ALLEMAND Jacques

incertain regard – N°22 – Eté 2023 : K, après toi : recueil inédit

cette fois ce sera sans lui
pour voir si on sait encore marcher tout seuls,
son ombre en boule comme un remords,
un jeu qui finit mal,
peut-être qu’on l’oubliera au milieu des chênes verts
sur les ponts brûlés
sur les gués à regarder la pierre d’après,
sans lui il te reste l’ineffable fluidité de l’espace quand même
& moi
mais tu le cherches tu n’en finis pas
il faut croire que tu l’aimes, ton drogman,
ton poseur de questions sans réponse,
jusqu’à quand trouve-t-on du nouveau
chaque fois qu’on retire une peau ?
ça t’inspire

* * *

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après K le déluge, disait sa grand-mère,
d’où ses épaules en pente,
pas même un regard ne pourrait s’y accrocher,
mais lui le sent, le déluge
une source entre ses doigts
à égale distance de la joie et de la tristesse,
de sa double nature
aucune ne regrettant l’autre,
ici quelque chose commence,
une énigme insoluble sous son plafond charbonneux
ou plutôt une énigme dont la solution est une autre énigme
et ainsi de suite jusqu’à la dernière
qui lui montre les dents avec la mer derrière
— il précise
« ce n’est pas parce que je suis fini
que je vais tout emporter »

* * *

K veut des phrases courtes
pour avancer léger
y voir plus clair dans ses tuyaux
se connaître fait un bruit d’aile qui l’enveloppe,
il commence à s’y faire,
il existera toujours des gens de hasard
qui en sauront plus sur lui que lui

* * *

K ne triche pas avec la maladie
il connaît tous les recoins de son territoire
il n’a pas besoin de se traiter de brindille
ni de jouer au coq, bréchet au vent
l’univers le traverse dès qu’il sort de chez lui
il n’a pas d’atout caché
c’est comme ça
il s’étonne qu’on s’étonne
s’il vous regarde à travers les mailles de son écharpe
laissez-vous faire
il ne vous prend rien
c’est vous qui donnez

* * *

— Fernando Pessoa le multiple l’abondant,
souvent cinq poèmes le même jour
quelquefois huit ou neuf, plus de trente à l’en croire
en ce « jour triomphal » du 8 mars 1914,
insaisissable malgré tout ça
(peut-on être torrentueux à plat ?)
Fernando Pessoa
le prénom de mon père ne lui ressemble pas
mais qu’en sais-je, plutôt me demander
lequel des deux m’est le moins étranger
soyons sérieux !
— ou bien si ces deux-là n’auraient pas dans le noir
échangé leurs chapeaux

* * *

il lui semble que le temps n’est plus pareil
qu’il se remonte plus facilement
qu’il ne lui fait plus les poches,
que sur terre comme au ciel ou dans les algues
les choses respirent que c’est pour rire
même les veines qui courent sous le tatouage
— au calme de sa paupière
on dirait qu’il connaît la suite

* * *

Si K veut bien je commence par là,
après la journée me semblera large comme
l’Avenida vue du milieu
et je n’aurai plus qu’à attendre le soir
son souffle de ressuscité ses tapes dans le dos
sa passion des miroirs,
qui sait si dans les derniers feux
la tête à la renverse au milieu des feuilles découpées du bord du fleuve,
encore grisé par mes coups de canif dans le hamac
— quand chacun me croyait occupé
à fabriquer de l’écume et des grillons —
je ne finirai pas par ressembler à l’estuaire,
à force de bluffer grand comme le río

* * *

sortis du tunnel
les amoureux à sens unique
les addicts entre deux sirènes
et vous, sautant d’une traverse à l’autre,
aucun train
ne vous rattrapera
dans sa cabane au bord de la voie
K vous observe dans la lumière oblique,
pour vous il inventera
des histoires à double fond
des vérités qui doutent jusqu’au seuil
mais quand il faut
visent au cœur

* * *

sur le trottoir il suit son chien guide,
distraction du chien, l’homme heurte Réponsatou
célèbre d’un bout à l’autre du quartier
« amigo, fais gaffe, tu m’as pas vu ? »
l’aveugle abaisse ses lunettes noires,
Réponsatou découvre un espace si morcelé
que sa main cherche une canne

* * *

lou ravi

son show fera-t-il un poème,
y retrouvera-t-on cette colonne vertébrale si particulière
(souplesse fluo
chaleur volée alentour),
lou ravi,
teint de muraille par modestie,
mèche créative pour le plaisir
et toujours quelque chose de fracassant
même pour franchir les portes ouvertes

la ville du ravi,
capitale de la rondeur
des lilas du bord du lac à la cime du nuage,
capitale rêveuse dans les stridulations de fin d’été
facétieuse avec ses oreilles de lapins dans les jardins publics
tout y est chez soi
même la gravité au bord de l’eau,
accrochée à deux visages qui s’en promettent trop,
lou ravi, tout est possible dans le V de tes bras,
grâce à toi l’atout maître
quand j’embrasse, je comprends,
j’en suis sans y être, le contraire aussi bien,
je saisis pour libérer du haut du toit
j’y crois sans brûler
l’inverse, même, les jours de grâce

* * *

ils ont choisi de partir en croisière le plus loin possible
pour disent-ils
rompre la glace avec l’idéal,
en reviendront-ils indemnes ?
lui, je l’ai rêvé un pied taillé dans le rocher
souriant au demeurant,
elle souriante aussi,
le portrait de sa mère dépassant de son manteau,
le capitaine manifestement impatient
de les voir quitter le bateau

* * *

au temps des nappes bleues
K était venu chanter au bord du fleuve
sur la rive des paroles,
en face c’était la rive des cris et des peupliers,
je commençais à comprendre
que le moment était venu de crier autrement
pas plus fort
autrement
et pour les chansons, pareil,
à l’époque elles me tenaient en cage,
3 mots, n’importe, une chanson,
un hasard, un lapsus, une chanson
un strike, une chanson, un dérapage aussi, tout faisait notes,
lui passait entre les barreaux de ma cage sans les voir,
il était partout chez lui
surtout chez moi
ça faisait du bien
comme jeter à vingt ans
l’affiche collée au-dessus de son lit d’enfant

* * *

le grésillement de la radio militaire
au sommet du mont Tazekka, 2000 mètres ou presque
où les redoutables offrent le thé,
tout autour le paysage en noir et blanc
(ça ira, dit le sang qui tient à sa couleur dans veines et artères),
on pense à grosses mailles
on cause plus fort que de raison
de ce côté de la buée où la fatigue fume avec le cuir et le drap trempé,
« pas de souci pour le retour, Monsieur K, si vous traînez pas »
on s’inquiète pour lui,
sa surprise aux yeux ronds, son air tombé du nid
ça les amuse, les redoutables

* * *

qu’est-ce que le fragment dira du tout
K en appelle aux chansons
qui ont réponse à tout
il vous appelle vous
pour ne pas être seul avec la lune
la lune justement
son marivaudage le long des rails
et K, un petit véhicule tiré de sa manche
pour traverser l’espace
de vous à tout

* * *

K sur le pont
quelqu’un pour en jouer comme d’un instrument,
un autre l’attrape et le laisse tremper au bout de sa ligne
il est bon dans le rôle du poisson
avec sa tête d’amoureux effrayé par l’amour
mais qu’est-ce qu’il dit en articulant de son mieux
« près de vous toujours
comme une moustache sur la joue d’un enfant,
en vous
pour battre sous votre chemise »
ajoute-t-il en me montrant du doigt

incertain regard – N°19 – Hiver 2020 : Incertain & la nage en eau froide : Extraits

je me réjouis de loin de votre amble
de votre air de girafe en foulard
de vos paupières baissées avec un roman dessus
je serais bien votre signature qui traîne derrière vous
mais vous êtes trop loin
je le regrette sans plus, comme un personnage de vos histoires
qui me ressemble,
sans bienveillance de votre part

***

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elle était éblouissante sous les cascades
qu’elle multipliait de sa tête de jument
de sa croupe de jument
de son rire qui remplissait les failles,
la fleur était devant vous,
voyageur éparpillé
carnets tombés des poches

***

libérées de leur forme
les choses avancent mieux
quelques centimètres au-dessus du goudron,
entre sœurs elles affichent leurs désirs,
dans leur glissement vers l’abstraction
elles n’ont pas peur des rencontres
ni des embrasements
elles ne croient plus à la transparence
à laquelle elles ont longtemps voué un culte
elles préfèrent les marées intérieures
elles en ressortent comme de très vieilles fresques
sans les couleurs
mais plus parlantes

***

mon poète,
qui avait le vertige quand il levait la tête
m’a tenu ce discours
la nuit où il est venu me voir pour me réclamer des picaillons
— estimant que je les lui devais bien
et il avait raison :
« creuse le ciel, ne te laisse pas impressionner
par le volcan et les livres que je trimbale dans ma mallette
ni par la taille de mon cheval,
regarde en haut creuse le ciel
fais-toi aider des bêtes,
celles que je te cède
celles que tu m’as prises »

***

il arrivait à mon poète de taquiner les plus grands sur leur piédestal,
jusqu’à Dieu même, avec qui il reconnaissait ne pas très bien
s’entendre
précisant toutefois que ce n’était pas entièrement de sa faute
— même s’il se cachait derrière des lapsus
comme employer un mot pour son contraire,
même s’il masquait sa voix, je saurais que c’est lui
derrière le gaucho craquant toutes ses allumettes pour retrouver celle
qu’il a perdue,
sur le pont d’un transatlantique à regarder courir son double dans les
brassées d’écume,
même sur ma terrasse
où il prétend n’être jamais venu

***
on se tient par la barbichette
en faisant durer le temps
entre deux pensées
mais il n’est pas fait pour être saisi
ni cajolé ni mangé,
sport de glisse, je dirais,
parmi les plus délicats

***

incertain regard – N°13 – Novembre 2016 : Le tremble au cœur autour : Extraits, à paraître

sous le tremble

des ombres tragiques et des
ombres ridicules et d’autres
qui sont l’un et l’autre à la
fois – celles-là je les aime
particulièrement

Thomas Mann

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il a un centre
entre l’aller et le venir
revus par votre histoire
il sait partir pas loin,
dans les parenthèses,
se faire remplacer dans l’eau glacée
il n’a pas de tête
il est le corps du chien
le corps du sommeil
son mouvement de petit dieu des fontaines et des bois
il l’accompagne de deux notes fredonnées
il ne se juge pas
ne juge pas

qu’est-ce qu’il répète
renouer sans dénouer
une romance avec l’enfance avec la mort
avec la mer il s’entend bien,
ses à-coups sans importance
prennent le large
enfin trois dimensions
dans les failles entre les vagues

mime infatigable
à tour de rôle enfant capricieux oiseau sous la pluie
petit dieu nerveux
avec lui c’est vite complet mais il n’arrête pas
il n’aime pas les tirades
il préfère le tic-tac la mèche du chef d’orchestre
le va-et-vient du tracteur dans le champ
le yin et le yang
sans cesse il cherche des confirmations

« encore moins le fil dans l’aiguille
mais ceci n’arrive pas »
dans le miroir déformant de l’exactitude
l’estocade des deux bords
(notons qu’on se relève plus vivant qu’avant)
vouloir chante
vouloir danse
comme une abeille

l’envers et l’endroit
petite fatalité distraite
qui se répète
quelque chose est là
entre,
un mot caché dans un autre,
il n’hésite pas
c’est la cible qui se balance

en remontant à la source
est-il seul
(il se dédoublerait en chemin)
sont-ils deux,
reflets l’un de l’autre
pas tout à fait d’accord,
qui se reconnaissent
à leur besoin de creuser en eux
dans les choses autour
dans leurs semblables,
à leur impatience qui n’attend rien

nous sommes leurs témoins
nous sommes leurs noces
entre les deux couleurs la paix n’existe pas
le pendule ne s’arrête pas
nous remontons jusqu’à la pierre noire
où il commence
éraflures régulières tracées de l’intérieur
pour arriver où ça balance
pour effleurer la pointe de l’air

vous l’avez vu puissant après la noce
le noir dans le blanc
l’œil du mouvement
son théâtre il vous laisse l’entrevoir
ses machines ses poulies
ce qui se joue sur scène vu d’en haut
la robe rouge la bleue
le drame qui couve
les armes bien propres
le sang dont il se ravitaille
ce qu’il lance après dans le ciel du théâtre
– la fumée qui aveugle, il s’en repaît –
c’est le moment de revenir au sol
vous cadencer d’un pied sur l’autre
faire danser les tasses et les crayons
attirer les regards en un cercle qui lui plaît
il s’en nourrit pour jouer encore et encore

vous l’observez
comme d’un toboggan
entre les cils il va plus vite
le temps quand même de penser
à tous les verbes des autres langues
qui le désignent
comme d’innombrables jumelles ils amplifient le tremblé
aiguisent le vif de l’intuition

pour lui vous essayez
vous êtes le cigare qui cherche la bouche
à cause de lui vous attrapez ou pas
pauvre et riche à la fois
empathique et clos
d’où vous vient-il,
avec son écriture incessante
de quelle chair
du fond de quel pli

il est du côté du froid et de la faim
peu importe les témoins il raye le sol
il est preste dans ses maladresses
c’est qu’il est plusieurs
quand il revient il se croise sans se reconnaître
il se débrouille pour passer à travers les portes
sur sa couchette il ne dort pas il vous regarde
vous attend
vous n’êtes pas sa proie
vous êtes son évidence

il vous chambre
vous fait croire qu’il fait partie de vous
il vous demande une pause « pour nous tous »
vous dit que vous êtes son Spartiate
à lui le luxe de l’inutile
que vous devriez en sourire
il se balade le long de vos bras et de vos jambes
un jour il nichera dans vos veines
il dit qu’il aime la chair de ceux qui l’accueillent
un gros plan sur lui
et votre volonté vacille
pourtant vous savez qu’il n’est plus le chef ici
si vous riez de lui

il est à vous ou c’est l’inverse,
même porte des deux côtés de la scène
avec lui vous apprenez le discontinu
vous lui confiez ce qu’il ne peut pas retenir
il vous ôte ce qu’il vous donne
il participe au présent
celui qui s’offre
avec vous il s’embarque
lui et sa chance qui le quitte une fois sur deux

vous découvrez les charmes et les vertus de l’approximation
son pouvoir de découverte
– quand elle capote,
ses bouts de gras –
on sait ce que vous lui reprochez
ses embrouillaminis ses rayures
son geyser têtu
de lui ça remonte par intervalles
ça vous arrose
vous plante là
en emportant vos outils

il hume le café, inspirations qui durent
et lui viennent des ailes de métal
toutes petites, on dirait que sa place est là, dans le pli
où il devient mécanique
– pas ce qu’il préfère
c’est sa nature voilà tout
comme de tout habiter
dans les membres, accroché aux os
derrière les yeux, dans sa cabine de pilotage
il voudrait bien changer de rôle
mais de lieu, il n’y pense même pas
il semble s’absenter parfois
il passe par-dessous

à travers lui vous aimeriez chercher
entrevoir entreprendre
puisqu’avec lui vous êtes entre
entre l’arme et la victime ma non troppo

vieux pèlerin

1.

entre les deux infinis
les grenouilles se regardent dans les yeux
ensemble elles penchent d’un côté puis de l’autre
c’est en se berçant qu’elles savent ce qu’elles pensent
elles prennent le ciel dans leurs joues
le mélangent à la boue qu’elles vénèrent,
et quand elles s’étreignent
un seul cœur ronronne,
pile au-dessus du centre de la terre,
maintenant elles peuvent traverser sans trembler
le très chaud et le très froid
le très haut et le très bas,
coller au pèlerin sans dents

2.

c’est marcher dans sa tête
pour imaginer des liens
notre homme c’est toi c’est moi devenus plus simples tout à coup
chez lui des lignes qui clignotent
sans parvenir à s’éteindre pour de bon
des rites auxquels il ne croit pas encore
qu’il retourne pour s’assurer qu’ils ont bien un dessous,
tout a été ratissé plusieurs fois
il en conclut que la terre est fatiguée
qu’il devient difficile de s’amuser
à part moquer les puissants
à part courir en tous sens
pour échapper au mouvement pendulaire

mêmes plis sur le front
ils partent de deux points opposés
ils vont se croiser dans le jardin
ils diront au vieux sculpteur qu’eux aussi aiment les hanches larges
les chevilles dont on ne fait pas le tour avec la main
« hé l’ami, on dirait que ta statue sort de l’eau »

lui s’est tourné vers la maison
devenir est le mot qui lui vient
à travers les murs il voit les gens et les fauteuils
la poutre avec son inscription
le ressac de sa mémoire qui décroche tout
il gribouille trois mots dans son carnet
devenir, il l’encadre