LEMAITRE Xavier

incertain regard – N°22 – Eté 2023 : Mers morsures caresses

I Une littorine fossile

Lettrines de la grande saga des mondes marin et terrestre, les littorines fossiles se dessinent aux flancs des falaises, se lisent sur les plages parcheminées, se trouvent aux sommets des montagnes.

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On les disait antédiluviennes, elles sont aujourd’hui classées et datées. D’origine marine, les littorines se sont caparaçonnées : ABRI DÉFENSE MONTURE. Après le retrait des eaux, par milliards, ces mollusques gastéropodes se sont échoués, agrégés, pétrifiés : fragiles témoins de l’outrage aveugle du temps et du génie chimique de la fossilisation par carbonisation.

Désormais la montée des eaux affaisse la falaise. Le fossile s’égare, s’immerge, disparaît dans l’étroit goulot du sablier cyclopéen de l’oubli.

Parfois l’érudit attentif l’aperçoit, le recueille, le nomme, le latinise.
Alors le savant déchiffre son héraldique.
Le plasticien admire ses arabesques.
La littorine enrichit le grimoire d’un conservateur.
Son étude alimentera le grand récit.

II Deux crinières en morsures et caresses

Crinières en bataille
« J’aimai les fiers coursiers, aux crinières flottantes »
Victor Hugo

Une jolie mèche rebelle s’est dévoilée
Sous l’œil pudibond du parangon de vertu.
Un léger poil discret a défrisé
Les nerfs sourcilleux du furibond poilu.

– Jeune femme, ta chevelure très peu visible
T’a valu bien des tourments !
– Jeune homme, ta barbe trop peu ostensible
T’a valu bien des tourments !

La mèche insurgée et le poil rétif
Conversent, devisent, se hérissent
En fauve crinière rugissante
De vie et de paix, d’amour et de liberté.

Alors toutes les follettes foultitudes fabuleuses
De fouets pileux couronnés de crin et de cran,
Fustigent les obscurs parasites fils du néant,
Enflamment les fort grands cœurs pleins d’allant.

Crinières dévoilées
« Si je confie au vent
ma chevelure ambrée
j’attraperai toutes les gazelles des champs »
Tâhereh 1817-1852

Peine capitale pour écart de voile : elle périt en silence.
Dévoilement fleurit la capitale : elles en parlent vivement.

Bruits bestiaux et brutalités barbares s’abattent sur
Cris d’alarme et crinières créditées de courage.

Les averses de coups peinent à tarir l’écume des
Paroles émergentes et le flot des cortèges solidaires.

Sans voile, ni tresse, les chevelures déliées flottent
et volent sur les avenues où elles tissent leur bannière
de révolte.

Voix et corps affranchis portent haut cet étendard
qui dessille le regard, éclaire l’entendement, exhorte
à la conscience.

L’oriflamme clame une devise universelle :
VIE FEMME LIBERTÉ

III Trois écumes des mers :

                                                 Grandes marées océaniques
– Des cohortes de vagues déferlent et dévorent les frêles troupeaux des rochers-plantons. Leurs caresses perfides anéantissent les derniers glacis de sable sec. Leurs lèvres écumeuses se mordent et s’embrassent fougueusement. Des légions de lames salées lèchent l’étale placide des coquillages puis hachent et tranchent la plage désarçonnée.
                                                 Naufrages Méditerranée
– La mer caresse avec adresse ou mord rageusement. Elle porte majestueusement ou engloutit impitoyablement ses cavaliers de fortune… ou d’infortune. Tel, vainqueur d’un désert de sable, sera vaincu par cette mer aveugle et ses complices naufrageurs.
                                                 Mer Noire violentée
– Voici face à la mer sombre, très sombre : ODESSA, port nourricier universel que le canon cherche à réduire en famélique souricière. En mer, des pêcheurs sont coulés, en plaine, des semeurs sont fauchés. Ils n’iront plus au bois.

Chaos cadavérique
Ailée, embarquée, chenillée ;
la mort rôde, grogne, mord :
Qui la musellera ?

             Mots désœuvrés
Maçon, où est ta dernière maison ?
– Seules mes mains s’en souviennent.
Qu’est-elle devenue ?
– On dit qu’elle est pillée, incendiée.
Sa cave voûtée ?
– Disparue, toute honte bue !
Sa porte en bois ?
– Des voleurs l’ont emportée.
Ses fenêtres aussi ?
– Non ! L’explosif les a volées.
Son mobilier ?
– Exilé !
Sa cheminée ?
– Brûlée, elle veille le retour du foyer.
Sa chambre ?
– Les amants y ont perdu le sommeil.
Et son grenier ?
– Rien ! Si le grain n’y meurt !

Calcul mental
Guerre sans nom ni visage :
« OPÉRATION SPÉCIALE »
= sordide soustraction.

Les évasions se multiplient chez l’envahisseur. Ses annexions divisent.

Choses vues
Peintre, explique-moi les couleurs !
– J’ignore ce dont tu parles.
Les jonquilles ?
– Le soufre les a fanées.
La mer ?
– Noircie !
Les champs de blé ?
– Fauchés par la mitraille.
Le ciel ?
– Couvert !
La blondeur de la jeunesse ?
– Elle blanchit sous la poudre.
Les yeux bleus des femmes ?
– Noyés de larmes.
Les couleurs de ton drapeau ?
– Deuil
Et ?
– Sang !

Le poète, écrivain et peintre mauricien Malcolm de Chazal écrit :
« La couleur est un corps de chair où un cœur bat »

Résistance galvanisée
Petit, sourd et aveugle,
Le Sans-Parole décrète « anéantissement ».
Face à lui, tout un peuple vif se rebiffe.

incertain regard – N°21 – Eté 2022 : Éphémère. Instant au bord de la Seine

Très haut niveau d’eau, ciel bas, fort loin au levant
Six grands cygnes majestueux sillonnent la Seine.

Ce sont trois couples immaculés, nonchalants.
Ils valsent Tchaïkovski et content Andersen.

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Cent très gros goélands se débattent en criant
Car ils se querellent pour convaincre leurs reines.

Sur les basses berges, d’élégants cormorans
Silencieux, s’abritent puis se rassérènent.

Ensemble, ils rêvent du très vaste océan
Qui oublie les doutes, lave les longues peines.

Un bel oiseau d’une belle oiselle s’éprend,
Leurs deux silhouettes couronnent le vieux chêne.

De très nombreux becs allongés se mettent en rang,
Leurs ailes écartées prêtes à entrer en scène.

Certains regardent passer le train de chalands
Qui lentement, mais sûrement, convoie les bennes.

Quand s’évanouit le cortège pénitent,
Le fleuve cède au ciel l’espace de l’arène.

Les lestes palmipèdes quittent le dormant,
S’élancent sur l’onde : ils ont brisé leurs chaînes.

Ces contemplatifs sont de nobles conquérants,
Le ciel est leur royaume où ils lâchent les rênes.

Avec sel, ciel, sable, soleil dans le sang ;
L’ivresse anime leurs rémiges et leurs pennes.

Irréfragables seront les méfaits du temps
Si aucune plume ne les tient en haleine.

Grâce à parole adressée et entendement
Tout geste éphémère fait un acte pérenne.