BOURGOIN Jean-Luc

incertain regard – N° 17 – Hiver 2018

Pier Paolo portant dans ses bras Pasolini

A Matera, j’ai croisé le fantôme de Pasolini. A quelques pas du Duomo, au détour d’un escalier taillé à flanc de ravin, l’image à taille réelle apparaît soudain, saisissante, marouflée sur le mur crayeux par la grâce d’ Ernest Pignon-Ernest. Et ce qui apparaît précisément, par la grâce d’ Ernest Pignon-Ernest, et me fige, et me cloue sur place, ce n’est pas une simple représentation de Pier Paolo Pasolini mais bien la présence visible et vibrante et troublante de Pasolini dans la ville même où il tournait, il y a plus de cinquante ans, L’Evangile selon Saint Matthieu. Ernest Pignon-Ernest a choisi le plus trivial. Il a dessiné Pasolini au fusain, à partir des photos prises par l’Institut médico-légal peu après sa mort à Ostie dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975. Pasolini porte un tricot de corps, un jean serré et des bottes de cuir.
L’image a subi les intempéries, elle est déchirée par endroits, attaquée par le carbone contenu dans la pierre calcaire et il faut s’en approcher pour comprendre que le corps porté à bout de bras par Pasolini comme une Pietà, est son propre corps sans vie.
Et tandis que j’examine le visage-empreinte de Pasolini sur le mur, le visage émacié, joues creusées de Pasolini, remontent à la surface les autres visages aimés et disparus, pâles et lointaines figures échappées de l’Italie des années soixante et soixante-dix.
Le visage d’Elio Vittorini mort en 1966, celui de Roberto Rossellini et de Luchino Visconti, le visage de la Magnani, le visage de Carlo Levi, celui de Vittorio De Sica, de Federico Fellini et le visage clownesque de Giuletta Masina, celui de Marcello Mastroianni, le visage d’Elsa Morante et d’Alberto Moravia, celui de Giuseppe Pinelli défenestré à Bologne en 1970, le visage d’Italo Calvino, de Mario Soldati et de Leonardo Sicascia, le visage impavide d’Antonio Clemente dit Toto mort en 1966, les visages d’Alberto Sordi et de Vittorio Gassman, celui de Primo Levi suicidé en 1987, le visage de l’éditeur Feltrinelli, ceux de Giovanni Falcone liquidé par la mafia en 1992 et de Paolo Borsellino liquidé deux mois plus tard, le visage de Mario Monicelli qui à 95 ans a trouvé la force de sauter par la fenêtre de l’hôpital où il se mourait à petit feu, le visage de Laura Betti si chère à Pasolini et tanti altri…
Et j’imagine qu’ils sont tous là, qu’ils ont trouvé refuge dans cette ville de grottes, de caves et de caveaux creusés dans le calcaire. J’imagine que les sous-sols et les souterrains de Matera sont le havre de paix de ceux-celles qui n’ont plus leur place au grand jour en Italie, ni ailleurs. Le refuge de ceux-celles qui ont été broyés, laminés, portés plus bas que terre pendant toutes ces années qui ont vu de chaque côté des Alpes triompher le “bling bling”, c’est-à-dire la haine de la culture, ces années « Je ne vois pas l’intérêt de lire La Princesse de Clèves ». Ces années dont nous ne sommes pas sortis.
Car quelque chose a considérablement changé en Italie et en France aussi, depuis quarante ans. Quelque chose a profondément abîmé nos vies, nous a séparés les uns des autres et a séparé les vivants des morts. Une à une, les portes se sont refermées derrière nous, les lumières se sont éteintes et nous ne pouvons plus entendre les voix du passé. Nous n’avons pas entendu la voix de Pasolini décrivant assez exactement, il y a plus de cinquante ans, la situation où nous sommes aujourd’hui.
« La classe propriétaire de la richesse
parvenue à une telle familiarité avec la richesse
qu’elle confond la nature et la richesse
si perdue dans le monde de la richesse
qu’elle confond l’histoire et la richesse
si touchée par la grâce de la richesse
qu’elle confond les lois et la richesse
si adoucie par la richesse
qu’elle attribue à Dieu l’idée de la richesse. »
Je regarde à nouveau l’image apposée sur le mur par Ernest Pignon-Ernest. De la position où je me trouve maintenant je vois en même temps l’image grandeur nature de Pasolini plaquée contre le mur et plus loin, la ville à peine visible, noyée dans la blancheur calcaire. Et je pense encore à l’Italie, à la situation exacte et terrible de l’Italie et à la nôtre aussi, depuis les années quatre-vingt. D’abord profanée, piétinée par les bottes abjectes du Cavalier puis livrée pieds et poings liés aux spéculateurs et aux marchands et à l’action avilissante de la finance, par ses successeurs.
Que dire, que répondre à la question de Pasolini portant son propre corps supplicié, et réitérée cinquante ans après sur les murs de Matera par la grâce de Ernest Pignon-Ernest : Qu’avez-vous fait de mon cadavre ?
La mort ne sert à rien. Jamais. Celle de Pasolini, atroce, dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, pas plus que les autres.
A présent je continue de descendre le Sasso Baresino vers la Gravina qui coule au fond de la gorge. Trop absorbé, je vois à peine cet incroyable assemblage de maisons creusées dans le tuf, imbriquées les unes dans les autres et les unes sous les autres en une construction branlante, enfantine presque. Et je me dis que si Pasolini a choisi Matera c’est peut-être pour cela, pour cette architecture foisonnante et bancale, ludique et fragile comme un jeu d’enfant.
Je passe devant des grottes-lieux d’exposition, des grottes-chambres d’hôtes, des grottes-trattorias, des grottes-boutiques à souvenirs et partout, à vendre pour deux euros des cartes postales du tournage de L’Evangile selon Saint Matthieu. Je n’achète pas.
Maintenant je marche avec davantage de précaution car mon attention est flottante, du fait que je pense à Pier Paolo portant dans ses bras Pasolini, que je pense à Fellini et aux autres. Je marche, je pense en marchant et le résultat est là. Je veux dire le résultat de l’opération marcher dans une ville emplie de fantômes, plus penser à Pasolini, à Fellini et aux autres est facile à trouver, il a pour nom mélancolie. Cette mélancolie particulière, cette mélancolie survenue le 9 juin 2016 à Matera Basilicate et extensible comme un phénomène météo, à tout le territoire italien. Cette mélancolie, appelons-la nostitalgie.