BERGOUNIOUX Pierre

incertain regard – N°20 – Eté 2021

Livre pauvre

On ne sait ce qui se passe, nous arrive que lorsque c’est devenu du passé. Ma génération, qui s’en va, n’aura fait qu’entrevoir le tournant de la civilisation, la révolution numérique. Elle en aura connu les prémices mais n’en verra pas le plein effet, qui s’annonce prodigieux.

Nous aurons été les derniers habitants de la galaxie Gutenberg. La perfection est toujours l’amorce du déclin. Je suis à peu près contemporain de l’invention du Livre de Poche, en 1953. La littérature classique et même moderne, partiellement, devient accessible à tous. Le prix d’un volume simple représente une heure de travail non qualifié – deux francs –, le double coûte 3 francs 40, le triple – Les Possédés de Dostoïevski, par exemple – 6,70. Je vois encore les couvertures en couleur, celle du Voyage au bout de la nuit de Fontanarosa, Rimbaud, fumant la pipe, croqué sur fond bleu ciel, la Sologne boisée, lacustre, vaporeuse du Grand Meaulnes.

C’est cet équipement merveilleux, très peu onéreux qui est frappé de péremption par le numérique quand s’estompait à peine le souvenir du temps où un roman d’Anatole France était vendu quatre francs et qu’un salarié agricole de ma lointaine province était payé cinquante centimes par jour, logé dans la grange, il est vrai, et nourri. Aurait-il transpiré une semaine pour se procurer Les Dieux ont soif ou La Rôtisserie de la Reine Pédauque qu’il n’en aurait guère été plus avancé. Il était occitanophone et, avec ça, illettré.

On est quelques-uns, d’un certain âge, à suivre difficilement le mouvement. Ainsi, Daniel Leuwers, non content de réunir poètes et peintres sur du gros papier plié en deux, limite à quatre ou six exemplaires le nombre d’exemplaires ainsi obtenu pour les soustraire, de surcroît, aux circuits marchands.

On se demande à quoi bon. Ils resteront les plus inconnus de tous les livres. A moins que les bibliothèques publiques ne s’en mêlent, rassemblent, exposent ces travaux et le tour est joué.