Jean Perguet, Journal du dimanche 31 mars 2019
Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, édition originale en 1953, réédition Gallimard, Folio, 2000.
Je ne me souviens plus grâce à quelle lecture ou quelle discussion j’ai compris que, par les célèbres fictions dystopiques, Fahrenheit 451 nous avait échappé. D’autant plus intéressant que ce livre, contemporain de ma naissance, devait résonner avec les préoccupations de ma mère, professeur en lettres. C’est Chantal qui l’a lu en premier et qui conclut « il faut absolument que tu le lises ! »
Je dois dire que ce récit fonctionne radicalement. Une dystopie, très noire mais que l’on ne peut plus quitter. Encore un livre qui m’embarque pour le meilleur et pour le pire. Il y a du lyrisme, du suspense, de l’action, de la tragédie et, sous couvert de fiction, de la philosophie. On s’attache vite au pompier Guy Montag ; on lutte avec lui, on se révolte, on doute, touché par le sujet si contemporain de la « fin du livre » — qui certes ne meurt pas calciné dans un autodafé programmé et organisé, mais meurt (livres ou toutes formes de lectures longues) noyé dans un océan virtuel de publicités, de News, de messages, et vaincu par l’image (clip et séries — série, l’art de couper en courtes séquences une vie longue) ; mais aussi, paradoxalement, l’océan de dizaines de milliers d’ouvrages imprimés, distribués, exposés et rapidement massicotés pour laisser place à la marée éditoriale suivante ; ou l’embrasement de l’autoédition, nuage invisible mais écologiquement calorifère qui s’égoutte cependant en impression à la demande — et qui prémonitoirement est évoqué (page 91) : « Imaginez le tableau. L’homme du XIXe siècle avec ses chevaux, ses chiens, ses charrettes : un film au ralenti. Puis au XXe siècle, on passe en accéléré. Livres raccourcis. Condensés. Digest. Abrégés. Tout est réduit au gag, à la chute. Les classiques ramenés à des émissions de radio d’un quart d’heure, puis coupés de nouveau pour tenir en compte rendu de deux minutes, avant de finir en un résumé de dictionnaire de dix à douze lignes. J’exagère c’est sûr… »
Et non, il n’exagère pas, au XXe siècle on résume même en moins de 120 caractères. On ne sait plus ce qui est vrai et ce qui est faux ; il faut faire appel aux Décodeurs du Monde. On confond corrélation et causalité, nombre et exactitude.
« Condensé de condensés. Condensés de condensés de condensés… La politique ? Une colonne, deux phrases, un gros titre ! Puis tout se volatilise. »
Au fur et à mesure que je lis, je transpose. Effrayant.
Oui, c’est réellement une dystopie de référence que j’aurais dû lire avant. 1953. Science-fiction ? Politique-fiction ? Pas si sûr !
« Si vous ne voulez pas qu’un homme se rende malheureux avec la politique, n’allez pas lui casser la tête en lui proposant deux points de vue sur une question ; proposez-lui-en un seul.
[…]
Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de “faits“, qu’ils se sentent gavés, mais absolument “brillants“ côté information.
[…]
Ne les engagez pas sur les terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie pour relier les choses entre elles. C’est la porte ouverte à la mélancolie. »
Heureusement, nous avons encore, ici une belle bibliothèque où même Fahrenheit 451 est disponible en livre et en livre audio, pour mieux endiguer la menace.