CHAMBAZ Bernard

incertain regard – N°15 – Novembre 2017Rencontre avec Bernard Chambaz

par Catherine Champolion

Rendez-vous dans un café de la rue Censier : portera-t-il comme en 2008 lors d’une soirée littéraire à la bibliothèque, le maillot rose, souvenir de son Giro en solitaire ?
Le sourire bouleverse le visage.
« C’est curieux que vous posiez cette question, j’accorde importance aux vêtements quand je les choisis. Voyez-vous ce tricot je l’ai acheté en Italie ».
Cela l’emmène immédiatement vers Jack London et le récit romanesque qu’il prépare autour de l’écrivain. Il faudra attendre la parution en septembre 2018 pour en savoir plus sur ces histoires de tissus et de vêtements et bien sûr, son approche de Jack London.

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Le rose du maillot digresse vers « rose », qui pour nous, Français, évoque inévitablement une couleur, une fleur, des sensations multiples. Le détour ne va pas jusqu’au « rosa rosa rosam » qu’on rencontre dans Italiques deux et d’autres mais nous mène jusqu’aux vers des derniers poèmes de Verlaine…

Il prend soin de me donner une totale liberté pour transcrire ses propos tout en se méfiant de l’exercice ou plutôt de celui qui consiste pour un écrivain à trop parler, à trop rencontrer ses lecteurs. Un écrivain écrit.

Dans une œuvre si dense je lui précise avoir choisi quatre étapes pour l’entretien, quatre lectures, celles d’Italiques deux, Des nuagesGhetto et 17.

Vous arpentez la terre. Il y a un rapport physique, très concret. On pourrait presque voir l’empreinte de vos pas. Il y a aussi une sensualité omniprésente incarnée le plus souvent par Anne, votre épouse, dédicataire de presque tous vos livres, ainsi dès Italiques deux :

Olympie : la douceur.
La colline est d’une limpidité exemplaire. Le jour s’écoule amoureusement, comme le fleuve Alphée. Le temps semble ici une donnée quasi matérielle (ciel de miel, arbre dorien, corps magnifié). Il est midi. Je vois les limites de l’enclos sacré, Anne, très droite, presque nue dans ce surcroît de lumière, avançant entre les colonnes d’Héra et chassant le soleil d’un simple renversement du cou1.

_ « Oui, les sensations sont un mot clé en littérature. Sensations physiques, visuelles, olfactives. Sensations, sentiments, leurs champs se chevauchent et c’est à cet endroit qu’est l’intérêt littéraire. J’aime aussi cette idée d’empreinte sur le sol qui renvoie au mythe de la fécondité, de la paternité. Courir donc, ébranler la terre comme dans les mythes de fécondité. Arrêter le char et enlever la déesse2(…). Je peux même dire que le paysage est une forme du poème. Mon rapport au paysage et au voyage est très important. Nous avons décidé, jeunes avec ma femme, de construire notre vie autour des voyages, ce qui nous a ouvert les musées, permis de contempler paysages et peintures. J’ai donc une bonne connaissance de la peinture classique à laquelle je me réfère souvent.
Ainsi mon dernier livre Le dernier tableau3 est une commande d’une éditrice du Seuil. L’idée est d’écrire sur le dernier tableau peint par 100 peintres. Donc 100 tableaux, de Simone Martini, nom qui me touche, à Zao Wou-Ki, en passant par Hopper, en neuf chapitres, sans ordre chronologique. Le dernier tableau peint en dit beaucoup sur les circonstances de la mort de l’artiste. C’est aussi un travail d’enquête, de recherche pour savoir lequel a été ce dernier tableau. »

Vos voyages font preuve d’une grande variété, d’un éclectisme, même si on y perçoit les deux anciens « blocs ».

_ « Peut-être, mais je préfère le mot éventail. J’ai plus souvent malgré tout voyagé aux Etats-Unis et sur le continent américain. L’URSS, si par bloc vous entendez cette ancienne partition du monde, j’y suis allé adolescent et puis plus du tout. L’Italie a pris beaucoup de place et de temps. Je ne suis retourné qu’assez récemment à l’est et effectivement c’est l’objet de l’extrait que je vous ai donné4. Je pense publier un récit de voyage russe en Oural en 2020. Et puis le paysage c’est l’expérience du vélo et pas seulement la contemplation, c’est être dedans tout à fait réellement et l’on retrouve la question des sensations. A vélo je fais partie du paysage. J’ai par ailleurs une grande admiration pour les récits de voyage, comme Le Voyage en Egypte de Flaubert et Maxime Du Camp, pour autant je ne suis pas un écrivain voyageur, cette appellation, dénomination ou catégorie ne me convient pas. Il y a d’abord la littérature. On peut voyager sans désir ou talent d’écriture et inversement, bien sûr, ne jamais sortir de sa chambre et faire œuvre d’écriture. »

Dans les paysages, vous placez au premier rang d’entre eux, par ordre d’apparition, les nuages qu’on aperçoit, dites-vous, du landau5.

_ « Oui, les nuages : à la fois une évidence et une belle supposition. J’aurais aimé donner le titre : L’obscurcie, à & le plus grand poème par-dessus bord jeté6, mot qui n’existe pas dans notre langue mais l’ami et éditeur Mathieu Bénezet n’aimait pas ce titre. Je me suis pourtant attardé à ce mot que vous semblez croire, vous aussi, exister mais je vous assure que non. « Eclaircie » existe mais pas le nom « obscurcie ». Alors j’ai poussé la réflexion et me suis dit que ce mot inventé me correspondait. L’éclaircie, c’est une lumière dans un ensemble sombre. L’obscurcie, on pourrait dire que c’est l’inverse : un nuage dans un ciel bleu. Je me reconnais dans cette définition de mon existence, de ma vision poétique : du sombre apparu dans du clair. »

I

Bernard Chambaz est aussi un historien qui aime la géographie telle qu’on l’enseignait jusqu’aux années 70 : cartes, repères, comme les dates en histoire. Son écriture répond à ce double questionnement de la vie et du monde, en restitue l’expérience. A la mythologie, la référence est permanente. Jean-Pierre Vernant, qu’il a aimé comme homme, savant et écrivain mais aussi Jacqueline de Romilly. Et ce sont Hector, Achille et Patrocle, les asphodèles et la prairie d’Enna qui traversent poèmes et récits.
Nous parlons de 177, livre paru en 2017, dix-sept vies brèves qui ont en fait des renommées et des durées inégales. De Pocahontas, Jane Austen à Monk, Suzy Delair, sans oublier la transverbération de Sainte-Thérèse et bien sûr Marcel Schwob avec l’obsession des dates, des chiffres et des décomptes. 17, le nombre d’hectares du parc du château de Villequier. Et par 17 c’est une litanie, une variété du monde qui se déroule, un parti pris. On y entend une froide distance, une neutralité voulue comme dans ses lectures à voix haute. 17 est aussi écrit pour la Révolution russe et ce qu’il en reste aujourd’hui, avec il est vrai, une liberté totale dans le choix des vies.

   Si les poètes sont là – dit-on – pour sauver le temps de la frénésie du présent, même s’ils s’y prennent parfois avec empressement, les historiens n’ont rien à leur envier. Lors de sa leçon inaugurale, prononcée un 17 décembre, Patrick Boucheron s’est placé sous le sceau auroral de cette « douceur inflexible » qui vient étrangement de Victor Cousin. La jeunesse nous oblige, il est vrai, c’est une raison supplémentaire de ne pas décevoir nos souvenirs d’enfance et le moment rêvé de me remémorer les parties de billes où je plumais avec une joie vengeresse un cousin dont on me rebattait les oreilles parce qu’il savait par cœur la table des 17, une inoubliable série pourtant – 17/34/51/68/85/102/119/136/153/170 – où le chiffre 7 était le seul qu’on ne retrouvait pas, une suite qui brillait comme un diamant noir. Qu’il n’y ait pas de fin de l’histoire, et pas davantage de finalité, c’est déjà ce que murmurait Pasternak8.

Dans le dernier volet de la trilogie Mes disparitionsGhetto9, Bernard Chambaz évoque son père. En ne réglant aucun compte, il écrit sur lui entre gratitude, tendresse, humour, mystère et regrets, offre au député des tailleurs et des doreurs une dernière promenade dans Paris :

   Et nous voici déambulant une fin d’après-midi sur son vieux vélo violet à trois vitesses, moi devant, lui derrière, les jambes repliées pour ne pas toucher le sol, regardant de tous nos yeux, sans un mot car on s’en dispense très bien, empiétant sur la soirée, persévérant quand les lumières de la nuit gagnent la partie, descendant de vélo pour boire un café dans un bistrot et mâcher un chewing-gum sous la grosse boule sombre d’un arbre, repartant presque aussitôt, ne nous arrêtant pas car je sais et il se doute que ce sera notre dernière balade, poussant plus loin vers la place des Fêtes puis jusqu’aux boulevards de ceinture pour un tour entier, d’abord dans le sens des aiguilles d’une montre puis dans le sens inverse car le paysage se présente autrement, observant une pause au palais des Sports de la porte de Versailles, une autre à la Villette, écoutant les notes de musique monter au-dessus des abattoirs10 (…).

A ma question de la présence du père, il répond qu’il a écrit comme un fils, puis comme un père et écrit maintenant comme un grand-père assumant ainsi une filiation, sans s’y attarder. Juste une précision : Michel Deguy, son professeur de philosophie au lycée « l’a retiré de l’attraction de la planète Aragon ».
Il me dit qu’il aurait fait de Desnos, Du Bellay, Verlaine un copain, Williams aussi, Pound lui posant un problème, évidemment. J’y entends presque un langage de lycéen, qui correspond à une jeunesse de l’allure, une vitalité, une façon de lier l’activité physique et cérébrale,

(…) Ecrire, du mieux possible. Rouler, de longues étapes sous une chaleur propédeutique. Nager en contrebas de l’Olympe, comme si c’était Volos ou Kalamata, brasser une eau qui paraît froide (Ménon), puis courir vers la cabane où une rangée de poissons (rougets) achèvent leur destin. Plus tard, je joue au football avec des gars qui se nomment tous, à la brésilienne, Socratès, et pour qui je suis gallos, le coq, fin de l’histoire11.

Son écriture, à mon sens, relève les défis que lancent la vie intime et l’histoire : douceur, douleur, vision du monde, sans l’illusion de résoudre ou de consoler.
Je lui demande inévitablement quel regard il porte sur son œuvre, son classement, casse-tête des éditeurs et des bibliothécaires, son rythme d’édition. Il me dit avoir un projet mais ne pas savoir s’il verra le jour. Regrouper des récits, poèmes, textes épars, même s’il prend soin de préciser qu’il publie rarement en revue, un peu à la manière d’Olivier Rolin dans Circus qui lui plaît beaucoup. L’occasion aussi de reprendre quelques textes (peut-être Quelle histoire ?12, et aussi les chroniques écrites lors de sa résidence au Red Star) ainsi que cet inédit13 qu’il nous confie, réécriture en prose de poèmes du chant VII du recueil Eté II.
Il dit affoler ses éditeurs, travailler beaucoup, énormément. Ecrire, est, pour lui, physique, harassant. Pour autant il voudrait que son écriture apparaisse limpide et obscure.
S’il récuse le terme de technique d’écriture, il admet une technique et une écriture.

Et surtout un projet et une espérance.
Et c’est bien l’herbe qui pousse par le milieu, dans laquelle on se roule et sur laquelle on s’assoit pour déjeuner, l’herbe dont je ne saurais dire si elle est toujours la même, ou non, plus ou moins verte et haute et tendre. Pour autant, je ne peux consentir à cet alexandrin abrupt en diable – il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent –. L’histoire est comme le poème et la vie – ouverte et dense, forcément imprévisible. J’aimerais à mon tour prôner une certaine lenteur, mais qu’elle soit compatible avec la vitesse, donc ralentir mais comme on ralentit son pouls pour aller plus vite, si on le souhaite, ou pour tempérer sa monture, si on préfère14.

1Italiques deux. Seghers, 1992
2Idem
3Le dernier tableau. Seuil, 2017
4En route pour Vologda, inédit, incertain regard n°15, novembre 2017
5Des nuages. Seuil, 2006
6& le plus grand poème par-dessus bord jeté. Seghers, 1983
717. Seuil, 2017
8Idem
9Ghetto. Seuil, 2010
10Idem
11Italiques deux. Seghers, 1992
12Quelle histoire ?. Seuil, 2001
13En route vers Volodga. Inédit, incertain regard n°15, novembre 2017
1417. Seuil, 2017

incertain regard – N° 15 – Novembre 2017 : Rencontre avec Bernard Chambaz

par Patrick Fourets

« Est-ce que le mot voyage
Va
Pour dire le chemin
Vers là-haut la vallée les cheminées de fée »
(…)1

Commencer ma conversation avec Bernard Chambaz par le mot voyage est pour moi une évidence. Le voyage c’est une bibliothèque d’images – des paysages conservés en mémoire – propre à nourrir la réflexion et l’imaginaire. Il est source même de transcription poétique et justifie la citation de Jean Tortel : « L’homme habite la terre en poète ».

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Le voyage est important dans la vie de Bernard Chambaz, être de mouvements, de défis surtout à bicyclette. Il nous en rapporte des récits nombreux. J’ai eu le plaisir d’en lire un certain nombre, choisis parmi les ouvrages de sa riche bibliographie. Il n’est pas friand du mot œuvre.

Je me suis intéressé à sa poésie car elle affleure ou impose sa présence dans l’ensemble de son œuvre : essais, romans, récits à thèmes (voyages, sport, autres).

Je l’interroge à partir de mes lectures : Entre-tempsEchoirEtéEtc., tout en me rappelant l’obscurcie – clé de compréhension de son travail.

Il me dit avoir fini par abandonner l’écriture du mot « poëme » dans sa variante d’avant 1835. Mais il a pour constante de ne pas mettre de ponctuation. Il utilise l’esperluette régulièrement. Je la perçois comme une enluminure, une richesse visuelle immédiate. Sans aller jusqu’au calligramme, il utilise d’autres mises en forme, participant au plaisir visuel du lecteur. J’y adhère. Elles sont une respiration du poème et parfois un clin d’œil humoristique.

Ainsi les blocs de mots
// « Le poème est aussi dessin
                                                                   bloc de lignes
                                                                   bloc de mots
                                                                   bloc pas forcé
                                                                   ment carré
                                                                                       mais bloc, géométrie improvisée et » //…2

Et les suites de mots attachés :
// « Petitpoèmeamoureux
Pourvoircequeçadonne
Sansdétacherleslettres
Tesyeuxvertbrooklyn » //3

Un écho entre forme et texte :
« il n’y a pas de consolation à attendre
nous sommes inconsolables.
point
à la
ligne
(.) »4

Des vers non achevés :
« Oui, nous cinq devant les mélèzes tout simplement – C’est5 »

Un temps court avant d’aborder Eté et Eté II. Nécessaire pour comprendre l’immense travail des 1001 fragments rassemblés dans ses deux imposants volumes de forme carré à couverture jaune. Bernard Chambaz les a imaginés dans l’esprit de Shéhérazade et dans la forme de Sei Shonagôn – Un besoin ressenti au profond de lui-même dont il a donné explication dans son précédent recueil de poésie : Echoir.

L’écriture s’est étalée sur une période de cinq années, me dit-il, avec une succession de temps de travail et de respiration.

A-t-il eu la tentation de profiter de cette plage d’attente pour enrichir son contenu ? Au contraire, son idée a été d’élaguer le texte.

Les deux volumes paraîtront en 2005 et 2010. Quelle richesse dans ces séquences qui s’articulent autour d’anecdotes, d’ambiances de voyages, de réflexions sur le quotidien et bien sûr de ses proches :
Son épouse :
« Monamourauxyeuxverts »
Et ses enfants :
« (…) pour AnTOIne et CléMeNT
Un poème
Dans le doux style nouveau
Qui déborde mais aujourd’hui
De vi-
Talité
(…) »6

« king-fisher = martin-pêcheur
l’équation donne : roi = martin »7

Rejaillissent aussi ses lectures des poètes américains Cummings pour la typographie, Williams, Bukowski pour l’obsession mathématique, Eliot. Je ressens l’influence rythmique à sonorité jazz : « la respiration du saxo maintient longtemps le rythme / soudain précipité »8, agréable comme l’utilisation impromptue d’expressions bilingues : « Pour remercier Dieu et nous dire : lucky you are lucky »9.

Il avoue aimer lire la poésie dans la langue anglaise. C’est vrai aussi pour le russe et l’italien.
Pourtant, c’est la poésie française au fil des siècles qu’il met en valeur dans Etc.10. Comment le croire quand il me dit : « Je ne suis pas un grand lecteur ».
Je lui réponds que ce livre, je le perçois comme un ouvrage initiatique. Il participe à la désacralisation de la poésie – celle du cursus scolaire – Une manière de faire connaître par des séquences de vie, Verlaine, Du Bellay, Desnos grands poètes et hommes peu ordinaires. Etc. donne l’envie de lire ces auteurs.
Les vers en prose sont d’un accès facile au profane curieux de poésie. Ils permettent des sonorités fluides auxquelles l’oreille s’habitue et s’entendent comme on perçoit le roulement des vagues en bordure de mer.

(…) « Voir alors le monde
Sous un autre angle
Et redescendre
Ainsi pahchouc pahchouc –
Balancé – doucement
Pareil aux derniers vers d’un poème quand
Les pommiers étaient en fleur »11

Les pommiers, le colibri, d’autres mots, d’usage courant, mis en décalage apportent une vibration. Ils sont partie intégrante de l’émotion poétique de Bernard Chambaz.

Il ne commente pas mes remarques. Il écoute. Il a fait son travail d’écriture. Il laisse la libre interprétation au lecteur. J’y vais de mon enthousiasme pour les voyages offerts par la lecture de ses textes avec précisions de lieu : « On remonte vers Ujuni »12, ou l’utilisation de noms propres : « Comme la pompe à essence de Hopper »13.

« 4 juin. Ai-je vieilli ?
Il me faudrait un désert pour le nier
L’insouciance et l’ardeur des enfants
Déjà grands
Fixer le mât d’une tente à l’aplomb de l’étoile du berger
Une étendue d’alfa
Un erg un reg il suffit de retourner aux écritures
Oui, un désert un monde
Etincelant comme la mer que nous traversons pour la trentième
fois cette nuit, voyez, si je veux je sais compter
Il est minuit cinq
Et j’aimerais, j’aimerai tant t’embrasser »14

Je lui fais remarquer son goût pour la précision (date, heure, lieu). Il me rappelle son métier : professeur d’histoire, n’insistant pas sur agrégé.
Est-ce à ce titre qu’il invite dans ses textes : Nerval, Valéry, Mallarmé, Léon-Paul Fargue, Malherbe, qu’il fait référence aux poèmes en prose de Baudelaire, est ébloui par Les mémoires d’un veuf de Verlaine lu grâce à l’ami Bénézet ?
Sa réponse est un sourire. Je l’accepte comme une invitation à voyager dans l’histoire de la poésie mais aussi à voyager sur les routes des Dernières nouvelles du martin-pêcheur ou celles d’Evviva l’Italia, ou d’autres celles de Marathon(s) ou d’A tombeau ouvert.

« Une tête bien faite dans un corps sain » selon Montaigne.
Plus de 50 ans à jouer au football, une prolongation avec l’équipe des écrivains en 2016 Bernard Chambaz a toujours enrichi la littérature du lien entre l’activité physique et cérébrale. De ses périples à bicyclette, il en ressort le remarquable Evviva l’Italia15 et Dernières nouvelles du martin-pêcheur16. Deux lectures que j’ai appréciées. Un voyage en Italie sur le tracé du Giro de son année de naissance, une traversée est-ouest des Etats-Unis, le même parcours effectué précédemment avec sa femme et ses trois enfants.
Notre conversation se recentre sur Marathon(s)17 et sur A tombeau ouvert18. Deux livres particuliers dans sa bibliographie.
A tombeau ouvert est une expérience d’écriture portée par l’accident d’Ayrton Senna, faisant resurgir celui de son fils. Ayrton Senna devient personnage de mythologie, ses exploits rapportés à ceux d’Achille : gloire et mort d’un héros. Un travail de narrateur et d’historien relatant le week-end meurtrier d’Imola le 1er mai 1994.

De Marathon(s) : Il dit avec une certaine fierté avoir imposé à son éditeur son projet : un livre illustré par une centaine d’images – le rappel historique et mythique de l’origine grecque du marathon – l’aventure à parcourir les 42,195 km à travers des portraits et des anecdotes – la présentation des marathons les plus réputés sur la planète.
Un très bel ouvrage didactique valorisant l’effort du coureur, incitant le lecteur à tenter l’aventure à New York, Londres, Berlin ou Paris.
Nous sommes réellement deux marathoniens « finishers », inscription sur le T-shirt offert à tout coureur ayant franchi la ligne d’arrivée. Raison supplémentaire du plaisir de notre conversation. Bernard Chambaz m’a offert à sa manière, un petit voyage dans un « bistrot » de Paris.

« Toi qui lis et ne lis pas et entends tout de même
Et n’entends pas
Vraiment
Alors qu’importe, coquelicots et collines et arrondies
Le son à l’intérieur d’abord »19

1Entre-temps. Flammarion, 1997
2Été. Séquence 127. Flammarion, 2005
3Été. Séquence 222. Flammarion, 2005
4Été II. Séquence 807. Flammarion, 2010
5Entre-temps. Flammarion, 1997
6Été. Séquence 62. Flammarion, 2005
7Été. Séquence 237. Flammarion, 2005
8Été. Séquence 373. Flammarion, 2005
9Entre-temps. Flammarion, 1997
10Voir note de lecture dans incertain regard n°14, mai 2017
11Etc. Flammarion, 2016
12Été. Séquence 443. Flammarion, 2005
13Idem
14Entre-temps. Flammarion, 1997
15Evviva l’Italia. Éditions du Panama, 2007
16Dernières nouvelles du martin-pêcheur. Flammarion, 2014
17Marathon(s). Seuil, 2011
18A tombeau ouvert. Stock, 2016
19Echoir. Flammarion, 1999

incertain regard – N° 15 – Novembre 2017 : Entretien avec Bernard Chambaz : Etc., Flammarion, 2016

par Gérard Noiret

Dès & le plus grand poème par-dessus bord jeté, paru en 19831, Bernard Chambaz a attiré l’attention des lecteurs pressentant qu’une nouvelle génération frappait à la porte. Loin de faire allégeance aux thèses des avant-gardes virant à l’académisme, son écriture tenait compte néanmoins de ce qu’avaient eu de pertinent leurs critiques de littérature. Elle les intégrait pour éviter tout ce qui, lyrique, réaliste ou surréaliste, relevait d’une forme de poétisme.

L’esperluette du titre disait que l’auteur intervenait d’abord dans le champ de la lecture muette2, et les douze syllabes qu’il n’y avait pas de forme coupable. Le latin de Corpus3, deux années plus tard, revendiquait, lui, un enracinement dans ce que la culture classique avait de fondateur et de nécessaire à la perception du présent. Sans taire la part obscure de l’humain, sans afféterie, ses poèmes, dans des séquences comme perpendiculaires à ce qu’aurait été un récit du vécu, restituaient le caractère « radieux » de l’Italie et de certains moments d’existence.

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Puis, en 1993, il y eut la mort brutale d’un des trois enfants qui traversaient en courant les pages. D’un coup, le verbe « écrire » a dû prendre en charge le pire.

Vingt-trois années de voyages un peu partout sur la planète, de lectures pénétrantes, d’attention à l’histoire et aux histoires, et une trentaine de livres plus tard – essais, récits, romans, poèmes –, l’effroyable est toujours là mais ses forces de destruction ont été contenues et transformées. Anne est toujours la dédicataire. Les éléments du drame sont symbolisés (Martin, dont le prénom était une déchirure, s’incarne désormais dans les martins-pêcheurs salués avec tendresse au gré de rencontres ici ou là). Globalement, l’art poétique est riche d’une empathie avec le monde et le passé qui n’est pas sans réinterpréter la phrase de Nietzsche : « Le chemin a été long et semé d’embûches mais j’ai appris que ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. »

Avec ses cinq poèmes que porte la proximité qu’a toujours eue Bernard Chambaz avec Verlaine, Desnos, Du Bellay et les poètes américains, Etc. marque l’entrée dans l’automne de la vie. C’est une célébration de quelques poètes et de quelques-uns de leurs vers « donnés »4 qui sauvent un écrivain de l’oubli et tissent la mémoire des générations. C’est aussi une de ces œuvres plus que rares susceptibles d’emporter aussi bien l’adhésion des « spécialistes » que des lecteurs (de romans, d’essais) et des amateurs (de peinture, de théâtre, de danse…) qui consacreraient volontiers un peu d’attention à la poésie s’ils n’étaient refoulés par les recherches solipsistes, la platitude de sous-produits élevés au rang de chefs-d’œuvre… et les guerres de pouvoir (très, très symbolique) achevant de démanteler un domaine qui depuis vingt ans n’est qu’une survivance.

Une dernière année plutôt calamiteuse
malgré les paquets de joie
fugace que lui procurait son optimisme increvable
une femme en robe
légère qui avance vers lui – le soleil dans le dos –
des petits verres mais beaucoup
– la commande des vingt-quatre sonnets à dix francs
le sonnet
avec les sansonnets dans les arbres
c’est une facilité peut-être
mais autant la porter au crédit de la « main de gloire »
comme il dit
Verlaine et retourner au soleil se chauffer les os

Il y a quelque chose d’inexplicable dans ton livre car on en sort avec un sentiment de lumière et d’apaisement alors que sa matière est terriblement sombre. Comment parviens-tu à résoudre cette contradiction ?

Tu parles d’un sentiment de lumière et d’apaisement de ce livre alors que la matière en est terriblement sombre et d’une contradiction que j’aurais résolue.

En préalable, je voudrais indiquer, quitte à décevoir, qu’il est toujours difficile de répondre à des questions qui obligent à commenter un livre qu’on a soi-même écrit, même si je les considère avec la même incrédulité que les questions du Lagarde et Michard de naguère, et que les réponses seraient au mieux comme les fondements d’un nouveau livre, sinon les fondations – repensées – du livre en question. Cela dit, je m’y plie volontiers.

Naturellement, la lumière peut être sombre et lumineuse, comme en peinture le Black on Grey étincelant et franchement désespéré de Rothko à l’avant-veille de sa mort, mais je crois comprendre qu’il s’agit là d’une lumière ensoleillée. Je serais heureux qu’elle apparaisse ainsi et j’aimerais bien qu’on y entende aussi, sans présomption : « resplendissante » et « limpide ». C’est ce que j’ai essayé de faire, de rendre, avec une légèreté qui explique peut-être cette impression. Oui, c’est le soleil sous lequel ont vécu Verlaine, Desnos, Du Bellay, et sous lequel nous vivons. Qui dit soleil, dit nuages, ombres, pénombre, etc., grand soleil, on ne dit pas petit soleil, c’est dommage.
Apaisement, ce n’est pas paix. Tu places ce livre dans la suite de mes livres, après Été et Été II notamment. Je ne sais pas si la paix est plus grande ici ni si la peine est amoindrie, pas sûr, mais son écho très probablement, et le tumulte moindre, les vers davantage posés que les séquences de « prose » qui donnaient une tonalité plus mouvementée.

Quant à la matière, elle n’est pas si sombre. Au-delà de la mort (des poètes et de notre martin-pêcheur), elle dit la vie qui fut, qui a été, qui, dans une certaine mesure, est. Verlaine est vivant. Desnos est vivant. Ils sont même formidablement vivants. Du Bellay un peu moins mais il est si beau, si touchant, si proche, à Rome comme dans son petit Liré. La contradiction, si contradiction il y a, ce sont eux qui l’ont résolue. Leur vie est exemplaire – leur optimisme increvable m’en impose ; Verlaine à l’hôpital, Desnos dans le camp, Bénézet dans les poèmes de son dernier recueil.

Une des forces de cette suite… de suites, c’est la justesse constante des coupes. Elles mettent la parole dans un autre temps, dans un autre rapport au vécu. La versification qui en résulte est une belle illustration de la formule qu’aimait répéter Jean Tortel : « Le vers est libre de tout, sauf de ne pas être un vers. »

J’aime beaucoup cette formule. Je la comprends comme une défense de la poésie, comme un rappel à la plus haute exigence. Avec le vers libre, le poème n’obéit plus à des règles quantitatives mais à une règle, infiniment plus subtile, qualitative, qui est l’essence même, jamais élucidée, du poétique. Si on ne peut plus s’abriter derrière des strophes et des pieds parfaitement alignés, pas question non plus de le laisser aller (le vers) à vau-l’eau. Au début du XXe siècle, deux poètes ont montré la voie : Apollinaire et Cendrars. Et le miracle, c’est que la poésie assoit des œuvres aussi prosaïques que les Lettres à Lou ou Le lotissement du ciel.

Pour la « justesse constante des coupes », je ne saurais dire. Il y a assez peu d’hésitations, quelques tâtonnements, beaucoup de diction à voix muette, un équilibre à trouver entre l’oreille et l’œil ; il faut s’assurer sans relâche de la longueur des vers, juger du bon rythme, c’est-à-dire du rythme approprié. Quoi qu’il en soit, c’est un des grands bonheurs que nous donne le travail du poème.

Que cette versification mette la parole dans un autre temps, dans un autre rapport au vécu, j’en accepte l’augure. N’est-ce pas la vocation même de ce que nous nommons « littérature » et du principe humaniste qui nous anime ?

Ce qui fait aussi d’Etc. un livre hors du commun, c’est que tout y relève d’une forme d’amour. Les allusions à ton fils, les indications biographiques, les citations, les situations où apparaît celle qui a partagé avec toi les épreuves… Rien n’est technique. Rien n’est a priori poétique.

Bien entendu, c’est un livre amoureux. Mais ce n’est pas si hors du commun que ça et c’est aussi ce que j’ai appris des poètes américains (Cummings, Williams). Autour de nous, je le lis chez les poètes que j’admire (Fourcade, Sacré). Sans compter que l’amour courtois ou pas trop courtois est quand même une des sources essentielles de la poésie – et de la vie en général.

L’amour vise, si je puis dire, notre fils Martin, dont ces poèmes assurent, si je puis dire encore, un minimum de présence, une poignée de mots contre la disparition. Avec « mon amoureuse », ce ne sont pas seulement les épreuves que nous avons traversées et partagées qui nous sollicitent, mais toute la vie que nous passons ensemble (bientôt cinquante ans, « quarante-huit ans et demi aujourd’hui », quand je l’ai écrit). La vie amoureuse a d’ailleurs son petit lexique (colibri, roucoulis, convoler, etc., jamais si bien venu). Enfin, pour aller vite, je serais prêt à renverser ta proposition – rien n’est a priori poétique – en un « tout est poétique », qui redit avec notre tendre Hölderlin que l’homme habite la terre en poète.

Aragon, qui n’apparaît pas à son avantage dans Vous avez le bonjour de Robert Desnos, Aragon parle du bel canto, cette part du langage qui échappe au vouloir. Le plus souvent, elle exprime une négativité. Sauf chez toi et chez quelques autres que l’on peut compter sur les doigts de la main.

Il est loin de moi, le bel canto d’Aragon mais je partage ce sentiment sur les tournures qui, parfois, font s’envoler le poème. En revanche, je n’ai pas oublié l’incipit de son poème « Le fou d’Elsa » et comme il m’a fait battre le cœur avec son histoire de la veille [du jour] où Grenade fut prise. C’est sans doute là où Verlaine est un des plus doués, notamment dans ses lettres et dans Les mémoires d’un veuf, là où la poésie n’existe que par elle-même, sans chercher à l’être, au plus près de la langue comme on est au plus près du vent, allant vite, alliant la grâce à la simplicité. Aragon et toi évoquez la chanson ; alors, je pense à la Vénus chantée par Bashung que j’écoute en boucle ces jours-ci parce qu’il y a là quelque chose d’invraisemblablement bouleversant.

Et que tu l’aies repéré, ce rayonnement, dans mes premiers livres, me touche infiniment. Dans mon souvenir, Corpus a pour une part cette lumière. C’était en 1985. Et si je donne l’impression d’y revenir, tant mieux.

Comment aimerais-tu qu’un poète, dans quelques décennies, parle de toi ?

Ta question m’amuse. Déjà, il faudrait qu’un poète parle de moi dans trente ans. Pour s’en tenir à l’essentiel, j’imagine qu’il pourrait écrire que j’étais à cheval sur le XXe et le XXIe siècles ; ça ne mange pas de pain.

1Dans la collection que tirait vers le plus haut Matthieu Bénézet.
2Celle que Roubaud nomme l’auralité.
3Messidor, collection « La petite sirène », 1985.
4Selon Valéry.

Publié avec la courtoisie du journal en ligne En attendant Nadeau (première publication dans le journal n°34 de juin 2017) https://www.en-attendant-nadeau.fr/

 

incertain regard – N°15 – Novembre 2017

En route pour Vologda

Le lendemain matin, on arrive sur la place immense gardée par la statue de Lénine et une statue non moins monumentale, mais excentrée, d’un chasseur de rennes. Il paraît que le musée occupe le bâtiment en face qui a tout de l’immeuble d’habitation. Il faut y croire quand on pousse la lourde porte d’entrée. Le musée est vide, à part l’armada des gardiennes et deux électriciens occupés à réparer une panne qui plonge la moitié des salles du premier étage dans la pénombre. On peut passer vite devant quelques icônes et en admirer quelques autres, une Vierge en dormition et un Saint-Nicolas, peint au temps de Nicolas Ruts, illuminé par des textes en apostille tout autour de son corps, le saint dans une barque puis aussitôt dans le cercueil, la barque en préfiguration du cercueil, comme partout, chez les Egyptiens, chez les Indiens. En bas, les toiles contemporaines m’inclinent au pas de course malgré les détails évocateurs. J’attends mon amoureuse devant des brochures qui racontent la vie du pays et devant une vitrine où le conservateur a rangé des personnages en argile assis sur le toit de leur maison, un livre ou un accordéon entre les mains, prêts à s’envoler. Elle se décide à acheter pour trente roubles un petit cheval en terre cuite, un cheval blanc, le dos parcouru d’un fin trait de peinture orange.

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A la sortie, sur le socle en marbre du Lénine, on prend le soleil. On chauffe nos os. Le petit voyage a commencé. Ensuite on se dirige vers une cantine qu’on a repérée, un lieu immaculé, une grande assiette de kacha avec un œil d’huile, de quoi tenir pour la nuit dans le train.

Un autobus nous conduit à la gare, livrée à des travaux d’embellissement. Plusieurs trains sont à quai mais pas encore celui de Vologda. Des passagers descendent à contre-voie, des dizaines de passagers, j’aperçois leurs pieds sur le ballast, des bottes en caoutchouc, des grolles, qui se dirigent vers la locomotive, soudain je vois toute une troupe de vieux la contourner, les voilà donc, ils reviennent de leur jardin, de leur datcha peut-être, ils ont les bottes crottées, les bras chargés de paniers emplis de légumes, un bouquet de fleurs à la main, quelques hommes brandissent une canne à pêche précieusement rangée dans sa housse, d’autres portent aussi leur matériel dans une large boîte en bois à la façon d’un colporteur.

A l’heure prévue, notre train s’ébranle. On passe le pont sur la Dvina, on roule plein sud, la taïga ressemble à la taïga, et quand il n’y a plus d’arbres la toundra ressemble à la toundra, mais je suis content de le vérifier. Nos deux compagnons de compartiment grimpent dès le départ sur leur couchette et restent d’une discrétion sans faille, le plus jeune plongé dans un ouvrage d’informatique, le plus âgé dans un récit de science-fiction. Une employée en uniforme vient nous demander nos passeports et contrôle une deuxième fois nos visas et la feuille de route sur laquelle on doit présenter pour chaque nuit un tampon. Elle me les rend sans un mot, d’un geste méprisant. On commence à s’y faire. Je vais au bout du wagon chercher deux chopes de thé. La collègue est postée devant la glace, se recoiffe tranquillement. Elle finit par poser son peigne sur la tablette et sourit quand je lui fais répéter le prix, dix, oui, dix roubles seulement les deux. Sinon le soleil se coule entre les fûts des sapins. Parfois le train s’arrête à une petite gare. Il y a dix maisons, des cheminées qui fument, un chemin de terre qui file vers la forêt et deux trois camions bleu pâle garés n’importe où. La nuit est brève, bercée par le roulement des essieux.

A six heures, les mâchoires des freins font un boucan d’enfer. Le train finit par s’arrêter le long du quai. Le ciel est bâché, gris, sans la moindre fente, un gris plombé par un crachin froid. La gare pourtant assez monumentale fait de la peine à voir. Dehors c’est la même impression lugubre, la chaussée défoncée qui luit sous les phares des Jigouli cabossées, des flaques d’eau, des trous d’eau, une eau grise. Bienvenue à Vologda.

On essaie l’hôtel Vologda, à deux pas de la gare, c’est de bon augure. La réceptionniste lève à peine la tête de son registre. Elle ressemble à une directrice d’école sévère et nous chasse comme des malpropres. Les étrangers ne sont pas les bienvenus. On ressort. La pluie devient plus dense. On se rabat sur l’hôtel suivant, à côté de la statue d’un cosmonaute reconnaissable à son casque pareil à celui de Gagarine. Celui-ci s’appelle Bielaiev et il a forcément volé dans les années soixante. A midi, la pluie continue de tomber. On croise un mariage sur le perron de la maison communale, la mariée en robe blanche, le marié en costume gris, les familles endimanchées, une limousine de location débordant de fleurs blanches. On cherche le musée des objets perdus. L’idée et le nom m’intriguent. A l’adresse indiquée, pas de musée, seulement la pluie et un ouvrier qui fait mine de retaper la chaussée. Il ne connaît pas de musée. On fait le tour du quartier, la pluie trempe les feuilles mortes qui s’entassent déjà sous les arbres. Je m’entête car j’imagine la gamme mirobolante des objets perdus. En fait, le musée est bien là mais aucune indication ne le signale. Et en fait de musée c’est une maison ancienne, cossue, deux étages, des pièces meublées dans le style des années dix ou vingt, un piano, des tasses en porcelaine, des aquarelles sous verre, des tables, des chaises, des lits, rien de fulgurant. Dehors la pluie n’a pas cessé. Avant de rentrer, on cherche encore le hall afghan édifié en mémoire des cercueils de zinc et on finit par renoncer. Décidément ce n’est pas notre jour de chance. On rentre, il ne pleut plus mais on s’éclabousse de boue. Par prudence, je passe réserver nos billets à la gare routière. Le soir, lapluie reprend de plus belle, la boule de mercure ne décolle pas de 13 degrés Réaumur, le vent souffle en rafales, on dîne à cinquante mètres de l’hôtel dans un faux Kentucky Fried Chicken vide, à part nous, le personnel, et les ailes d’un poulet trop cuit.

Le lendemain midi, il ne pleut plus, mais tout reste gris quand on attend l’autocar à la gare, sur des bancs vermoulus, en compagnie de la grande armée des miséreux et des pigeons.