incertain regard – N°19 – Hiver 2020
Rencontre avec Isabelle Dansin
par Ronda Lewis
Lorsque l’on voit un tableau d’Isabelle Dansin à Auvers-sur-Oise, on remarque tout de suite une légèreté et un sens du souffle. Intellectuellement, on sait que le tableau est immobile, mais on ne serait pas surpris par un vacillement, une idée de mouvement… et j’avais hâte de rencontrer l’artiste. Rue de Montcel. Quand je suis arrivée dans son atelier dans les hauteurs de la ville, les anciens immeubles tout au long de la rue, Isabelle a dû m’attendre devant son portail presque inaperçu parmi les hauts murs en pierres et briques. Le premier pas dans le petit jardin et on se retrouve dans un monde végétal aux nuances variées de vert illuminé par une lumière tamisée. Lierre, prêle, bambou, ce petit jardin offre un lieu apaisant propice à la méditation – et la peinture, bien sûr. Quelques pas et on se trouve à l’intérieur de son atelier, propre, rangé, avec une table couverte de pots de pinceaux de toutes sortes, des boites pleines de papiers, des tableaux rangés sur le côté. La pièce est petite, mais l’air, comme la lumière, y circule.
Quel est l’impact du lieu sur votre travail d’artiste ?
Ici, c’est très agréable. C’est un bon atelier, avec une grande verrière au nord, ce qui est idéal pour peindre. C’est pourquoi les vitres sont grandes. Elles introduisent une lumière égale, diffuse, et évitent les rayons de soleil du sud qui gênent le travail car ils modifient sans cesse la lumière et les couleurs. J’ai choisi d’habiter Auvers-sur-Oise car j’avais besoin de retrouver un environnement proche de la nature. Tout est beau à Auvers, dans le Vexin : la roche blanche qui devient dorée sous la pluie, les forêts, les champs, la rivière, la lumière…
Je suis impressionnée par le nombre de pots de pinceaux, il y en a même suspendus à la fenêtre… Ce sont des pinceaux de calligraphie ?
Ces pinceaux-là, ils font partie d’une collection. J’ai des pinceaux de toutes sortes, chacun laisse une trace particulière.
J’aime travailler essentiellement sur papier. C’est un matériau modeste, un partenaire. Mon préféré actuellement est le papier kraft brun, couleur terre. Je peins avec des ocres (ocre jaune, ocre rouge, ocre orangé), des bleus, couleurs de ciel et d’eau, des blancs et des noirs, la lumière et l’ombre. A l’origine, ces couleurs étaient faites avec des pigments naturels. Aujourd’hui ils sont synthétiques, mais elles évoquent toujours un univers naturel. Elles reposent le regard et conduisent à un état méditatif.
Chaque papier réagit à sa manière. Certains absorbent, d’autres repoussent la peinture, ils se déchirent, se délitent, résistent. Une fois satisfaite de ma peinture, je la maroufle (colle) sur une toile.
Cette technique vous permet de travailler sur le « plein » et le « vide », ce que je remarque dans vos tableaux.
Avec le thème des forêts j’ai voulu représenter le visible et l’invisible. Ce que j’aime chez le végétal c’est son énergie vitale. Ce désir de croître, de se développer. Et c’est pourquoi, pendant assez longtemps, j’ai travaillé sur le thème de l’arbre dans sa totalité. Parce que l’arbre, il est comme nous, humain. Il est planté, il a des racines, il aspire à grandir, et il grandit à la fois à l’horizontale et à la verticale.
Quand nous nous promenons dans une forêt, l’on se dit « là, je suis bien, il y a quelque chose. » Ce quelque chose j’ai eu envie de le représenter. Il a pris la forme d’un visage de profil prolongé d’une chevelure ondoyante et d’un corps d’écailles, plumes, feuillage.
Ces présences sont représentées dans une bande qui dialogue avec la pièce principale de feuillage. Elles sont des êtres en métamorphose. D’autres présences habitent ces forêts : des animaux comme des chiens, loups, dragons, oiseaux… Je vois la symbolisation d’une présence invisible dans les lieux. Tous ces êtres sont plutôt bienveillants. L’important est que le regardeur imagine sa propre histoire.
Vous avez parlé de l’énergie végétale. Quand je regarde ce tableau, je ressens une ouverture dans l’espace, prête à grandir, au moins « bouger ». Le monde végétal a une grâce dynamique que l’on peut voir chez l’animal.
Le sujet de ce tableau est un feuillage de figuier. J’ai beaucoup observé ces feuilles. Elles ont toutes une courbure, une direction différente. J’ai supprimé les troncs et branches, et le feuillage a pris son envol, donnant une impression de mouvement, comme si elles voulaient s’envoler. Quand je le regardais, j’avais vraiment l’impression d’oiseaux, quelque chose de joyeux qui se décrochait de l’arbre et qui gagnait le ciel. C’est pourquoi je l’appelle « buisson d’oiseaux». Il y a du mouvement, du souffle, car pour moi, la vie est mouvement. C’est quelque chose que je retrouve quand je pratique le qi gong.
Intéressant. Je vois maintenant comment la peinture peut exprimer quelque chose que nous ne voyons pas, mais ressentons. Vos tableaux offrent une vision multiple mais synthétique. Pouvez-vous expliquer comment vous construisez ces scènes ?
Il y a quelques années, j’assemblais plusieurs toiles. Aujourd’hui je préfère assembler plusieurs images dans un tableau. Cet assemblage donne une vision à facettes du sujet, plusieurs points de vue. Chaque petite image complète la grande, comme dans un retable. On trouve le sujet principal encadré de plus petits qui accompagnent et développent la narration.
Dans mon travail la grande image est le plus souvent un feuillage et les petites des bandes où sont représentées des « présences » à profils humains ou représentations animales. Alechinsky1 appelle ces bandes : « marginales ».
Et sur d’autres tableaux, une importance est donnée à l’écriture. Elle n’est pas du monde végétal, pourtant elle semble organique. Quel est le rapport entre le végétal et la culture humaine, et quelles sont vos inspirations ?
Je dirais que cela va de l’enluminure du Moyen Age, en passant par Matisse, pour aller vers les Aborigènes d’Australie.
Alors, l’écriture a commencé avec le thème des Astres. Ces planètes me faisaient penser aux cartes du Moyen Age. Quand les peintres représentaient des mondes à découvrir, terra incognita, il y avait des personnages, des animaux, toutes sortes d’êtres hybrides et des écritures souvent illisibles pour nous. J’ai représenté les astres comme des cartes. Sur ces cartographies, les planètes sont devenues : astre voyageur. Séléné. J’ai introduit des écritures illisibles, j’utilise des signes que j’ai plaisir à tracer (c’est méditatif). Ils sont inspirés de toutes les écritures que j’ai pu voir. Puis, cela m’évoque une musique. Une voix venue du fond des âges qui conte l’histoire d’un peuple, une épopée comme celle de Gilgamesh.
La surface plate m’a toujours intriguée, l’art d’exprimer en profondeur sur une surface en deux dimensions. Comment approchez-vous ce moment de création ?
Vous parlez du volume que l’on représente avec la perspective, de l’ombre et de la lumière. Cela a été développé à partir de la Renaissance. Je suis peu intéressée par la perspective. Je n’y pense pas. Je juxtapose et enchevêtre les couleurs claires et foncées. Cela crée une profondeur, et cela me suffit.
Nous avons continué notre discussion sur l’art et l’expression, autour d’une tasse de thé vert avec une perspective qui surplombait l’Oise et le ciel gris-bleu de l’hiver.
1 Pierre Alechinsky : membre fondateur du groupe Cobra, peintre et graveur