incertain regard – N°20 – Eté 2021 : “Les yeux fertiles” ou comment l’aventure des “Livres pauvres” s’est installée à la Bibliothèque Paul-Éluard d’Achères
J’ai commencé à réaliser des “Livres pauvres” en 2013, à l’occasion d’un salon du livre d’artiste qui se tenait à Bruxelles, amicalement sollicité par Armand Dupuy et Daniel Leuwers, “père” du concept.
J’ai été très vite séduit par l’objet, la rencontre artistique (la plupart du temps, nous ne nous rencontrons pas, tout passe par La Poste) entre un texte poétique, généralement court, et une intervention plastique toujours originale – dessin, peinture, collage – sur une simple feuille de papier à dessin pliée. Quelques exemplaires – de 3 à 6 – originaux, manuscrits, peints, numérotés et signés par le poète et le plasticien, tout cela hors commerce !
La singularité de ces livres pauvres tient pour moi à ce que l’intervention plasticienne “n’illustre” pas le texte (il m’arrive d’ailleurs plus souvent de travailler sur une page blanche que de réagir à un texte), pas plus que le texte “n’illustrerait” le dessin ou la peinture proposés ; il s’agit bien d’une “rencontre” entre deux expressions artistiques qui entament un dialogue souvent surprenant, toujours excessivement riche. Je suis toujours ravi quand un livre que j’avais préparé (dessin ou peinture) me revient avec un texte que je n’avais pas imaginé : divine surprise par laquelle le texte du poète me fait voir autrement ce que j’avais conçu. C’est bien ce qui m’attache à cette forme de création, cette complicité artistique qui s’accomplit dans la beauté d’un geste non commercial, geste artistique pur.
C’est également une expérience picturale et graphique très riche, où l’on travaille sur l’espace plié d’une feuille, en prévoyant qu’un texte y prendra place, dans des formats très différents les uns des autres, parfois très petits, en usant de techniques variées qui viennent enrichir notre pratique plasticienne. Il y a là une liberté créatrice qui rejaillit sur mon travail de plasticien, le livre pauvre me conduisant à explorer de nouvelles pistes artistiques. Ainsi, un dialogue s’instaure entre les livres pauvres auxquels je participe et mon activité picturale et graphique par ailleurs. Les deux domaines sont liés, étroitement.
C’est ainsi que j’ai pu collaborer à un ensemble de livres pauvres, avec de nombreux écrivains et poètes, la frontière n’étant pas un obstacle pour réaliser des livres avec des poètes d’autres contrées !
Et l’aventure continue …
En 2016, lorsque la bibliothèque Paul-Éluard m’a proposé d’exposer mon travail, j’ai souhaité qu’une journée du “Livre pauvre” ait lieu, pendant la durée de l’exposition, journée pendant laquelle travailleraient ensemble, sur place, et en public des poètes et des plasticiens. L’idée était que ce dialogue si fécond passe, le temps d’une journée, par la rencontre “vraie” entre artistes, ce qui n’a jamais lieu en temps ordinaire, les livres en préparation voyageant entre plasticiens et poètes par voie postale ; ce qui fait que très rares sont les rencontres entre nous, et jamais autour de l’objet créé. Or, quelques expériences menées m’avaient montré l’incroyable richesse d’un travail ensemble, dans le temps réel de la création d’un livre. Il y a, pendant que poètes et plasticiens travaillent sur ces objets artistiques communs, une énergie qui se développe, sans qu’il soit absolument nécessaire que le partage passe par la parole : l’instant poétique est là, vécu, moments rares, alors que les uns comme les autres sommes plutôt habitués à un travail solitaire, à la table et dans l’atelier. C’est aussi un temps de “vérité” de la création, exercice difficile où il s’agit de réagir sur le champ à une proposition textuelle ou picturale : il en faut, de l’énergie et de l’expérience pour aboutir à quelque chose de fort, à cette alchimie de la relation créée entre le texte et le dessin ou la peinture !
Et le public ressent bien cela, la rareté d’un moment privilégié de création dont il est le témoin, comme s’il pénétrait dans l’intimité de l’atelier ou du bureau … Moment qu’il partage avec nous, découvrant à l’occasion que la création artistique est d’abord du travail, acharné, dense, réfléchi.
Nous avons donc réalisé cette année-là un ensemble de livres qui ont constitué le début d’une collection : “Les yeux fertiles”, destinée à la bibliothèque Paul-Éluard. Car l’idée a très rapidement pris forme de faire de cette journée du “Livre pauvre” un rendez-vous annuel de création, réunissant poètes et plasticiens, et d’enrichir ainsi la collection. C’est l’enthousiasme des participants, artistes comme public, qui a permis que cette expérience perdure, et devienne en quelque sorte “institutionnelle”, grâce bien sûr à la Direction de la bibliothèque qui est aujourd’hui porteuse et maîtresse d’oeuvre de ce projet. Et j’en suis personnellement enchanté…
incertain regard – N°13 – Novembre 2016 : La recherche en réseau et en « suspend »
Rencontre avec Dominique Lardeux
par Claudine Guillemin
« Tout mon travail est […] de rechercher l’essentiel par son minimum ». Marthe Wery
Dominique Lardeux, vous avez participé à des expositions collectives et personnelles à travers le monde depuis 1987, Pise, Moscou, Copenhague, Saint-Pétersbourg, Barcelone, Florence, Pékin, New York et Bruxelles où vous présentez des livres pauvres au Salon du livre d’artiste depuis 2013. À la Bibliothèque Multimédia Paul Eluard d’Achères, votre exposition durera du 30 septembre 2016 au 4 février 2017.
Dès l’accueil, deux tableaux placés comme un livre ouvert, donnent d’emblée l’envergure de mondes complexes où se côtoient simplicité et complexité, simplicité par les formes élémentaires, les couleurs et le rapport structure/fond, complexité par les arrangements inextricables, nuances et juxtapositions produisant des sensations optiques inattendues, infinies, insaisissables. Vos travaux relèvent d’une analyse minutieuse des choses de la nature, de déconstruction suivie de reconstruction insoupçonnée. Avez-vous été influencé par des écrivains ou des artistes ?
J’élabore un langage plastique personnel. J’ai été marqué par les construction/déconstruction de François Rouan. Dans les années 1970/71, le mouvement support/surface m’a intéressé. Je m’interroge sur la légitimité de la peinture à l’heure actuelle.
Nous avons comme point commun d’être de formation scientifique. Ma fille Lucie Guillemin m’a donné des références pour orienter nos rencontres. Suivez-vous comme Josef Albers une démarche expérimentale ?
Ma culture scientifique m’apporte une façon de considérer les choses dans leur structure générale, leur forme, comme dans leur constitution interne, façon de lier infiniment petit et infiniment grand ; ma démarche artistique demeure très empirique, faite à la fois de rigueur dans les procédures employées, et d’acceptation dans ce qui peut advenir au fur et à mesure de la progression du dessin ou de la peinture.
Je pars d’une idée générale, assez précise, choisis les médiums, le support, le format, définis une procédure graphique et/ou picturale, et commence par un trait, ou une ligne sur la page blanche, ou sur le fond coloré ; le deuxième trait vient s’appuyer sur le premier, etc. Ainsi progresse le dessin (ou la peinture), sans que je sache a priori ce qui va se produire, si ce n’est l’aboutissement à une forme globale que je souhaite aussi simple que possible qui renvoie à quelque chose qui peut être très chargé de sens. Ce qui se passe « dedans », dans le détail, invite le spectateur à une autre contemplation, une autre réflexion.
Recherchez-vous les formes élémentaires et l’infinité de l’hétérogène ?
Ma culture et mon intérêt marqué pour les détails me font considérer que toute chose du monde est construite par accumulation de formes élémentaires, donnant une infinité de formes et de matières possibles. La simplicité des signes utilisés pour une infinité de formes possibles me séduit par la force d’évocation qui en découle… Ce qui m’intéresse, c’est que la répétition de traits tous à peu près semblables puisse aboutir à des formes, des structures, des évocations très différentes les unes des autres, ouvrant ces possibles.
Choisissez-vous d’utiliser le dessin en noir et blanc plutôt que la peinture en fonction du sujet ?
Dessin et peinture sont deux facettes de mon travail, qui dialoguent entre elles, se nourrissent mutuellement.
Utilisez-vous le dessin comme ébauche sur papier avant de passer à l’acrylique sur toile en grand format ?
Le dessin n’est pas pour moi le lieu d’une préparation à quelque chose qui serait plus imposant ; il prend de plus en plus d’importance, devenant une pratique plasticienne essentielle.
Vos formes en général ont quelque chose d’organique, des rondeurs vivantes qui dégagent une énergie positive, une part d’humanité. Repoussez-vous les installations géométriques comme celles de Cécile Bart ?
L’abstraction géométrique ne me touche pas. Je me sens davantage attiré par les artistes de l’abstraction dite « lyrique », ou « libre », là où l’aléa occupe une place essentielle, chez Kandinsky comme chez Joan Mitchell. J’aime ce qui « échappe » à la logique pure, ce qui ressort de la surprise, de la décision de l’instant, du choix de l’artiste. Les choses de la nature sont le produit du chaos, du désordre, de l’aléatoire autant que de l’ordre. Mon travail renvoie toujours au vivant. Le rapport au monde est d’autant plus fort qu’il n’est pas fixé par une image identifiable immédiatement ; mes titres, par référence aux formes Les Oves, aux modes de composition Les Combinaisons, aux modes de fabrication de l’image Les Trames ou aux problématiques vitales : Nouer-dénouer, renvoient au réel.
Vos encres et vos dessins à l’ampélite (schiste riche en matière organique que M. Conté, inventeur du crayon de bois dans la Sarthe, inclut entre deux lames de cèdre en 1794 au moment du blocus économique avec l’Angleterre) provoquent des vibrations différentes selon le point de vue. Des formes qui semblent libres apparaissent ou disparaissent dans une mouvance indéfinie. On voudrait capter un instant qui réfléchit en soi une idée. Utilisez-vous la lumière et la densité comme matière dans la recherche de « l’abstraction » ?
En accordant une importance toute particulière à la lumière, je ne fais que me situer dans la grande tradition classique de la peinture. Sur la feuille, c’est le noir posé qui, en diminuant le blanc, crée la lumière. La densité du noir crée l’illusion du volume et les contrastes. Le travail au trait sur un papier à grain laisse toujours du blanc et donne paradoxalement au noir sa profondeur et son intensité. En peinture, le jeu des contrastes de couleur et de lumière donne l’illusion de la profondeur ou de « l’en-avant » de la forme. Dans la Grande Trame n°2, le trait jaune à l’intérieur de chaque élément irradie et donne l’illusion que le fond blanc est coloré.
Les fils suivent-ils une idée et permettent-ils de passer du concret à l’abstrait ?
Dans le dessin, il y a une dimension de « jeu d’esprit » ; l’engouement très rapide des artistes pour la perspective géométrique, à la fin du XVe siècle ne tient pas seulement à la capacité d’un modèle mathématique à rendre compte du réel par un mode de représentation « objectif ». Il s’agissait aussi de concevoir un espace imaginaire au plus proche du réel par un pur jeu de lignes obéissant à des lois mathématiques : jeu de lignes, jeu d’esprit, qui met en évidence combien le dessin est d’abord et avant tout affaire de conception relevant du dessein, du projet. C’est ce qui me conduit très souvent dans mon travail, mais jusqu’à épuisement du concept. Le « fil » qui s’enroule sur lui-même obéit dans sa création graphique à une logique stricte, mais le medium utilisé – la pierre noire –, le grain du papier, l’échelle du dessin, viennent à un moment, lorsque la densité devient trop grande, ou que les enchevêtrements deviennent trop petits, anéantir cette logique « pure » pour laisser la place à l’aventure graphique ou picturale. L’acuité visuelle a ses limites, l’acuité graphique si on peut parler ainsi ; le trait se « dissout » dans sa multiplication, alors autre chose émerge, qui ne ressort plus de la logique. C’est la force du dessin que de se retourner contre lui-même pour offrir – peut-être – du sens.
Chacune de vos séries correspond-elle à une période différente ?
Il s’agit d’aller dans une direction, de développer, par la série, les variations possibles : il y a un épuisement de ces variations du point de vue artistique qui conduit à la fin de la série. Une nouvelle peut alors commencer. Les séries sont liées entre elles ; des constantes apparaissent au fur et à mesure de leur développement.
Dans une même série, vous créez du relief en superposant des tonalités ou des couleurs différentes, comme dans Voici, trouvé ou en les juxtaposant comme sur Nouer – Dénouer 1 où chaque fil est encadré par sa couleur complémentaire. On a envie d’aller voir derrière ou dessous, chercher le bout du bout. Avez-vous aidé votre mère ou votre grand-mère à refaire des pelotons de laine à partir de pulls détricotés ?
Tricoter et détricoter a du sens dans la vie, je le rapproche des notions de construction/ déconstruction. Nos mères détricotaient un pull, en faisaient des pelotes, pour tricoter un autre vêtement : un cycle s’opère, mais allant toujours vers du nouveau : cycle ouvert, comme notre monde complexe où les choses s’enchevêtrent dans ce qui semble un chaos indescriptible pour finalement aboutir à un ordre temporel et spatial.
Vos couleurs ne sont pas mélangées, mais emmêlées. Dans le diptyque Les Combinaisons, les fils sur fond rouge semblent plus lâches en bas sur le fond vert. Est-ce rationnel et réfléchi ?
Je travaille très précisément mes couleurs avant de les poser sur la toile où elles jouent entre elles. Un jaune ne réagit pas de la même façon sur un fond vert ou rouge. Les deux parties du diptyque ont la même forme générale, un ovale. Le fond coloré « vert » – en fait un gris coloré – apparaît plus foncé là où les espaces entre les lignes colorées sont plus étroits : le gris ressort en contraste avec les couleurs saturées des lignes.
Les fonds unis font émerger vos inventions abstraites mais nous perdent aussi. Face à Composition 2, on peut imaginer des galets en position improbable. Laissez-vous chaque observateur y puiser ses images mentales ?
La surface de la peinture ou du dessin est une médiation ; l’œuvre ne vit qu’au travers du regard du spectateur qui va dialoguer avec elle, ressentir des émotions qui lui sont personnelles, entamer sa propre réflexion. J’invite à la méditation. Je voudrais lui permettre le temps de la contemplation, comme en écho au temps de la réalisation. L’œuvre est un condensé de temps, de gestes, de choix, de culture ; elle ne se révèle parfois qu’à la deuxième rencontre, voire plus …
À Achères, tout est structuré, impeccable. J’apprécie l’individualité des grands formats et leur résonance avec les œuvres juxtaposées, la minutie des détails, les entrelacs, les volutes, les enveloppes des fils, les dualités simplicité/complexité, tout/partie, devant/ derrière et surtout les livres pauvres comme les deux anagrammes de PAUVRE entre gouttes colorées. Les titres surprennent : Musiques liquides de Michel Butor. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de les réaliser ?
Pauvreté des moyens, richesse des contenus. En 2013, Philippe Marchal, m’a invité à participer au salon « Histoires de Livres », et à concevoir la couverture de la revue « Ici et maintenant », ouvrage unique constitué de pages originales. Puis, Armand Dupuy m’a proposé d’en faire un avec lui. Daniel Leuwers, a développé le concept de René Char « Livre Pauvre », simple feuille de papier pliée réalisé en quatre ou six exemplaires originaux hors commerce, fruit de la relation entre un dessin, un collage, une peinture d’un plasticien et le texte manuscrit d’un poète. Un exemplaire entre dans la collection initiée en 2002 au Prieuré Saint-Cosme, qui en contient plus de 2000, un revient au poète, un au plasticien, et le dernier va faire l’objet d’expositions; belles rencontres par voie postale, pour moi espace de liberté, d’expérimentation, avec la diversité des formats, des pliages, où le « jeu » spatial est essentiel.
Les deux Oves m’ont particulièrement touchée. L’ouverture horizontale sépare une base stable à la pierre noire de la trame au crayon de couleur bleue. Par contre, l’ouverture vers le bas tranche méchamment l’Ove rose.
En 2015, j’ai réalisé un ensemble de deux « Oves » roses pour l’exposition collective « La vie en rose » à l’espace B2Art de Bruxelles. Il se trouve que le mois d’octobre est consacré à la lutte contre le cancer du sein : j’ai alors compris à quel point, j’avais été « imprégné » en quelque sorte par ce fléau du cancer, sans avoir consciemment voulu l’évoquer… Telle est la force incroyable de la création artistique.
Pour clore nos propos, quel serait le message essentiel que vous aimeriez faire passer ?
Essayer de créer un langage plastique propre, avec des choix esthétiques clairs demande du temps, de la rigueur, demande de ne pas être complaisant avec soi-même – ou plutôt avec ce que l’on fait -, et de maintenir un niveau le plus élevé possible d’exigence. Aller à l’essentiel, épurer, considérer que la création artistique est avant tout une recherche intransigeante…