incertain regard – N°20 – Eté 2021
Le livre pauvre, aujourd’hui
Les livres pauvres sont nés en 2002. Ils vont donc bientôt fêter leur vingtième anniversaire, après s’être confrontés aux infinies variations de l’air du temps.
Leur naissance a été saluée avec enthousiasme, dans la foulée bien comprise de la geste qui a uni Mallarmé et Manet, qui a vu courir sur la page les “calligrammes” d’Apollinaire et qui a contribué à l’âge d’or des livres d’artistes sous l’impulsion majeure du surréalisme. Le livre pauvre n’a, en fait, de pauvre que la modicité de ses frais de réalisation (éditeurs, imprimeurs, lithographes et graveurs sont éliminés) au profit de l’écriture manuscrite et de la peinture originale. Mais il a surtout l’orgueil de se soustraire au circuit commercial. L’idée qui prime, c’est le partage généreux d’un art fait pour tous et d’un nivellement démocratique par le haut.
Pour les tenants de la décroissance, une telle initiative fait sens. Mais pour les zélateurs du néo-libéralisme, les concepts de pauvreté et d’humilité créatrice sont regardés avec pitié ou condescendance, sauf à inscrire les livres pauvres (peu coûteux) dans le circuit marchand (coup double sur le dos d’un idéal où l’esprit d’équipe et de partage prévalait).
Vingt ans après l’avènement du livre pauvre, le climat intellectuel a grandement changé. L’argent a retrouvé ses lettres de noblesse, et le prix des “livres de poche”, qui furent pour toute une génération un accès providentiel à la culture, ont progressivement rejoint les prix des livres “normaux”. La révolution numérique est sans doute appelée à prendre un relais prometteur si, du moins la dite révolution est conduite avec une exigence éthique et cette lucidité dont René Char nous dit qu’elle est “la blessure la plus rapprochée du soleil”.
A l’intersection de la fin du livre imprimé conçu par Gutenberg et de la mise sur orbite de la révolution numérique, le livre pauvre réalisé à peu d’exemplaires (quatre, généralement) prend le risque de passer pour une résurgence de l’art des enluminures du Moyen Age. Mais il ne manque pas de ressources.
Les livres pauvres ont, en effet, vocation à être montrés lors de nombreuses expositions à travers le monde. Ils invitent donc à une présence physique des lecteurs qui ne tournent plus les pages d’un ouvrage mais qui tournent autour de l’ouvrage déployé sous toutes ses facettes dans des vitrines qui préfèrent la hauteur à l’à-plat traditionnel.
Des catalogues sont destinés à montrer les livres pauvres qui n’hésitent pas, dès lors qu’est mis en jeu leur rayonnement, à recourir aux plus grandes maisons d’édition – noble retour du balancier. Et la recension numérique, qui prend désormais le relais, obéit à la même logique pour brosser un tableau de l’art contemporain – écriture et peinture mêlées.
Enfin, les livres pauvres n’hésitent plus, ces dernières années, à recourir à des thématiques qui prennent en compte les lieux où ils feront l’objet d’une donation (ainsi les collections “ L’Apocalypse”, “Du Bellay ” et “ Gaspard de la nuit” à Angers ; “ Jacques Vaché ” et “Claude Cahun” à Nantes ; “Paul Valéry” à Sète ; “De l’Allemagne” à Belfort ; “Fromentin” à La Rochelle ; “L’eau et les rêves” à Toulouse).
La Bibliothèque Paul-Eluard d’Achères a, elle, opté, depuis cinq ans, pour des journées de création collective en vue de constituer une collection originale placée sous le signe des “yeux fertiles”. Présence et partage se trouvent ainsi idéalement à même de favoriser le déploiement des richesses du livre pauvre.