BALLET Amaury

incertain regard – N°19 – Hiver 2020

Retour dans une ville oubliée

à Blaise Cendrars et à son plaid bariolé

Demain, c’est le début de la guerre
J’ouvre les yeux au moment où le train commence à ralentir
Je voyage depuis des heures et quelques rêves gisent éparpillés sur le sol
Par la fenêtre défilent les façades et je relis l’adresse de la caserne où je suis attendu ;
Etrange est ce destin qui me ramène dans ma ville natale.

Je marche dans un monde qui n’est plus le mien sans percevoir la peau de la cité
Les cafés nostalgiques, les mendiants de l’automne, les panneaux de réclames
Je glisse entre chien et loup, sur les trottoirs de mes premiers jeux
Aux places de mes amours originels et je ne reconnais rien
Mon enfance ne répond pas
J’ai le cœur lesté de solitude alors qu’ici, autour, vivent des millions de gens
L’écho résonne de fumées d’usines, de périphériques schizophrènes
D’hommes pressés mécaniques, de fontaines sèches, d’arbres entourés de béton
Ils ont grillagé le ciel mais un chien poursuit tout de même le soleil.

La nuit tombe sur les quais
Les feux rouges tapent et les étoiles crèvent sur le trottoir
Les rimes des émois adolescents faiblissent
Sur un toit une jeune femme appelle le monde entier :
— Toujours et jamais sont des mots qui n’existent pas !
Mais le monde entier est déjà couché et un soldat la met en joue.

Je ne comprends rien de mon ancienne ville
Ses histoires d’amour manquées, ses fleuves avec le soleil dedans
Ses immeubles qui abritent les gens et où les gens font l’amour
Dorment de sommeil sans rêves et rêvent de sommeils éternels
Ses boulevards où passent les foules philosophiques et ses métros aériens sonores
Ses bureaux sans fenêtre où l’on travaille à coups de chiffres et de cocaïne
Ses vieux qui ont la solitude tatouée sur la peau, ses enfants privés de contes
Cette époque qu’on te jette à la gueule et où la dignité fout le camp.
Je roule maintenant dans un camion militaire au milieu des drapeaux,
Des chants patriotiques, des claquements de bottes, des couvre-feux

Les ombres menaçantes bâtissent des murs entres les peuples
Des fanatiques de tout bord, en uniformes, en costumes ou drapés de tradition
Dealers d’éternité et de morale, dealers d’animaux sauvages et de rires d’enfant
Dealers d’eau potable, de nourriture, de jeunes femmes et d’amours bon marché
Les portes se ferment, les gens ont peur, la surveillance est partout
Les banquiers dansent dans les rues avec les caporaux et les faux apôtres de dieu
Je voudrais les boxer mais je ne fais rien.

Tout est arrivé si vite
L’air irrespirable, les champs orphelins d’oiseaux et les récoltes détruites
Les montagnes asphyxiées, le manque d’eau, la fermeture des frontières, les réfugiés
Les campagnes épongent la vieillesse et se meurent dans le silence
Les océans sont rongés par l’acide, les forêts-poumons changées en litres de papiers
Il me semble qu’on nous parlait de tout ça comme d’un scénario catastrophe avant
Maintenant c’est bien réel.

Je prends mon premier tour de garde en cherchant des fragments dans ma mémoire
Moi j’aurais voulu être Cendrars à Moscou
La ville des mille et trois clochers et des sept gares
Je n’en aurais pas eu assez des mille et trois clochers et des sept gares
Du soleil sur la place rouge et les toits d’or croustillants
J’aurais voulu Istanbul, le hachich sur les terrasses
Et Manille, les amoureux sous les arcades
J’aurais voulu Dakar, les tambours du port ou Buenos Aires, les librairies la nuit
J’aurais voulu le désert des mirages, la savane des crocodiles-écorces
L’Arctique des phoques à robe mouchetée et le Dakota des aigles rédempteurs
L’Amazonie primaire où la moiteur végétale dispute aux toucans la peinture du jour
J’aurais voulu d’autres peuples, d’autres légendes, d’autres coutumes
Touaregs, Peuls, Tamouls, Guaranis, Inuits, Sioux
Je ne sais plus à quel siècle me vouer.

Dehors les habitants sont en marche pour le grand défilé
Quand soudain un enfant se met à marcher à contre-courant de la marée humaine
Seul il traverse la cité, son sourire illumine la place et la foule retient sa respiration
Il est blond, brun, châtain, garçon, fille, noir, blanc, métisse, jaune, rouge
C’est Rimbaud, la petite vendeuse d’allumettes, Barbara, le roi, le mendiant, l’oiseau
L’enfant s’avance face aux chars pointés, aux soldats, aux armes et se met à chanter :
— Cette nuit c’est la saison d’aimer, cette nuit c’est la saison d’aimer.

Alors je me souviens de mon enfance et du lieu de ma naissance
Je retrouve les odeurs de l’automne et mes amoureuses perdues
Les copains de classes et mon chien jaune qui me réconfortait
Les sourires d’inconnus, la salle de basket remplie
La musique classique qui filtrait des salles de danse, les histoires racontées par mes parents

Le temps ancien des campagnes, ma grand-mère menant les chèvres au champ
L’odeur du foin coupé, les hirondelles virevoltant dans la cour de la ferme
Mon grand-père remettant en état un chemin dans la montagne
Mes racines, remontant d’Israël, de Catalogne, de Vérone
Les reflets des étoiles filantes dans la Méditerranée.

Les ombres seront chassées comme elles ont déjà été chassées,
Par nos grands-pères, par nos mères
Missak Manouchian, Rosa Luxemburg, Gabriel Garcia Lorca, René Char
Les femmes de la place de mai, les anciens esclaves, les indiennes révoltées
Les places se rempliront d’amoureux qui feront repousser des arbres
Les rues seront libres et les murs peints de poèmes
La nature peuplée d’animaux, de plantes et d’êtres fantastiques
Les ombres du passé berceront les contes des enfants de nos enfants
Ils viendront du monde entier et se mélangeront
Feront naître d’autres enfants beaux de liberté et de justice.

Alors j’irai à la gare de ma ville
Je prendrai le Transsibérien en direction de l’Est
Vers le soleil levant.