DAGAND Marie

incertain regard – N°20 – Eté 2021 : Viens chez Livinec et regarde

Cette silhouette m’obsède depuis des années. Depuis, à vrai dire, que je viens à L’école des filles*, sur le Chaos. Cette toile, je ne saurais la dater hormis l’année inscrite sur le cartel, je ne saurais la dater ou plutôt la ranger dans l’ordre chronologique de l’oeuvre. Le « 2013 » ne me dit rien, sinon que j’ai commencé à suivre l’artiste avant. Comme on dit. Je sais que l’impression d’une oeuvre dans la rétine, dans les pensées, est personnelle mais je ne peux m’empêcher de te commander de venir la voir, au-dessus du Chaos.

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La composition en est pourtant d’une sérénité désarmante. C’est le motif récurrent du peintre. Celui d’autres aussi, chacun de nous deux par exemple. Le motif, donc, d’une banalité si on veut, d’une quotidienneté, traité comme d’habitude par l’artiste en noir saturé, bien que cette fois laqué, ce n’est pas toujours le cas. Ce motif comme une quête ancestrale au cœur de nos êtres, se découpe en équilibre sur une forme géométrique elle aussi archaïque, adoucie.

« Du déjà vu, déjà peint » m’opposeras-tu et tu auras raison. Alors est-ce la matière, la composition, le format, un autre parti pris qui échappe, qui fait que cette oeuvre m’interroge ? Est-ce la part de connu, de déjà vu, qui résonne en moi ou la part d’incertitude ?

Le décalage certainement dans l’équilibre menacé. Mine de rien. La courbe adoucit la menace. Donne place à l’inquiétude.

Le format indiqué, 30×40, habituellement ne m’attire pas. Je peux m’abîmer dans un carré 21×21 ou 15×15 ou me laisser engloutir dans l’espace d’une fresque.

Le format ajoute au commun, rien d’extraordinaire dans ce tableau. Terrain connu. La matière, peut-être. La laque fige et réfracte. Peut-être. Pas sûr.

Viens je te dis, viens la voir. Finalement pas pour toi. Pour moi. Je veux voir son impression dans ton regard. Viens et regarde La Maison de Loïc Le Groumellec.

*L’école des filles fondée et dirigée par Françoise Livinec est une galerie d’art, une librairie, un espace d’échanges et de rencontres à Huelgoat, au cœur de la Bretagne.

incertain regard – N°18 – Eté 2019 : En écrivant avec Baptiste-Marrey

J’ai bien réfléchi, tu sais. Cela fait même deux nuits que je ne dors pas : je ne crois pas que je puisse chanter Elvira. J’aurais réalisé pourtant, grâce à toi, un de mes rêves les plus chers. Tu ne peux savoir l’importance qu’a eue pour moi – qu’a toujours pour moi – ce personnage.

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Mais j’ai d’autres mots en tête qui résonnent et m’envahissent. Je dois, je dois les écrire. M’éloigner de cet opéra. Trouver mon autre voix. Ma propre voix.
J’ai rencontré l’autre jour un type qui, comme moi, prenait l’air.
Nous en arrivâmes bientôt à parler du territoire sur lequel nous marchions. On aurait pu parler du temps qu’il fait, mais vois-tu, nous avons parlé de ce que nous avions sous les pieds et de ce que nous avions devant les yeux. Je pense que nous ne nous connaissions pas assez pour parler de ce que nous sentions, on aurait pu.
A la fin de la conversation l’autre me dit :
« – vous écrivez ?
– non
– il y a urgence, rendez compte de ce que vous vivez, sentez, voyez. Le territoire a l’air d’être votre grande affaire ».
Il continua :
« j’ai moi-même noirci quelques cahiers… : Limites géographiques limites géologiques.
Longer la côte, longer la terre. Latitude et longitude comme repères.
Ou encore
Ces gares construites pour la plupart à la fin du XIXème peuvent reprendre le registre local ou au contraire et le plus souvent sont l’expression du pouvoir central, identiques ou du moins semblables, donc reconnaissables, servant de repère au touriste qui s’égare dans la ville…

… et pour être honnête je n’ai pas l’intention de continuer ou plutôt si, noircir du papier, mais en dessinant et puis je manque de voix, vous aurez plus de souffle, je vous donne mes carnets. Prenez mes notes. Disposez-en, mes préoccupations sont ailleurs. Je suis allé parfois dans des impasses, des ornières de notre cher territoire. C’est un hasard heureux notre rencontre.
Comme si mes textes avaient besoin d’une autre voie.
Vous m’entendez ?
Je ne sais pas si vous avez une « pratique artistique » comme on dit maintenant, mais laissez tomber. Ecrivez. »

Je suis un garçon plutôt charmant, tu me connais, mais j’ai horreur qu’on m’emmerde. De quoi se mêlait-il ? Il m’exaspérait. Le contraire de toi. Je n’avais aucune envie de l’avoir comme ami, de le fréquenter. Mais il m’intriguait. Je sentais qu’il me fallait l’écouter, qu’il pouvait m’emmener vers ailleurs. Vers un ailleurs vers lequel je n’avais pas le cran d’aller seul. Vers lequel aucun d’entre vous qui me connaissez si bien, et toi le premier, ne peut m’emmener, n’a su m’emmener. Ne m’en veux pas.

L’autre était décidé à ne pas s’arrêter, il continuait à pérorer sur sa lancée. Et je l’écoutais.
« … à condition que vous écriviez sur le territoire. Mais voyez-vous, pas le territoire tel qu’on l’entend le plus souvent maintenant.
A ce propos avez-vous remarqué comme à la radio ce mot, devenu un label, apparaît dans les phrases, les interviews, les émissions ?
Je crois, sans trop prendre de risque, pouvoir parier que l’émission Carnets de campagne, sur France Inter entre 12h31 et 12h42, l’emploie une bonne dizaine de fois chaque jour, décliné entre lesacteursduterritoire, lesclésduterritoirelecontratsocialdeterritoire qui valent bien le plus ancien aménagementduterritoire.  Alors le territoire, en campagne, sur la scène d’un théâtre, dans un formulaire administratif, sur nos écrans domestiques ou nos ondes familières ?
Bien sûr ce n’est pas ce terme qui vous préoccupe, pas le langage administropolitico- mediatico-communiquant qui l’a absorbé.
Non c’est le territoire.
Celui de la géographie, qui dessine la terre, qui lève les souvenirs de lumières, de reliefs, d’oiseaux qui le survolent, de gens qui le traversent, qui y vivent et y restent, un train qui file. Le territoire qu’on découvre ou celui que l’on connaît. Celui dont on rêve et qu’on attend. Vous savez, les choses vues.
A mon avis, vous savez déjà qu’il peut occuper le reste de votre vie, de vos pensées, de vos heures. C’est de cela que vous dépendez. C’est lui qu’il vous faut imaginer. Il est le cadastre de ce qui vous obsède et qu’il vous reste à écrire. »

Retrouvons-nous ici chaque jeudi.

incertain regard – N° 17 – Hiver 2018 : En gare

J’aurais aimé poursuivre l’article mais la revue gratuite, papier luxe en quadrichromie proposée par la SNCF, abandonnée sur le siège, était déchirée. La lecture s’interrompait, suspendue. Elle a réussi toutefois à me plonger dans une nostalgie chemindeferesque, contemplative et voyageuse.

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Contre toute attente le passé est revenu en bloc en gare de Saint-Brieuc ou plutôt a surgi le sentiment que la vie avait passé. Sous la verrière immense du dôme des années trente.
J’ignore depuis combien de temps je n’étais pas revenu dans cette gare. Durant les douze minutes d’attente de la correspondance, j’ai marché sur le quai, dans le hall des voyageurs, sur le parvis de la gare.
Les portes ont changé : elles s’ouvrent spontanément dès qu’on se présente. Elles ne sont plus en bois peint et repeint, battantes, légèrement disjointes, sans clenche, vitrées jusqu’à un mètre cinquante du sol.
Un vaste projet Passerelle, pôle d’échange multimodal, intermodal est en chantier, mais ne menace aucunement les proportions idéales de la voûte, du dôme, et des verrières.
La clarté de ce 1er juin irradie les lieux, leur donne comme un air de photographie solarisée, vieillie, et en même temps neuve par cet éclat.
Dans la salle des pas-perdus, cinq ou six jeunes filles improbables s’éparpillent : tresse châtain jusqu’au bas du dos, vêtements désaccordés, jupes sans forme, chaussures usées, paletots tricotés (mais où et comment trouver encore de telles frusques ?), lunettes et teint clair. Et une parmi elles à laquelle cela réussit merveilleusement, les frusques déformées, la natte sans âge, les godillots disgracieux et qui de ce fait attire tous les regards à commencer par celui du chef de gare qu’on n’attend plus heureusement pour siffler le départ du train ou pour une quelconque aide, les smartphones et leurs applis sont là.
Elles viennent de quitter, ces filles jeunes, une maison évidemment de famille, sont cousines à un degré infini. La maison est un peu oubliée, à peine entretenue, les meubles cirés si on a le temps, la naphtaline et l’humidité présentes dès la porte, les chaises paillées, les lits au matelas à ressorts, la gazinière à la flamme bleue sous une casserole de chicorée dans la cuisine au carrelage maniéré. Les rosiers, les hortensias, le banc inconfortable au jardin, la bergère déglinguée, une carte marine fanée, un cosy au dessus-de-lit gansé d’un rouge éteint. Des carafes ternies.
Ces cinq ou six filles improbables donc, m’ont conforté dans l’idée que j’avais fait un saut dans le temps. Que mon parrain m’attendait à cette gare pour aller passer de longues vacances. Mais qu’il attendrait longtemps puisqu’en même temps je serais capable et obligé de reprendre le TGV vers Paris où T. m’attend. Mais il faut revenir à cette verrière immense enchâssée dans une voûte arquée, jours de béton, vertige de granit, gloire au progrès, à la proximité décidée de la Capitale, à la rapidité du chemin de fer.
Il faut revenir à la plaque commémorative, lire consciencieusement, comme sur chaque monument aux morts de chaque village. A la différence qu’ici les noms des cheminots sont suivis du métier du gars : mécanicien, ouvrier, élève, manœuvre, aiguilleur, chef de train… 14-18 et 39-45 avec les sinistres palmes de métal pour décoration.
Et cette verrière immense aux vitres translucides, les gens assis, silencieux sous l’ampleur de la voûte, ramenés à leur humilité de voyageur et la lumière éclatante et homogène, impérieuse, infinie clarté qui les domine et les nimbe et oui, les envoûte.

incertain regard – N°13 – Novembre 2016 : Rome pour toi

Le Panthéon à l’aube, le jour, la nuit. Surtout le matin. De manière compulsive, abusive, mécanique. De face, de profil. Regarde les colombes voler dans l’oculus et lis l’épitaphe sur la tombe de Raphaël au fond à gauche. Regarde bien les dalles et les colonnes du péristyle qui viennent de… Tu mesureras combien les hommes qui s’y engouffrent sont minuscules.

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Quand on le regarde, prendre sur la gauche et au bout de la rue qui le longe on découvre en tournant toujours à gauche une petite place. De la Minerve ? Je ne sais plus, mais l’éléphant, lui, est de Gian Lorenzo Bernini.
La piazza Navona, le matin de bonne heure, ou au milieu de la nuit, sans personne. Imagine l’ancien stade de Domitien, elle en a gardé la forme, les chars qui tournent, peut-être. Les fontaines sont aussi du Bernin.
À propos de ce dernier, il faut aller voir dans l’église Sainte-Marie-des-Victoires, je crois, dans le quartier de la gare Termini, l’extase de Sainte Thérèse. Nous avions trouvé porte close, tous les deux, mon fils. Mais il vaut mieux que tu contemples cette extase bien peu catholique sans moi.
La colonnade de la place Saint-Pierre, toujours de Gian Lorenzo B.. Se mettre au centre de la place, au pied de l’obélisque. C’est là je crois qu’a été tué Pierre. Et regarde tourner cette double colonnade. On n’est pas loin de la perfection. Avance vers la basilique et repère entre les deux portiques le cercle de porphyre où s’est agenouillé Charlemagne. C’était la nuit de l’an 800 et c’était l’ancienne basilique.
Et puis entre et regarde la Pietà de Michel Ange. Il avait 25 ans quand il l’a sculptée.
Monte place des Chevaliers de Malte, sur l’Esquilin ou l’Aventin peut-être, la colline au-dessus du Circo Massimo. Sur cette place donne un monastère ou un couvent, regarde par le trou de la serrure de la grille du parc et le dôme de Saint-Pierre tient dans le trou.
Le Forum, le Foro romano, un parmi d’autres. De l’arc de Titus jusqu’à celui de Septime Sévère, le plus tard possible pour moins de chaleur et plus de lumière dorée. Les fleurs fraîches posées à même le sol, là où César tombe sous le poignard. Il faut descendre vers les fondations du Capitole et du Tabularium et sentir la puissance de Rome. Jusqu’au XIXème siècle, le forum était le Campo vaccino, le champ aux vaches qui y paissaient tranquillement. Le temple des Vestales et les palais des empereurs qui soutiennent le Palatin avec dessus les jardins Farnèse. Les dessins des jardins reprennent les plans des palais enfouis.
Va sur le Palatin, côté Colisée, et imagine la Domus aurea de Néron et ses jardins : un lac artificiel qui s’étend à tes pieds. Cela a été découvert depuis notre dernière visite.
Sur le Palatin, toujours, mais de l’autre côté, vois les fresques de la demeure d’Auguste et de Livie, havre de bonheur conjugal.
Sur les rives du Tibre, admire dans sa boîte de verre l’Ara Pacis, blanc de marbre : l’autel de la paix, voulu par Auguste qui avait réussi pendant quelques temps à instaurer la Pax Romana.
Le Capitole, gravir l’escalier entouré par les Dioscures et parvenir sur cette place dessinée par Michel Ange: faire tenir l’histoire du monde dans un espace aussi petit. La Louve est dans le musée de droite, les portraits des empereurs, autres hommes et femmes célèbres dans celui de gauche. On va de l’un à l’autre par les sous-sols et on plonge sur le Forum par les fenêtres du Tabularium.
Tu passeras alors du côté des fondations du temple de Jupiter capitolin. Admire le « vrai » Marc Aurèle, ses sandales. Ce type était un type bien, un penseur en plus d’un empereur. La statue sur la place est une copie.
Tu iras, j’en suis certaine, à Tivoli et tu marcheras dans les jardins de la Villa d’Este. Y arriver, de bonne heure ou le plus tard possible, t’y perdre. Un jour de grande chaleur. Jouir de l’excès baroque et profiter des jets d’eau, des jeux d’eau, qui sortent des seins, des becs et des bouches de pierre. Respire les buis. Vraiment, perds-toi dans ces jardins, laisse passer les gens.
Assieds-toi et attends.
Au pied de Tivoli, promène-toi à la Villa Hadriana ou Adriana, c’est immense. Le théâtre maritime, les bibliothèques, la latine et la grecque, le canope, la salle des philosophes. C’est le monde en soi. Un monde idéal.
La perspective Boromini dans le palais du même nom, pas loin du palais Farnèse. Entre dans la cour, le gardien tourne la tête.
Ose.
Perds-toi dans les rues du Trastevere, le quartier « de l’autre côté du Tibre ». Essaie d’entrer dans la villa Doria Pamphili.
Va voir le Colisée. Il me fait peur. Les chats sont des tigres.
Reprends les rues simples, où pousse l’herbe folle entre les pavés et le macadam défoncé, celle des Quattro Coronati et son couvent oublié en hospice.
La villa Medicis, pour ses jardins, pour les Niobides pétrifiés, mangés par le lierre et la fontaine-barque du Bernin aux marches des escaliers de la Trinité, place d’Espagne.
Je ne t’ai rien dit du Moïse de Michel Ange dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens, de la Boca de la Verita à Sainte-Marie in Cosmedin, de la Pauline de Canova et rien de San Clemente. Écoute les noms, ils t’enchanteront et te porteront.
Te souviens-tu de cette course vers la Sixtine à travers les salles du Vatican ? Je t’avais demandé de regarder uniquement devant toi, et ta vive adolescence criait au scandale de tant de chefs d’œuvres ignorés. Tu t’attardais devant les cartes de la Galerie de Géographie. Je voulais que tu arrives « l’œil neuf » sous le plafond de la chapelle et devant le Jugement dernier. Et regarde bien Giordano Bruno sinistre encapuchonné sur le Campo de’ Fiori, privé de son univers infini. Mais n’oublie pas, ce ne sont pas des ordres, juste l’envie de te dire le temps qui passe, la beauté du monde et sa complication, puisque nos âges ne nous permettent plus de nous tenir la main et pas encore de m’appuyer à ton bras.
Alors, va.
Regarde le soleil décliner depuis le Pincio, le parc qui commence après la villa Medicis.
Prends conscience que tous ces monuments n’étaient pas présents en même temps à Rome. Sauf aujourd’hui.
Rome est donc très contemporaine.
Comprends que Rome est une vision d’empilement des siècles. Tout s’y transforme, tout y est récupéré, réutilisé. Les portes de la basilique Saint-Pierre viennent de celle de Maxence et Constantin qui se situe à droite au début du forum. Enfin la moitié qui reste. Les obélisques des fontaines et places baroques du Bernin : Saint-Pierre, Navona, de la Minerve et autres viennent d’Égypte.
Les thermes de Caracalla. Flânes-y et sache qu’ils ont servi de modèle pour la Pennsylvania station de New York, ils ont les mêmes proportions que… je ne sais plus, mais toujours à New York.
Rome est la ville éternelle, régénérée sans cesse. Imitée sans fin.
Il faut penser la ville antique républicaine et impériale, la ville pontificale et la ville baroque. Et notre regard qui superpose et mélange tout cela, après les Envois des beaux-arts, les textes et peintures des romantiques.
Regarde et écoute les artisans, doreurs, encadreurs et autres qui travaillent dans leurs ateliers de fond de cour. Si c’est possible au mois d’août.
Une ville, c’est une lumière, des odeurs et des bruits. Évite le slalom des scooters. Savoure les klaxons et les « noms d’oiseaux » qui volent. Regarde les beaux Romains et les belles Romaines. Ils ressemblent incroyablement à leurs ancêtres exposés au musée du Capitole.
Marche vite dans les rues, sans plan, rafraîchis tes pieds, tes bras, ton visage aux fontaines, mange toutes sortes de pâtes, poissons, fruits de mer, antipasti et risottos. Et les fraises, fragole, s’il en reste.
Les gelati, c’est tout le temps.