement je me suis mis à utiliser du feutre de jardin, c’est intéressant, la lumière passe un peu à travers. Comme pour les autres supports, je l’enduis de bitume où je projette ensuite du béton au grain très fin et qui sèche très vite, ensuite viennent le gesso et la gouache. Les matériaux utilisés ne me permettent pas de revenir dessus, la peinture doit être finie dans la journée.
Véronique Forensi / Martine Gouaux : Quel est votre processus créatif ? Vous dites souvent que vous n’avez « pas de projet préconçu », vous soulignez l’importance du « ressenti ». Peut-on parler d’une forme de méditation devant les matériaux ? Y a-t-il un va-et-vient entre la matière et votre état intérieur ?
CT : Non, ce n’est pas une méditation. Il n’y a pas de va-et-vient. Tout peut être source d’inspiration, le détail d’une peinture à Knossos en Crète, un reflet dans l’eau, une personne… j’observe tout. Quand je peins ou je sculpte, je suis « habité ».
VF : Comment êtes-vous parvenu à la sculpture ?
CT : Cela fait deux ans que je fais de la sculpture. J’étais en vacances, « j’avais pas apporté mes peintoches », alors avec un bout de fil de fer j’ai fait un taureau (présent sur mon site)… La finition, comme pour les tableaux, je la fais avec du tissu, du bitume et du béton. La patine, c’est plus long, il faut plusieurs couches. Dans l’avenir je voudrais faire de grandes sculptures mais légères, pour l’instant je suis en recherche de « solution ».
MG : Pour vous, que viennent résoudre les matières et les couleurs que vous utilisez ?
CT : Les matériaux que j’utilise on les trouve partout. Pour faire quelque chose je n’ai pas besoin de beaucoup de moyens.
MG : D’où viennent les noms que vous donnez à vos tableaux ?
CT : Ils n’ont rien à voir avec l’oeuvre, c’est simplement plus pratique quand je dois les retrouver et les identifier. Pour savoir de quel tableau on parle il vaut mieux le nommer. Ils ont des noms à consonance indienne ou japonisante, des noms un peu déformés. Il y a longtemps je suis allé en Inde…
VF : Les voyages occupent-ils une place importante dans votre vie ?
CT : A seize ans j’ai fait Taverny – Saint-Malo à mobylette ! (Il en rit.) Et puis, je suis allé en Inde, au départ j’avais même le projet d’y aller en stop ! C’était pour rencontrer des gens, être dépaysé. Aujourd’hui, je peux être dépaysé à 200 mètres d’ici ! Ma recherche c’est d’être bien dans mes pompes, ce qui compte c’est d’être dans le présent. Je me lève souvent très tôt, je suis à 100% dans le présent.
MG : Que retirez-vous de votre participation à la création de « livres pauvres » en novembre 2018 à la bibliothèque d’Achères ?
CT : Je n’avais pas fait de petits formats depuis très longtemps, impossible de me préparer, j’étais inquiet. Ce n’est que 48 heures avant que j’ai trouvé (acheter des feutres entre autres). C’est la première fois que je participais à ce genre d’événement, ça m’a beaucoup intéressé, et d’ailleurs cet événement est à l’origine d’une idée de création future sur l’Ile Nancy à Andrésy qui j’espère se réalisera.
MG : Que pensez-vous du marché de l’art ?
CT : Une grande part des artistes (95%) ne sont pas à la hauteur des prix pratiqués.
Le problème c’est que le marché de l’art, comme la bourse, est basé sur l’argent. J’ai en tête, l’artiste Robert Combas – un artiste que j’aime bien – certaines de ses toiles ont atteint 100 000 francs il y a 20 ou 30 ans, aujourd’hui elles en valent 30 000 (en francs). Je ne ferai jamais partie du marché de l’art et je « m’en fous », c’est un circuit fermé qui ne touche que très peu de personnes… Les prix sont tellement hauts qu’il n’y a plus de contact avec la réalité.
Je vends mais ce n’est pas suffisant pour en vivre, j’ai un métier à côté… Je fais de la menuiserie de jardin sur mesure, nous ne sommes plus que deux artisans en France ; aujourd’hui je garde 50% de mon temps pour mon activité professionnelle, il faut que je reste au contact du Monde Réel pour être dans le Présent.