GUILLARD Patrick

incertain regard – N°20 – Eté 2021 : Note de lecture : En passant, Gérard Noiret, dessins de Jean-Louis Gerbaud, Obsidiane, collection Le carré des lombes, 2019

J’ai longtemps hésité à écrire une note sur ce recueil. Tout simplement parce que différentes lectures m’en offraient des paysages différents d’une part, et d’autre part, parce que j’ai eu la chance de connaître Gérard Noiret au travers des chantiers d’écriture qu’il anima à la bibliothèque multimédia Paul Eluard d’Achères.

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Il n’est jamais facile d’écrire sur quelqu’un qu’on connait de chair et d’os.
Qu’est-ce qui finalement a levé mes inhibitions ? En ces temps de pandémie cet ouvrage m’inspirait : chacun actuellement se trouve confronté à des microscènes de bonheur (ou l’inverse), chacun peut même solliciter sa mémoire en un voyage immobile.

Et se mettre à écrire.
Se mettre à écrire : voici une solution pour sortir du bruit médiatique voire de la sidération occasionnée par la Covid-19, prendre un crayon et devenir attentif au monde et micro-monde qui nous entourent.

Cet ouvrage nous servit, nous servira donc deux fois :
La première, en lecture de chevet ou en nous accompagnant lorsque nous cheminons, glissé dans l’étui de notre ordinateur. Sorti de façon impromptue, quand nous souhaitons souffler, ouvrir une parenthèse.
Et la deuxième, le stylo à la main, attentif à des moments fugaces qui jalonnent ce confinement, l’écriture offrant un recul utile afin de se retrouver.
Pensons donc ce livre comme une invitation à l’écriture, une source d’inspiration.

Poussons l’économie de la description jusqu’à ne plus mettre qu’une scène se suffisant à elle-même,

ZOÉ

Difficile
De sourire à l’objectif
la bouche pleine
surtout si l’on a perdu
deux incisives
et que le soleil
au-dessus des péniches
vous éblouit

 

qu’une image qui éveillera une émotion,

PARVIS

Entre les seins bronzés

À l’étroit dans le corsage

La croix en or

Comme

Le diable dans le bénitier

 

qu’un raccourci saisissant qui élargit notre horizon et titille nos valeurs,

CHARITÉ

Sur les containers

Ici et là dans les rues

Une mention le rappelle

Après recyclage

Les vieilles peaux

Serviront aux miséreux

 

Picasso copiait ses peintres préférés, La Fontaine piochait dans Ésope. Pourquoi ne pas utiliser la même démarche que ces grands et l’appliquer aux poèmes de Gérard Noiret ; faire d’En passant une source d’inspiration, de création littéraire ? Inventorions les petites perles qui, en passant, nous entourent et faisons-les briller, polissons-les, humblement, pour embellir notre vie.

incertain regard – N°20 – Eté 2021 : Note de lecture : Robinson Crusoé, Daniel Defoe, 1719

Robinson Crusoé : la vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé de York, marin, qui vécut 28 ans sur une île déserte sur la côte de l’Amérique, près de l’embouchure du grand fleuve Orénoque, à la suite d’un naufrage où tous périrent à l’exception de lui-même, et comment il fut délivré d’une manière tout aussi étrange par des pirates. Écrit par lui-même, Daniel Defoe, 1719 (première traduction en français par Thémiseul de Saint-Hyacinthe et Justus Van Effen en 1720)

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Tout le monde connaît le titre. Pourtant qui a lu ce classique intégralement ?
Survivaliste involontaire et résilient à toute épreuve (les termes n’existaient pas) Robinson affronte les affres de la survie, de la solitude, de la peur du lendemain, du manque de communication. Il traverse une crise mystique qu’une fièvre délirante et une bible viennent éclaircir. Vingt-huit ans plus tard l’épilogue se révèle heureux. Mais qu’en est-il de la réalité ?
Daniel Defoe s’est inspiré de la vie du corsaire Alexander Selkirk débarqué en mai 1704 dans l’île Más a Tierra.
Quatre ans et quatre mois plus tard ce dernier retrouve la compagnie de ses semblables, au début il s’exprime de manière inintelligible. Et plus tard, continue de se promener en peau de chèvre… Il n’est pas nécessaire de confronter la fiction de Defoe à la réalité de Selkirk pour se laisser porter par la langue de ce romancier.
A lire à l’abri des giboulées de mars pour conserver sa vigueur morale en temps de covid.

incertain regard – N°20 – Eté 2021

Axis mundi

Les branches du grand chêne brun
miment le temps long.
Le mien est-il si incertain ?

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Mes anges

Pique, fébrile et vire d’aile
la mésange vive s’active.
Jusqu’à quand ?

 

Cerise de mai

cerise gorgée du rouge de mai
ta saveur emporte les affligés
abrutis de labeur

 

Mère de toute vie

Elle te bat, glace tes paupières, réveille tes sens.
Elle coule en toi sur toi. Parfois tu étouffes, tellement celle-ci emplit ta gorge, tue ta respiration. Il faut faire vite, s’extraire de là : Bouge.
Pense !
Tu as beau chasser le confus kaléidoscope de ta vie, ta fièvre, la douleur inonde ton présent : Ressaisis-toi !
Tu as beau remuer ; tes poumons brûlés, le tee-shirt collé à ta peau : Ton sang encore tu bois !

Depuis que les effluves du diesel te lèchent de leur miel toxique,
depuis qu’elles ont empli de confusion ta cervelle bohème,
ton mental se cavale, mon petit dératé ataxique.

Ta voiture a versé dans le virage ; l’étincelle de vie t’a saisie ; réveillé, nimbé de brumes ton horizon sans lunettes désespère ; ton cœur bat la chamade,
Camarade.

La neige, pleine, s’acharne sur une silhouette hésitante sortant de l’habitacle. Les fumées âcres lèchent le toit.
Depuis quand ?

Satané virage, saleté de verglas – phénomène naturel de transformation, les différents états de l’eau, ça tu connais – comme te l’apprenait ton institutrice…
Un sourire intérieur dessine tes lèvres.
Mais stp, pour l’amour de tes enfants dégage, arrache-toi, sors de là.

Te faut-il tant d’épreuves physiques, tant de preuves lyriques pour mériter demain ?
Et pourtant tu te sens revivre.

incertain regard – N°19 – Hiver 2020 : Ma petite sorcière

dédié à Lou Ynne

Ah ! Bientôt le trente et un, me voici de retour, enfin.

Je trouverai des perles d’eau
Pour t’habiller en joyaux des nuages
ils te nimberont d’une peau arc-en-ciel
Sous le ciel vermeil

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Je ferai dans les estuaires pleuvoir
Pour que tu puisses enfin me voir
J’ai cet espoir, au moins un soir.

Je t’envoûterai encore
Pour que tu me désires fort,
Octobre va passer,
Me voici contenté.

Méfie-toi ma sirène de ces paroles
Ne les prends point à la légère
Ne me prends pas pour un troll
Avec orgueil fol

La dernière qui s’est moquée
En pierre moussue je l’ai figée
je sais ce qu’aimer veut dire
Et ne supporte pas t’imaginer partir.

Mets-toi sur ton trente et un
Car c’est un jour certain :
Le seul jour de mon retour.

Je te jetterai des sorts
Pour que tu m’aimes encore
Aujourd’hui tu le sais bien
Oh ! D’octobre c’est le trente et un.

Mariée à ma poussière d’étoiles
Respire ma sorcière cet or, ce voile.
Ton souffle me donne vie
J’en suis le premier surpris.

Mes molécules disséminées
se sont intriquées dans les nuées, se sont mêlées,
Mes morceaux dispersés
Depuis un an ont lentement fusionné.

Tomberont les feuilles d’automne encore longtemps
Tonneront les cieux verts quand je me poserai
Dans la plaine inondée sous un jour fragile
Malgré ce sort funeste je reste agile,

Je me changerai en tempête
Pour caresser tes gambettes !
Halloween arrive maintenant, là
Sous la lune, une tendre amie à moi

Combien de temps pourrais-je encore
Lutter contre ce maléfice ?
Un soir, un jour pour être à nouveau complice
Ai-je tort ?

Mon amie ma mie, je veux partager avec toi
La fureur des océans, le bruit des maelstroms
Qui m’animent,
Comme la rosée que chaque matin je dépose,
J’aime que sur toi elle repose.

Je figerai les vents pour ton oreille
Entends mon silence, ma voix vermeille
Te susurrer des mots cassis, des mots grenades
De sifflants zéphyrs rouges de chaleur
Qui embrasent tes lèvres purpurines et fleurs

Regarde autour de toi, Ma Lou Ynne
Écoute sens puis va, tu as l’ouïe fine
Écoute le murmure de mon vent
Oui, ma douce, tu m’entends.

Je murmurerai des feuilles d’automne
Pleines de sucré et saveurs de pomme
Mais déjà passe le trente et un
Aux nuées je m’en vais retourner.
A nouveau je me sens constellé

Nous n’aurons pas l’amertume de vieillir ensemble

incertain regard – N°19 – Hiver 2020 : Note de lecture : Printemps silencieux, de Rachel Carson, traduit de l’américain par Jean-François Gravrand, Wildproject, 2009

« Et puis un mal étrange s’insinua dans le pays, et tout commença à changer. Un mauvais sort s’était installé dans la communauté, de mystérieuses maladies décimèrent les basses-cours ; le gros bétail et les moutons dépérirent et moururent. Partout s’étendirent l’ombre et la mort. Les fermiers déplorèrent de nombreux malades dans leurs familles. En ville, les médecins étaient de plus en plus déconcertés par de nouvelles sortes de dégénérescences qui apparaissaient chez leurs patients. Il survint plusieurs morts soudaines et inexpliquées, pas seulement chez les adultes, mais aussi chez les enfants, frappés alors qu’ils étaient en train de jouer, et qui mouraient en quelques heures. » (p.28)

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S’AGIT-IL D’UN MAUVAIS LIVRE DE SCIENCE-FICTION ?

« Il y avait un étrange silence dans l’air. Les oiseaux par exemple – où étaient-ils donc passés ? On se le demandait, avec surprise et inquiétude. Ils ne venaient plus picorer dans les cours. Les quelques survivants paraissaient moribonds. » (p.28)

EST-CE EN FRANCE ?

« Dans les gouttières, entre les bardeaux des toits, des paillettes de poudre blanche demeuraient visibles ; quelques semaines plus tôt, c’était tombé comme de la neige sur les toits et les pelouses, sur les champs et les ruisseaux. » (p.28)

NON, EN FRANCE ON NE PULVÉRISE PAS AUSSI PRÈS DES ÉCOLES

« Ces oiseaux possèdent un régime alimentaire qui les rend particulièrement vulnérables aux produits insecticides, et fait ressortir leur perte jusque sur le plan économique. Torchepots et grimpereaux absorbent en effet un nombre considérable d’insectes nuisibles aux arbres ; le menu de la mésange est aux trois quarts composé de matière animale : insectes aux trois stades de leur vie, œuf, larve et adulte. » (p.121)

« Dès le lendemain matin, on a pu constater que les pluies n’avaient pas apporté que de l’eau à la rivière : des poissons nageaient en rond, à la surface ; parfois, l’un deux se jetait sur la berge ; d’autres se laissaient prendre à la main. Un cultivateur en a porté quelques-uns dans un bassin alimenté par une source ; ceux-là ont recouvré la santé dans l’eau pure, mais la rivière bientôt n’a charrié que des poissons morts. Et ce n’était qu’un commencement, car toutes les pluies subséquentes ont amené davantage de poison dans l’eau, et tué de nouveaux poissons. […] Les victimes recueillies dans cette rivière, et dans le réservoir Wheeler, comprenaient les poissons favoris des pêcheurs, perches et autres, et des individus plus grossiers, comme des carpes » (p.146)

OUF, CE N’EST PAS À ACHÈRES.
QUOIQUE LE 3 JUILLET DERNIER… L’INCENDIE AU SIAAP…

Oui vous avez deviné, c’est du passé.
(?)
La biologiste américaine Rachel Carson s’est penchée sur le DTT et autres substances nocives pour l’environnement. Elle a publié Printemps silencieux en 1962. Elle a reçu la médaille présidentielle de la liberté, la plus haute distinction civile des États-Unis.

DANS QUEL MONDE VIVONS-NOUS ?

 

incertain regard – N°18 – Eté 2019 : Note de lecture : Paroles de paix, recueillies et présentées par Bernard Clavel, Albin Michel, 2003

Ce matin en ouvrant la fenêtre les pies effectuaient un ballet incessant devant le cerisier. J’ai voulu commencer cette journée tranquillement et en paix. Plutôt que d’être assailli par les nouvelles alarmistes de la radio j’ai ouvert ce petit livre : Paroles de paix.

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On croque ce recueil très rapidement, d’ailleurs il fait partie de la collection Albin Michel Jeunesse. Le livre est donc petit, les extraits courts mais ils permettent de laisser sa pensée flotter sur ces paroles. Réfléchir, poser des mots sur les maux des hommes, afin de ne pas être passif, car la réflexion est déjà une action. Action en pensée, expérience de pensée qui permet d’anticiper des situations à venir avec des arguments, des outils pour au moins ne pas se laisser envahir par des discours convenus.

Une façon de voir notre monde autrement.

Et surtout, si la “promenade” littéraire plait, les sources des textes sont citées à la fin du livre. Un peu plus d’une page de renvoi permet au lecteur d’approfondir sa réflexion, de se poser dans ce monde où chaque journal télévisé vous impose sa dose de violence ; comme si entre les hommes il n’y avait que venin.
Pour cultiver un peu la paix. On ne présente plus Bernard Clavel.

 

incertain regard – N°18 – Eté 2019 : En écrivant avec Baptiste-Marrey

Мы принимаем ту любовь, которую по нашему мнению заслуживаем *

Beardy avait réuni quelques amis dans sa librairie, La Baleine, rue Bachmann à Montmartre, pour fêter la publication de sa nouvelle traduction du Voyage en Arménie, un texte du poète russe Ossip Mandelstam, datant de 1930.

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– Vous connaissez le russe ? lui avait demandé courtoisement Pierre Oster, je ne savais pas.
– J’ai été aidé par Laure Bietry.
Il avait désigné une jeune femme aux cheveux blonds, légèrement roux, qui feuilletait un livre à l’écart.
Bien qu’à l’autre bout de la salle, à la mention de son nom, elle leva la tête dévoilant ainsi sa nuque pâle posée sur un fin pull mérinos.
Elle adressa un sourire ténu à Beardy.
On sentait une force intérieure, une énergie contenue dans ce corps frêle parsemé de taches de rousseur.
– Cette jeune femme tout en discrétion ? En quoi vous a-t-elle aidée ?
– Elle est peut-être jeune de silhouette, mais elle connaît les tréfonds de l’âme russe.
– Comment donc, vous vous moquez.
– Elle est russe de par sa mère, ouzbek de par son père, anglaise de par son grand-père. Sa famille est le creuset d’un mélange savoureux de nations aux destins tragiques.
– Ceci n’explique rien. On se connait assez pour que je vous dise que vous me jouez du pipeau. Dans votre traduction j’ai retrouvé votre sensibilité coutumière. La peinture de la société et les états d’âme d’Ossip qui se sait perdu. Votre patte s’adapte bien à son écriture…
– Outre sa connaissance des langues, reprit Beardy, elle a su développer une pensée tout en finesse pour s’accommoder de ce brassage, ce chaos de l’histoire.
– Là vous commencez à m’intéresser. Vous prendrez bien un peu de ce brandy, il en reste un fond.
Beardy arracha d’un geste sec le verre de sa main libre. Il ne buvait plus que de l’eau, ce qui ne manqua pas d’étonner Pierre. Il caressa sa barbe de trois jours qui masquait les traits un peu durs de son visage.
– Vous voyez ce livre, dit-il, en tapotant une pile sous sa main gauche. Il fut une époque où des Russes en apprenaient le texte par cœur pour sauver une oeuvre, perpétuer une mémoire, un message. Et certains de ces poèmes, de ces romans, connus à la virgule près, sont passés en Occident comme cela. Grâce à cela.
– Oui on m’en a déjà parlé. Pour éviter la déportation sous Staline, pour contourner la censure, des intellectuels mémorisaient des ouvrages entiers. Une autre époque. Qu’est-ce que ça vient faire là ?
– Laure, je ne sais pourquoi est une de ces mémoires. Elle peut énoncer un roman, le reprendre à partir de n’importe quelle page.
– Bon supposons, mais où cela nous mène t-il ?
– Pour mémoriser ainsi des ouvrages il faut, comme au théâtre, développer une bonne compréhension des personnages. En comprendre les tréfonds et contradictions.
– Un peu comme un acteur capable d’endosser des rôles très différents ?
– Exactement, pointa-t-il. Son bras s’agitait légèrement pour marquer les syllabes. Il desserra son éternelle cravate rouge.
– Mais…
– Mais là est le moteur. Laure est un caméléon mental, elle se glisse dans la peau des personnages.
– Je vous sens ensorcelé. Vous me parlez là d’une immersion totale, coupa Pierre un peu troublé par la tension émanant de Beardy, ses airs de conspirateur. Voulez- vous dire qu’elle se laisse absorber par l’oeuvre ?
– Oui, elle vit l’oeuvre. Elle s’efface pour ne sembler plus qu’un automate, pendant des jours. C’est facile, vous commencez à comprendre…
Pierre qui jusqu’alors buvait ses paroles se rembrunit soudain, se fâchant presque :
– Je vous signale que votre amie est parmi nous. Je vous écoute depuis un moment, elle n’est pas un objet.
Vous me la présentez comme un phénomène de foire, lança-t-il d’une voix dure, tirant un peu le rideau de velours, de façon à être masqué du regard de Laure.
Mais oui mon cher ami, bien sûr qu’elle vous entend, reprit Pierre sur un ton plus adouci. Je crois qu’elle lit plus en vous que vous-même. Peut-être même, déchiffre-t-elle sur vos lèvres ce que votre voix ne dit pas. Un comble pour un homme de votre subtilité.
Beardy qui lui tournait le dos prit alors conscience de sa proche présence.
Soit elle n’est rien de plus pour vous qu’une créature, un monstre de foire, soit vous êtes amoureux et ne le savez pas. Vous ne voulez vraiment pas de ce brandy ?
Il tendit deux verres à Beardy et Laure maintenant à leurs côtés. Elle jetait un œil amusé sur la glace les reflétant :
– Je lève mon verre à ce miroir de nos âmes.

* On accepte l’amour qu’on pense mériter.

incertain regard – N° 17 – Hiver 2018 : La grande compote

Il glisse, slisse et s’énerclis
Des épluchures
De pommes rouges blancs verrailles.

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Il glisse, le couteau,
File sur la chair tendre ou croquante des fruits d’Eve.
La petite lame qu’use le fil des ans, se fond
Bien dans la poigne de la matrone qui
Tourne, dévisse la pelure. Pelure qui s’allonge
En simple tourbillon, spirale ininterrompue sur le journal.
Impacts, taches, tavelures marronnasses sautent d’un geste chirurgical sous le
bistouri rapide.
Le tas diminue
Le tas n’est plus
le journal a rempli son office
Dans la marmite de mon ventre est un grand secret
Mégères alentours qui pleurez dans vos mouchoirs
Jamais n’égalerez
Le secret de cette compote divine.

incertain regard – N° 16 – Eté 2018 : Note de lecture : Dans la lumière et les ombres : Darwin et le bouleversement du monde, de Jean-Claude Ameisen, éditions Fayard et Seuil, 2008

Darwin, vous connaissez de nom.
« OUI, l’origine des espèces ». Qui n’en a pas entendu parler ?
Mais l’homme Darwin, celui qui doutant de l’accueil fait à son ouvrage attendit plus de vingt ans, accumulant les exemples pour illustrer ses thèses et les rendre crédibles. Celui qui ne se résolut finalement à publier que parce qu’il se vit doublé par Alfred Russel Wallace… bientôt son ami. Celui qui dans ses carnets secrets s’effrayait à la réaction de sa femme s’il lui montrait les preuves de la non supériorité de l’homme, de l’inutilité de Dieu…
C’est de cet homme que Jean-Claude Ameisen nous parle. Mais pas seulement.

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Le petit bout de la lorgnette ?
Marié à sa cousine Emma, une pieuse anglicane, Charles sait combien ses « hérésies » posent problème envers la foi. Or Darwin, de santé fragile, ne put accepter de s’opposer frontalement à sa femme qui craignait pour sa vie éternelle. C’est donc dans des carnets secrets qu’il fit part de ses scrupules. Vous savez les scrupules qui vous minent comme la petite pierre pointue qui se glisse entre la sandale et votre pied et qui perturbe votre progression.
Vous trouvez cette comparaison un peu hasardeuse, surfaite, frelatée ? C’est pourtant l’étymologie du mot scrupule (du latin scrupulus), la petite pierre que les soldats romains craignaient lors des marches. Notre naturaliste était un homme à scrupule. Je devrais écrire : scrupules. Car bien des freins le hantaient.

Et il essaya de parer, éviter par avance, toutes les controverses vingt ans durant. Il s’efforça de prouver que sa théorie était fausse pour l’éprouver. Aussi, en 1858, lorsqu’Alfred Russel Wallace voulut publier une spéculation semblable, il sut qu’il ne devait plus attendre. Ce fut donc ensemble, dans une présentation commune qu’ils firent connaître leurs théories.
Et dès 1859 parut De l’origine des espèces.

Un ample tableau largement brossé.
Donner des détails biographiques, faire entrer dans la vie de Darwin, est-ce n’envisager sa pensée que par le petit bout de la lorgnette ?
Jean-Claude Ameisen ne se contente pas de raconter l’homme et son œuvre dans son temps. Il brosse large et loin.
Et donne à voir les incidences de sa pensée, bien des années plus tard, jusqu’au « darwinisme social » et ses errements racistes, jusqu’aux interdictions d’enseigner le Darwinisme dans des états du sud des Etats-Unis, … jusqu’aux cellules souches.
La science de maintenant.

 

incertain regard – N° 16 – Eté 2018 : L’Eschino d’aze

(Les citations sont de Rabelais)

– « Mi ? Déjà là !
– Tiens ! Luc !
– Mais je ne savais pas que tu viendrais. Tu avais dit que…
– Les grands esprits se rencontrent.
– Attends, tu as un cheveu là. » Il joignit le geste à la parole, chose familière qu’il ne s’autorisait que rarement.
Un vent frais atténuait le soleil qui dardait presque vertical sur le puech.

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– « Vous êtes garés où ? On n’a pas vu votre voiture.
– Si forcément… tu l’as croisée, juste après le tracteur et la citerne sur le seul et unique chemin. Tête de linotte, toujours dans la lune.
– Tu sais, le paysage est superbe, tous mes sens sont happés par les blés à peine mûrs et les odeurs portées par le vent. Mes pensées…
– Tu ne changeras jamais. Toujours dans ton monde. Arrête ton lyrisme. Bien sûr que j’ai posé la voiture. Tiens, Chloé est en bas du puech à chercher des fossiles, dans la ravine. Mais cela fait longtemps qu’il n’a pas plu.
– Oui elle ne trouvera rien. Il faut que les pentes du mamelon soient lessivées et révèlent les veines. Maintenant avec les touristes, le coin est connu des boutiquiers ; ils les revendent.
– Tu fais fatiguée » risqua Luc. Mi avait comme d’habitude le teint pâle, blanche comme un cachet d’aspirine ; sa peau ne prenait pas le soleil, au mieux une petite coloration rosée. Seule une Japonaise aurait pu apprécier. Ce qu’elle n’était pas.
Quelques siècles plus tôt, femme à la cour de Louis XIV, elle aurait pu égaler les aristos qui d’une ombrelle se protégeaient des ardeurs du soleil. Etre bronzées, halées, signifiait venir de basse extraction. La conception de la beauté change.
– « C’est le travail, l’année accumulée » répondit Mi.
– « C’est beau, hein ! » Chloé sautait en l’air, tout sourire, manquant de débouler au bas du puech. Elle lorgnait les coulées de marne et ses hypothétiques fossiles.
– « Oui », confia Mi, « regardez au loin : la lumière vibre, l’air vit, chaud, tellement brûlant que l’horizon et les monts voisins tremblent.
– Ici je n’ai pas besoin de mes lunettes, un vrai tableau impressionniste », balbutia Luc. « L’espace est vaste, ondulé sauvage. Avec ou sans binocles ce monde est flou des vibrations de la lumière.
Et je viens de comprendre.
Cette histoire qu’on nous racontait petits ! Letschindaz :
Tu sais, Gargantua traversant le Lozère à la poursuite du diable. Il s’est un moment assis, pour vider ses sabots. Chaque tas a formé un puech.
Oui bien sûr, Letschindaz c’est du patois, du cévenol, c’est l’échine de l’âne, le dos de l’âne et ça doit s’écrire l’Eschino d’aze !
A l’oral je n’avais pas réalisé, pour moi c’était un seul mot. On parle vite, on ne sépare pas les mots et…
– Attends laisse-moi écouter le vent j’ai envie d’être seule… Et il y a des variantes à ce conte. Avec ou sans diable », avertit Mi.
– « Chloé, regarde ! Le vent est tellement fort que si je hausse les bras je peux me pencher en avant, il me porte. Comme une voile avec mon K-way, je suis sûr que même penché un peu plus, un peu plus encore, je tiens debout, tu vois je peux m’incliner. Ça y est une poussière dans l’œil. Rhaa.
– Tu perçois comme les blés ondoient sous le vent. Regarde-les, jaunes, fluctuant comme une vague ! Et là les orangés avec ce soleil qui tombe maintenant un peu… » cria Chloé, des petits fossiles dans ses mains tendues.
« Regarde ma récolte… des Ammonites, des Bélemnites. »

Luc la rejoignait.
– « Attends je ne t’entends pas il faut que tu te rapproches. C’est fou, ce vent assèche tout, regarde là-bas, tu reconnais c’est…
– Quoi ?
– Non rien, j’ai cru voir une ombre immense, une forme humaine se détacher sur l’autre puech.
Mais observe les pins sur l’Eschino d’aze, le seul endroit arboré. Au-dessus un aigle royal : que fait-il à cette heure ? Un gardien ? Il veille sur les esprits. J’aimerais venir plus souvent ici et puis marcher, cheminer au rythme des blés et des masses de granit, errer jusqu’à ce que mon corps fatigue, jusqu’à ce que la lassitude s’installe dans mes muscles ; que l’eau en devienne goûteuse comme le vin.
J’aimerais avancer jusqu’à retrouver le ruisseau qui cavale là-bas et se glisse entre les blocs pour former une cuvette.
Tu vois, me tremper dans l’eau glacée. Sous ce soleil, je suis sûr que c’est faisable. Et puis, sentir la poussière se coller au visage, se mêler à la sueur qui en séchant tire sur la peau.
– Ça va le poète pouet pouet ? » rigola Mi.
– « Ouais j’aime ce coin il m’apaise et me nourrit. Ça me lave de mes soucis.
J’ai envie de rester, d’écouter le vent souffler, d’attendre le froid du soir et le ciel noir puis blanc d’étoiles pour enfin espérer le nouveau soleil montant qui fait flamboyer le matin frais.
Je passe ma vie enfermé. Je passe d’une petite boîte à une boîte plus grande. Je ne vois pas le ciel. Quand je rentre, les nuages, la pollution ou encore la souillure lumineuse de la région parisienne suffisent à m’ôter ce spectacle d’une simplicité grandiose.
Là-bas le jour semble gris. Et puis la fatigue aussi.
Dès septembre pluvieux la lumière paraît moindre, et quand arrive octobre je me lève avec la fée électricité puis rentre dans mon HLM sous le flux des lampadaires.
– Arrête tu vas me faire pleurer », déclara Mi.
– « Tu crois que c’est une vie ? Tiens, là-bas, le paysan, ce point dans le champ est plus vivant que moi. Tous les matins il voit ce spectacle.
– Sous la pluie aussi !
– Sous la pluie et la neige aussi.
– C’est pour ça qu’ils partent. » lança Mi.
« Vivre ici c’est dur, ça ne nourrit guère. Rappelle-toi La Fage et son clocher à peigne. Le clocher des tourmentes en hiver. Qui peut y vivre maintenant ? Combien de vieux garçons ? Ce n’est même pas indiqué sur Google Maps.
– Tu as raison et pourtant ! Gargantua était libre. Il parcourait ces étendues. Son nom est partout inscrit dans ce sol. Et son rire désarçonnait toujours les pédants, les intégristes », lâcha Luc.
– « Je sais, le rire est la meilleure arme. Ce géant n’est que le héros de papier de Rabelais », lança Mi.
– « Il est sa pensée. La marche libère l’intelligence surtout dans ces vastes horizons bleutés. Quand je vois ces rais filtrer à côté des lourds cumulus sur le puech de Mariette et l’Eschino d’aze j’ai envie de parcourir le mont Lozère.
Le temps mûrit toutes choses ; par le temps toutes choses viennent en évidence ; le temps est père de la vérité.”
– Je n’ai pas envie de rentrer la nuit avec cette route calamiteuse », s’exclama Chloé. « Il faut partir. Flo, Fa, Germinal, allez les enfants vous venez !
– Laisse-moi du temps », implora Luc, « je fais mes réserves de bonheur.
– Oh là là ! Monsieur fait des provisions. Non mais regardez-le », déclarèrent de concert les deux jeunes femmes.

La petite caravane s’égrena jusqu’aux lointaines voitures. Les ombres s’allongeaient maintenant et Luc s’emplissait encore les poumons des odeurs alentours.
Il cueillit trois tiges de blé à poser derrière le pare-brise avec son téléphone trop intelligent :
– « Je reste cette nuit. Je prends le sac de couchage. Je veux voir les étoiles.
Jamais je ne m’assujettis aux heures : les heures sont faites pour l’homme, et non l’homme pour les heures.”
– On reste aussi » lancèrent Germinal et Fa.
– « Une autre fois, promis ! » rectifia Luc, en voyant l’oeil désapprobateur de Mi et Chloé.
– « Oui “retournons à nos moutons” » dit Chloé.

Le lendemain, réveillé dès trois heures par le froid qui traversait son mauvais couchage, il surveilla l’aube. Le dos lui faisait mal.
Il but « à pu soif » au ruisseau puis partit à la recherche de l’ombre gigantesque de Gargantua perçue la veille au-dessus de l’Eschino d’aze ; la tombe de Gargantua – dit-on.
Dans Ses pas il sentit le vent porteur de voix lui nettoyer la caboche. Des germes d’idées saines s’y déposaient déjà.

Je m’en vais “rompre l’os et sucer la substantifique moelle […] Croyez-le, si voulez ; si ne voulez, allez y voir.”
Bien des mètres plus bas, dans l’aven de Malaval, sous le puech, le diable dansait en se cognant aux stalagmites excentriques.

 

incertain regard – N°14 – Mai 2017 : La leçon de vie de Théo

               Aurait-on pu dire que le jour pointait ? Etait-ce cela qu’on appelait « entre chien et loup » ? Deux heures qu’il cheminait. Le temps depuis des jours s’annonçait incertain. La route était longue mais l’aube naissante lui semblait généreuse. Sa foulée s’allongeait maintenant. Le cerveau toujours engourdi par le froid il souriait : le corps marchait bien, son organisme répondait encore malgré le poids des ans et des rhumatismes.

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Il avait dû régler cette affaire avec l’administration, impérativement. Et comme la courroie de transmission de sa voiture avait lâché, il lui avait fallu se résoudre à solutionner cet imbroglio à pied. De toute façon, il fallait la garder pour les grandes occasions. Son petit stock de carburant était trop précieux. C’était l’histoire d’une longue journée tout au plus pour revenir au Mas de la Barque.
La lumière blanche inondait la prairie délaissée. Les hommes abandonnaient les uns après les autres. Cette terre était trop dure, le climat trop rude, la pierre partout présente poussait chassant le sol. Il avait dû partir très tôt ; ses chaussures, d’abord mouillées par la trop rare rosée s’étaient à nouveau contractées. Il était content de respirer l’air sec et sacrément froid. Il aborda une châtaigneraie à l’abandon. Pendant des générations, les hommes s’étaient nourris des châtaigniers que des moines dans un autre temps avaient acclimatés dans cette région des Cévennes. Il appréciait les troncs lourds et affaissés, les longues branches qui s’éloignaient du tronc, puissantes et nourricières. Il se rappelait quand, petit encore, il épluchait les châtaignes qui constitueraient l’essentiel de son repas. Il en faisait deux quand son oncle en préparait dix. Les repas n’étaient pas variés mais quand on ne sait pas qu’autre chose existe on n’en fait guère revendication. Un jour – il avait grandi alors – il dit à son tonton :

– Pourquoi est-ce que j’épluche des châtaignes puisque tu me les prépares ?
– Tu serais mort si je ne l’avais pas fait, tu étais sans force et trop malingre.
La conversation s’était arrêtée là. Son oncle n’avait pas relevé le côté impertinent de la question. Il lui avait répondu comme à son habitude calmement.
Seulement, depuis ce jour, il devait se prendre en charge et le soir il mangeait ce qu’il avait préparé. Il avait tiré plusieurs leçons de ce bref échange. Qu’il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler pour ne pas blesser les gens qu’on aime, que la parole est un outil voire une arme et qu’il vaut mieux, parfois, ne pas poser de question.

               Il avait à présent atteint la forêt de mélèzes aux corps droits qui se jetaient vers le soleil. Les bois succédaient aux prairies, les prairies aux éboulis. Les grands espaces dégagés pleins du granit rond gris ou rosé allaient prendre fin bientôt. Tant mieux ! La chaleur commençait à peser.
Il entra dans le petit bois de Blanche-Neige. Pour des chênes, ils présentaient mal. Pourtant le bois portait bien son nom avec ces troncs bas distordus par le vent, presque rachitiques qui assombrissaient brusquement la vue alors qu’on arrivait ébloui par le jour. Les branches basses gênaient la progression. Depuis trois générations sa famille venait ici et on racontait toujours les mêmes histoires sur ce bois. Son caractère ensorcelé. Ses branches corrompues, vivantes et mauvaises qui quoi que vous fassiez vous surprenaient toujours à un moment ou un autre et vous arrachaient alors un cri de douleur… Comme Blanche-Neige dans le bois, la nuit avec les arbres qui se liguent contre elle, l’écorchent. Une nature, un monde soudain dangereux. La progression devenait lente. En tout cas la brusque fraîcheur l’avait abattu d’un coup. Pourtant la route était encore longue. Le soleil tournait. Peut-être faudrait-il couper au plus court.

               Un chevreuil avait écorcé le tronc encore tendre alors qu’il abordait le massif des Louvières. Il sourit. Et se décida à faire une pause au spectacle de la pie arrachant le bord d’une herbe dentelée et drue. Elle s’en servit pour harponner des larves dans un morceau de bois mort. Ingénieuse la pie comme toujours, comme tous les corvidés ! Ça remplaçait bien la télé.
Bien sûr la forêt fourmillait de vie, il sentait les animaux autour de lui. Des oiseaux l’accompagnaient de leurs chants. Là un merle, là un pipit farlouse et son ti tit it caractéristique. Il se décida alors à couper dans le bosquet dont une lumière blanche baignait, jusque tard dans le bas du sol, les fûts verticaux et denses. Il ne savait si c’était les troncs qui semblaient lui barrer la route ou ce rideau de lumière zébrée. Bizarrement des vers de Théo lui revinrent. Qu’il déclama :

               La danse des affligés par un soir sans vent

Il est encore temps.
Tu es là, élançant si lentement tes bras engourdis
qu’on te dirait figé en une statue de Boue
Et pourtant bien que la lumière soit tombée
celle du lampadaire révèle ta nudité. La danse
de tes bras libérés commence.

Tu souris au ciel tournes sur toi-même, dressé, debout.
Je n’ai jamais vu de derviche toujours tourneur, en vrai,
et pourtant ton immobilité me donne le tournis.
Le vent n’est pas de la partie.
Tu n’en as pas besoin. Le mouvement est en toi.
Tu le dessines. Tu le vis.
Danseur toujours présent tu appelles la joie
dans le sacre du printemps à venir…
Un petit tour et me voilà car, petit zéphyr
je suis. Et près de ton voisin
aussi efflanqué, je tourne. Lui est spectateur. Tu l’as conquis
vois comme il t’attend. Sais-tu que tu es mon préféré. Hein ?
J’aime te regarder, te saisir.
Je ne me lasse pas de ta silhouette déjà mature
Lorsque je serai cendre pure,
je serai à tes pieds enterré
Mon chêne adoré.

               Son regard remonta le long des troncs imberbes. Pourquoi ces vers hermétiques et jamais totalement compris que lui répétait Théo en Pologne comme une rengaine, une vraie scie ?? Pourquoi ces paroles sur la mort ? Etaient-ce ces arbres irréels sans branches dont le fût se perdait dans le ciel et la lumière ? Il en était là de ses réflexions quand le toc toc toc d’un pivert le fit se retourner. Un bref instant il sentit une masse bouger.
Il devina une présence.
En y réfléchissant, le silence avait précédé cet instant, le chant des oiseaux s’était tu après le cri d’un geai. Le geai qui toujours voit avant et alarme ce monde. Il avait alors discerné dans la pénombre du taillis, sur sa droite deux yeux jaunes émincés.
Impossible.
« Impossible » répéta-t-il.

               El Lobo avait entendu des craquements et s’était approché. Cela faisait des jours qu’il n’avait mangé. Sa cicatrice le lançait encore mais la fièvre était tombée. Il avait dû fuir l’Italie. Sans raison les hommes avaient exterminé sa meute, sa famille. Dans le cadre de tirs réglementaires ! Sa compagne était morte puis ses petits. Une balle l’avait effleuré ; le sang et ses forces étaient partis, la température l’avait terrassé un temps. Il avait réussi à se terrer puis à partir. Loin. Combien de jours était-il resté tapi ? Son corps avait réagi comme lorsqu’il avait été mordu par la vipère. Il avait déliré le museau brûlant, la truffe sèche dans une cache. Le filet d’eau qui circulait à ses pieds lui avait permis de tenir.
Il n’avait plus d’attache ; il y avait en lui comme une rage qui se développait.
Le mâle alpha vit l’homme qui ne manifestait aucune peur. Il avait d’abord senti une odeur qu’il reconnaissait, l’odeur de l’Homo, une senteur unique. Cela faisait des jours qu’il n’avait pas croisé des traces de ces abrutis sanguinaires.
« Incroyable » se dit Luc et pourtant.
Ce n’était pas un herbivore. Trop bas pour un ongulé, trop sûr de lui, trop méfiant… Un chien errant redevenu sauvage ? Mais cette couleur, cette distance soigneusement conservée ? Ce museau trop long ? Juste un peu trop loin pour un tir rapide. La bête avait déjà eu affaire aux hommes.

               El Lobo avait frôlé la mort à maintes reprises dans son errance. Outre la faim qu’il n’avait pu assouvir par quelques lapins, baies, bousiers et jeunes écureuils imprudents, le souffle du TGV l’avait frôlé une fois et projeté contre le remblai. Un peu plus tard, les mâchoires d’un chien près d’une bergerie puis un appât empoisonné particulièrement tentant avaient allongé la liste et l’avaient résolu à prendre de la distance. Pendant des nuits il avait tracé son chemin erratique à distance de ces fous furieux. Et là, l’un deux, loin de tout, venait le provoquer, alors que depuis des semaines il n’avait pisté cette odeur mais celle d’une femelle. Non l’homme n’avait pas peur. Il sentait la curiosité.
La rencontre si on peut parler d’une rencontre avait été brève. Les rais de lumière argentée avaient avalé la bête, les sons familiers de la forêt étaient revenus.
L’homme n’avait pas tiré et El Lobo ne comprenait pas pourquoi. Il le suivit d’abord masqué puis s’enhardit et ne sentant pas d’autre odeur humaine, se glissa sur le chemin mais à honnête distance.

              Luc savait qu’il ne fallait pas montrer sa peur, ni s’accroupir. Sa hauteur, sa verticalité déjà constituait une défense. Mais à présent il devait être vigilant et ne pas faire de pause sur un tronc pour se requinquer. Il ne comprenait pas : un loup ici ? Étonnant ; étonnant au sens premier du terme, étonnant… le tonnerre, comme frappé par la foudre.
Il se rappela les propos de Théo en Pologne : « De mémoire d’homme ici le loup en bonne santé ne nous attaque pas. Même s’il n’a pas peur de nous. Il est très curieux et peut s’approcher ; il y a beaucoup de fantasmes ; s’il s’approche des maisons, si on voit ses traces c’est uniquement parce qu’il a faim et que nos poubelles regorgent de proies faciles. Il suit aussi les chevreuils qui poussés par les chutes de neiges viennent dans les pâturages et se rapprochent de nos habitats. C’est ainsi que les contes reprennent vie. Le loup s’attaque aux individus les plus faibles, les plus malades. Il choisit la solution la plus économique et se préserve. » Il lui fallait faire un long crochet : oui, il avait la solution.

               La lumière tombait. Il approchait du village et allait se débarrasser du loup ainsi. « Ils se méfient des hommes, ils peuvent te suivre mais jamais ils ne s’approchent des habitats groupés, d’un village, ils tournent autour. Dès qu’il y a la brillance d’une lampe à pétrole, ils reculent. » La voix de Théophraste continuait. Quand ils étaient perdus dans la forêt polonaise Théo lui avait soutenu le moral alors qu’ils étaient isolés de leur brigade pendant la guerre. Théo qui avait disparu…
Il devinait encore la présence du mâle alpha, puis quand les habitations se densifièrent et que les chemins devinrent pierrés la tension se relâcha : la bête avait abandonné. Il pénétra plus avant.

               A l’abord du village, le Chanterujols coulait ; la rivière fleurissait les terres. Les premières maisons encore loin du cœur paraissaient vides, closes. Les vergers se montraient pourtant bien entretenus, les murs de lause bien dressés. Certaines semblaient abandonnées. Depuis la « Grande Crise » qui avait suivi le « Grand Attentat aux énergies » les villages, vivotant comme celui-ci, avaient fini par lentement dépérir, accentuant la tendance séculaire ; les jeunes partaient de cette terre sans avenir. Mais belle, mais âpre, mais incertaine. Il avait suffi d’un virus mutant.
Il se remémora les journaux télévisés d’alors. Des soi-disant fichus éco-terroristes avaient pu rendre l’essence, le gasoil etc. impropres par l’implantation d’une simple bactérie dans les supertankers et les réserves. Nous sommes peu de chose. Et la fragilité domine ce monde.
Assez rapidement et irrémédiablement l’énergie fossile contaminée avait mis à bas une grande partie des transports et des machines. L’économie encore très dépendante du pétrole s’était effondrée : trop peu d’éoliennes, trop peu d‘hydroliennes. Trop peu de solaire…
Il arriva au centre du village espérant trouver hospitalité pour la nuit, dans le café, près du vieux temple protestant. Le silence le frappa, personne sur la terrasse sous la bignone. Fermé. Il tapa, appela. En vain. Il entendit un volet grincer, chercha du regard. A peine un rai de lumière passant les jointures. Avançant il appela, tambourina. Recommença contre d’autres persiennes mal calfeutrées. La solidarité semblait ici un vain mot. Il était prêt à payer pourtant. Des bruits de voix s’étouffaient à son passage.
Il fallait donc poursuivre. Encore un effort, sa maison forestière, le Mas de la Barque sur le mont Aigoual, se trouvait loin. La lune toujours brillante commençait juste à se voiler de nuages.
Son idée semblait juste : il avait semé la bête, elle se méfiait des hommes en meute. Ces maisons ces quelques rues, la lumière et les bruits assourdis témoignaient de leur présence en nombre.
« Un loup en bonne santé n’attaque pas l’homme », disait Théo. « Même un homme à la vue basse et au tir incertain comme toi. Et qui dit hommes au pluriel dit fusils en grands nombres. »
El Lobo avait vu sa femelle tomber en Italie ainsi que ses petits. Il avait de loin vu les hommes avec les chiens et leurs bâtons de feu.

               Les maisons de schiste s’espaçaient à nouveau, le village s’étirait ; des champs s’intercalaient, des potagers plus grands partaient en longues bandes. Puis vinrent les vergers. Enfin les dernières lueurs s’éteignirent, Luc sortait de Saint Banzille. Il avait froid et accéléra dans la nuit. Le chemin pierreux se présentait clair, dégagé et renvoyait bien la lumière. Les nuages serraient fortement la lune.
Au détour du virage les nuages s’en séparèrent. Belle et ronde presque féconde. Il savait que le prochain hameau Saint Leu, était perdu des hommes, inhabité depuis le décès du vieux Pierre. Quelques flocons le surprirent. Ah non pas la neige ! Et pourquoi pas la tourmente ! Il faudrait encore longtemps avant que…

               Reflétant la lune, les deux prunelles brillaient dans la nuit. El Lobo l’attendait. Il avait contourné le village.
« Les loups sont très curieux, évoluent autour des villages, prêts à faire des dizaines de kilomètres pour suivre une piste. Seuls les loups malades aigris par la faim et le désespoir deviennent dangereux », disait Théo.

 

incertain regard – N°13 – Novembre 2016 : Note de lecture : Le collier rouge, de Jean-Christophe Rufin, Gallimard, 2014

Un extrait tout d’abord : « À une heure de l’après-midi, avec la chaleur qui écrasait la ville, les hurlements du chien étaient insupportables. Il était là depuis deux jours, sur la place Michelet et, depuis deux jours, il aboyait. C’était un gros chien marron à poils courts, sans collier, avec une oreille déchirée. Il jappait méthodiquement, une fois toutes les trois secondes à peu près, avec une voix grave qui rendait fou. Dujeux lui avait lancé des pierres depuis le seuil de l’ancienne caserne, celle qui avait été transformée en prison pendant la guerre pour les déserteurs et les espions. Mais cela ne servait à rien. »

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Un héros de guerre emprisonné en 1919 et son chien qui aboie encore et encore, ça ne constitue pas un roman, ça ne fait pas rêver. On imagine mal comment on pourrait en sortir un livre vraiment prenant de plus de 170 pages.
D’accord avec vous. Et pourtant !
Un vrai coup de cœur !
C’est ma femme qui m’a offert ce livre. Elle-même le tenait d’une amie qui elle-même…
Et à chaque fois le miracle d’une belle écriture qui captive et donne envie de partager son plaisir avec d’autres lecteurs.
Dans une langue accessible et sensible Jean-Christophe Rufin nous parle de la guerre de 14, ou plutôt de l’après-guerre, des univers intérieurs des personnages que la guerre transforme et mure en eux-mêmes. Il nous fait partir dans le monde d’alors, qui n’est pas si loin de nous par petites touches.
Et le rapport avec le titre, Le collier rouge ? Je ne vais pas tout vous dire. C’est comme pour un bon film, je ne peux malheureusement pas tout vous dévoiler.
Toujours est-il que l’auteur part de deux faits réels :
« D’abord d’une réalité méconnue : nombre d’animaux ont été partie prenante dans la guerre de Quatorze, en particulier des chiens, il y avait des centaines de milliers de chiens dans les tranchées. Plus qu’un roman de la guerre, un roman de l’après-guerre ?
Plutôt un roman des bilans de la guerre. Après quatre années, elle se solde en apparence par une victoire, en réalité surtout par l’idée que la vraie victoire, c’est de ne pas faire la guerre. C’est pour cela que le livre évoque les fraternisations et les mutineries de 1917… » (fragment d’un entretien réalisé avec Jean-Christophe Rufin lors de la parution en février 2014 – à lire dans son intégralité sur le site de l’éditeur gallimard.fr).
J’oubliais, il y a quatre protagonistes : Morlac, un héros de guerre prisonnier, un chien, un juge chargé de démêler l’affaire et une femme. Presque un huis clos dans le Berry qui raconte la grande histoire au travers de la petite.