BONNAFOUS Béatrice

incertain regard – N°22 – Eté 2023

Rencontre avec Béatrice Bonnafous

par Ronda Lewis

Qu’est-ce que l’on attend en regardant une œuvre d’art ? Personnellement, je veux être émue. Je veux sentir une respiration, un mouvement, un étonnement.

Quand j’ai vu une photo de l’œuvre Coupe de Béatrice Bonnafous, la blancheur rayonnait, et je voyais la coupe… en transition à défaut d’un meilleur terme. Elle me donnait envie de découvrir ses tableaux en vrai, et elle m’a invitée à voir son lieu de création.

Son atelier se cache derrière un grand portail anonyme qui s’ouvre sur une rue passante. Une fois dans la cour, le chemin dévie vers la gauche, puis quelques marches à droite, puis un tapis de cailloux qui nous guide vers l’atelier. Hiver, la verdure se fait rare, mais n’est pas absente. Une petite table ronde et une chaise en métal attendent dans cette petite cour privée les jours plus chauds.

[NDLR : L’atelier de Béatrice Bonnafous est situé au 13 rue de Châtillon à Vanves, dans le square Payret-Dortail, une cité-jardins réalisée à la fin des années 1920 par l’architecte Maurice Payret-Dortail, labellisée Patrimoine d’intérêt régional, où se nichent, parmi 135 logements, 27 ateliers d’artistes.]

L’atelier est simple, c’est fait pour travailler. La grande fenêtre qui s’étire sur au moins trois mètres domine la petite pièce, et les tableaux meublent toutes les surfaces : étagères dans les murs, l’escalier, l’atelier d’artiste qui nous emmène vers l’appartement adjacent. Même en hiver la lumière baigne l’atelier, et Béatrice offre de me montrer quelques œuvres qui seront bientôt en exposition à la Bibliothèque Municipale Paul Eluard d’Achères. Point important : elle me donne le temps de regarder chaque tableau, à mon rythme, car nous sommes d’accord, il faut se donner du temps pour regarder un tableau.

Quel est le rôle de l’art dans votre vie ? Avez-vous toujours été artiste ? Vous avez étudié à l’École nationale des Beaux-Arts, qu’est-ce que les études formelles vous ont apporté ?

Dès la fin de mes études secondaires, je suis rentrée aux Beaux-Arts de Paris où j’habitais. Je travaillais dans l’atelier de dessin dirigé par un sculpteur très exigeant, Roger Plin. J’ai appris beaucoup avec lui et une chose indispensable… apprendre à jeter. C’était une très belle période enthousiaste. Je passais l’été et l’automne dans les Cévennes et je travaillais dehors dans une forte relation avec la terre. Après mon diplôme en dessin et ma première exposition, je suis partie voyager un an. À mon retour je suis revenue aux Beaux-Arts avec Etienne Martin et j’ai le souvenir de ses corrections inspirées où il basculait de toutes ses larges mains la sculpture commencée pour qu’elle prenne la lumière. J’ai aussi beaucoup gravé pendant dix ans et j’ai réalisé les monotypes de la première édition française de L’Accompagnatrice de Nina Berberova parue chez Alpha bleue. À la même époque nous créons, Michel Briendt, imprimeur éditeur, Patrick Sassier, ami des Beaux-Arts, et moi, la collection Empreinte, cahiers d’artiste dont je fais le numéro huit. Plus tard ce sera l’aventure passionnante avec Christiane et Alain Thiollier de la Galerie Maison Mansart dont je serai cofondatrice et qui va durer 15 ans jusqu’en 2000.
Le désintéressement et l’enthousiasme de tous étaient majeurs.
Je suis repartie en voyage et à mon retour je suis revenue à la couleur après des années de noir et blanc. J’ai alors suivi les conseils de Jean Bertholle. Mais l’enseignement le plus important est celui, à l’occasion d’un court voyage à Bastia en Corse, des façades, des fenêtres et du linge aux fenêtres qui m’ont amené ce que je cherchais. Les surfaces de couleur, leurs rythmes et leurs dimensions sur un plan frontal. C’est un moment majeur qui a modifié totalement ma peinture.
Je suis restée encore longtemps figurative. Des natures mortes épurées où je jouais avec le premier et le troisième plan et souvent une ouverture mystérieuse, des dédales de villes orientales où la couleur a commencé à s’affirmer fortement.
Les femmes archaïques sont arrivées à ce moment-là.
Un jour la coupe seule, rouge terre s’est déplacée au milieu de la toile. Elle a pris mouvement et elle est devenue tour à tour montagne, ascendante, verticale, et se détachant de la terre ou devenant terre, elle est devenue météore

Effectivement on voit dans la série des Verticales, surtout en encre de Chine, cette esthétique du vide ainsi que la nature végétale exprimée en quelques coups de pinceau.

Des rencontres majeures se sont passées en Corée et au Japon. Ayant été entourée de Bouddha depuis l’enfance, j’étais très attirée par les temples et toutes les formes d’art liées à la pratique de la concentration et de l’impulsion du geste. À cette époque je ne pratiquais pas encore le yoga. Mais plus tard c’est lors de longues pratiques que j’ai peint les grandes encres ; un seul geste, un seul souffle.
Les verticales peintes sous les arbres de l’abbaye de la Prée sont de la même essence.

Vous parlez de voyages et d’inspirations…

Voyager pour moi était normal. J’étais nourrie d’histoires de bateaux, de tours du monde par mes grands-parents paternels vivant en Chine. Du côté maternel, c’était l’Algérie où je ne suis d’ailleurs jamais allée mais j’ai été baignée des langueurs et de l’art de gérer la chaleur, des volets que l’on ferme… et d’une certaine fantaisie. Mes premiers voyages sont au Maroc. La terre rouge, l’écrasement de la chaleur, la réfraction de la lumière et aussi les Marocains, les gestes, la distance, le rire… et remonter sa capuche sans courir si un terrible orage éclate, s’asseoir et attendre. Mon attirance pour le Maroc n’a pas changé. Et la série des Barques et destins ainsi que Le 8 et l’infini en sont empreints. Ces récentes séries ont été peintes au pied des Cévennes où je retravaille depuis peu, toujours dehors, de même pour les Toiles libres qui amènent un nouvel usage de la matière assez brutal.

Vous travaillez en séries, avec des noms remarquables comme Verticales, Ascendantes, Météores. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces noms ?

Je cherche un mouvement, une énergie première, simple, que les titres nomment. La relation au corps est importante mais aussi le cosmos. L’infiniment grand et l’infiniment petit. Les planètes et les molécules…
Le chemin pictural que j’ai pris, une seule forme prenant tout l’espace de la toile, est à la fois une rigueur, presque une ascèse et une séduction aussi par la surface colorée, guidant l’œil sans doute vers un regard plus long, plus méditatif avec ou malgré l’intensité revendiquée de la couleur.

Il faut alors que mes couleurs travaillées avec les pigments souvent à l’œuf vibrent et réfractent la lumière. J’ai cherché et c’est dans les façons les plus simples que j’ai trouvé ma technique. Elle demande de l’effort car je prépare mes toiles en les encollant et en les enduisant. Je peux alors soit travailler à la tempera comme pour les Ascendantes soit à l’huile comme pour les Météores et le tableau peut mettre des années à se terminer. La surface de la matière devient alors elle-même partie de l’aventure. Les Ascendantes montent de la terre et les Météores s’en détachent. Elles sont un monde et un vertige où l’on est dans la peinture. Mon récent retour dans les Cévennes a amené les Toiles libres mêlant météores et femmes archaïques, plus brutales et non montées sur châssis. Cette quête du mouvement se poursuit dans la série des Circulations et des Flux liées à Marseille, ville aimée où je suis née. Ce sont plutôt des grands formats autour de deux mètres. Le format du très petit au grand est en lui-même une sollicitation.
Mais je ne dépasse pas ma propre envergure.

L’art abstrait n’est pas toujours facile à comprendre. Quel conseil donneriez-vous au public pour comprendre votre travail ?

Je ne pense pas que ma peinture soit abstraite. Elle est plutôt une non-figuration. La couleur y est majeure. C’est elle qui va prendre et emmener celui qui regarde. Mais il lui faut un peu de temps… c’est ce que j’espère, un temps d’arrêt.

 

Béatrice Bonnafous a participé à l’exposition à la Grange aux Dîmes de Coulommiers du 6 au 14 mai 2023 pour montrer une quinzaine d’œuvres, huiles et encres. L’exposition Regards sur l’art est visible à Achères jusqu’au 1er juillet 2023, avec une présence de l’artiste le 10 juin de 14h à 18h. Béatrice Bonnafous sera en résidence d’artiste à L’Abbaye de La Prée du 15 au 29 juin 2023.

Un prochain livre d’artiste est à paraître aux éditions Fata Morgana dans le courant de l’année. Pour mémoire, elle a illustré pour le même éditeur Les Rougets, d’André Pieyre de Mandiargue en 2004.