VOÏCA Sanda

incertain regard – N°20 – Eté 2021

Carte blanche à Hervé Martin

Sanda Voïca

Extrait du recueil inédit Parenthèses pour germination

Dans le mauve de chaque matin

Combien de journées
comme autant d’os
pour faire un corps nouveau ?
Combien de nuances de mauve
pour faire l’homme spirituel ?
Combien d’heures pour effacer
ou au contraire : renfler
toutes les griffures ?

Je ne veux rien. Je ne veux rien.
J’ai tout. J’ai tout. J’ai tout.

Dans le mauve je vis
plusieurs moments
juxtaposés et séparés en même temps.
Ils me traversent :
celle qui, adulte et bébé à la fois,
emmaillotée dans son manteau,
debout, le dos à la vitrine d’un boulanger,
regarde, figée et vraie
– REINE –
le monde de la rue, passant.
Pas loin, celle qui, gisante,
remue une nef.
Et aussi, tout près,
celle qui berce une mouffette.
Trois hypostases d’un moi
Dans le mauve de chaque matin.

Je vois une colline, sous le soleil.
Aride mais pas sèche, pas morte,
Engraissée, grossie
à cause de la chaleur.
Je sais que cette colline est
aussi mon bras – pas seulement
ses muscles, mais le bras en entier.
Colline et bras nous sommes moi
maintenant.
Tout ce que je sais sur le monde,
je le vois d’un coup devenu écailles,
grandes, d’ardoise, pas
nombreuses, superposées,
des tuiles sur un toit
sauf qu’il n’y a aucune maison
seulement ce bout de toit
suspendu –
il ne tombe pas et il ne tombera jamais.
Mais d’une maison toujours attendue.
Les écailles sont inclinées vers moi.
Des connaissances nouvelles –
que je dois chercher.
Dès maintenant, étude après étude.
Chercher et encore chercher,
jusqu’à ce que les écailles
finissent dans le toit
d’une maison,
mais qui sera aussi
la maison de chacun.

Non, la nuit ne tombe pas.
La nuit n’arrive pas.
Non : la nuit monte, d’une plante
d’eau, d’une touffe
depuis peu reverdie,
et par ses tiges
monte la fraîcheur noire
– la nuit même –
qui isole et entoure
la touffe d’herbe dure, ou
de bambou fin, nain.
La nuit est en bas, par terre,
en profondeur,
de plus en plus en profondeur,
elle ne peut monter,
et enténébrer le monde
que si elle passe
par les feuilles droites, coupantes
de la touffe d’herbe dure
ou plante d’eau.
La nuit ne tombe pas,
Ne descend pas,
ne vient pas d’en haut
– ni de la droite ni de la gauche.
Non : la nuit monte
depuis la touffe d’herbe droite, dure,
à peine reverdie.
Les feuilles-lames qui filtrent le
noir, profond
l’aspirent et le crachent ensuite
vers nous.

Il est venu le temps de parcourir
sans être vue
toujours furtive
sur un chemin lui aussi caché
ce paysage inédit
et créé par mes yeux
et par mes mains :
des vagues ou des collines
des dunes très douces
ou des creux à peine devinés
tout dans une chair, celle
de mon corps
chair traversée par une sorte de lumière
d’où l’aspect de ces collines,
de ce paysage avec peu de nuances
mais toutes de lumière et ombres rosâtres
d’une vie palpitant sous les roues
d’une voiture, je dirais elle aussi invisible,
mais dans laquelle j’avance
dans ce paysage
qui n’est autre que mon corps
heureux.
En vivant il est devenu vivant.
Avec la vie on marche sur la vie.

Les arbres, variés, en mouvement dans mon jardin
Se font peindre tout seuls, pour moi :
des autoportraits.
Leurs gestes lents ou brusques, sous les pales du vent,
Leurs poses, le fond de la toile déjà installé,
le ciel sans aucun nuage,
me font le témoin de la création d’un tableau
pour moi seulement,
en direct,
où chaque arbre est un pinceau en action.
Tableau collectif, juste pour moi : le jour même.
Sa propriétaire, à partir de maintenant.
Tableau que je n’ai pas commandé.
Propriétaire de plusieurs minutes du jour
Par le biais de ce tableau offert.
Qui remercier
Pour cette offrande ?
Leur feuillage et les branches
Sont toujours des pinceaux en mouvement.