SOUCHON Patrick

incertain regard – N° 11 – Novembre 2015 : Entretien avec Patrick Souchon

par Solène Hazouard

Patrick Souchon est auteur et professionnel de l’éducation. Auparavant directeur d’établissements socio-culturels, enseignant, puis conseiller culturel à la Maison des Écrivains, il est aujourd’hui chargé de mission pour le livre et la lecture dans l’Académie de Versailles. Il a publié à ce jour trois romans : Les jours chômés ne se comptent plus (Acropole, 1983), La traversée de l’Île d’Yeu (La Table ronde,1987) et La chanson de Nell (Grasset, 2009), autofiction dédiée à sa mère. La lecture de ses deux derniers romans et l’enregistrement d’une conversation menée il y a deux ans avec le poète Gérard Noiret et les lecteurs de la bibliothèque d’Achères m’ont incitée à en savoir plus sur cet écrivain à la fois touchant et discret.

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Diriez-vous que le chant, ou la musique, se retrouvent dans le style de votre livre La chanson de Nell ?

La question centrale est celle du rythme, de l’organisation et de la place des mots dans la phrase, de l’attaque et de la chute, du mouvement que la phrase génère et des effets qu’elle produit. La phrase est un vecteur orienté, porteur de sens. Son mouvement développe une énergie ou une dynamique propre. Dans la perspective tracée par Henry Meschonnic, le poème « traduit une forme de pensée en une forme de vie et une forme de vie en une forme de pensée ». Je dirais la même chose de la phrase et des segments qui la composent. Faire passer du, ou un courant dans le langage produit de l’énergie, en cela l’écrivain est un fil conducteur qui transmet des intensités et des capacités de puissance. Le rythme étant à la base du chant et de la musique, c’est bien une voix que l’écriture cherche, porte, traduit, incarne.

Dans La chanson de Nell et La traversée de l’Île d’Yeu, vous optez pour une temporalité qui n’est pas linéaire. D’où vient ce choix ?

La langue a la propriété de se développer dans la durée, de même que la vie se perçoit dans le développement des jours selon un ordre censé être immuable à notre échelle, mais dont la science nous dit qu’il ne l’est pas. La durée est ce par quoi nous accédons à la réalité et à la conscience du temps. Mais qu’est-ce que la réalité, qu’est-ce que le réel ? Le temps est-il immobile ? Le monde offre différentes réalités dans lesquelles se croisent différents rapports au temps. De même, il y a différentes formes de vie : consciente, inconsciente… Le monde que nous percevons est fait de plusieurs à travers lesquels l’être cherche un sens. La non-linéarité est à l’image de notre psyché qui décompose et recompose le réel en cercles successifs formant une espèce de chaîne. C’est à travers cette chaîne invisible, immatérielle, que nous nous déplaçons comme à travers une succession de « mondes flottants ».

Que signifie pour vous le passage du « je » au « il » dans la narration de ces deux ouvrages ?

Nous sommes faits de plusieurs et passons facilement d’un registre de l’énonciation à un autre. Nous vivons et nous nous voyons vivre. Dans Soi-même comme un autre, le philosophe Paul Ricœur tente de refonder le soi dans son rapport avec l’altérité. Ne sommes-nous pas tous plus ou moins étrangers à nous-mêmes ? L’autofiction, dont ces deux livres relèvent, est la prise de conscience des potentialités de l’altérité en soi.

Qu’avez-vous écrit et publié pendant les 22 ans qui séparent vos deux derniers romans ?

Des articles et des ouvrages d’enseignement. Je me suis consacré à la littérature comme pratique dans l’enseignement secondaire et à l’université, en particulier dans le cadre de la formation continue des enseignants de lettres. Le seul livre dont je pourrais être fier La langue à l’œuvre, publié aux Presses du réel. Ouvrage que je n’ai pas écrit mais dont j’ai assuré la conception et la coordination, dans lequel on trouve des textes d’universitaires comme Dominique Viart, d’écrivains qui resteront et qui tous sont convaincus qu’à travers les ateliers, une forme particulière de transmission peut avoir lieu. François Bon, Leslie Kaplan, Gérard Noiret, pour lesquels une autre répartition des savoirs et des savoir-faire est possible, un autre partage du sensible comme l’écrit Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé. Un partage susceptible de mettre en œuvre « les capacités de sentir et de parler, de penser et d’agir qui n’appartiennent à aucune classe particulière, qui appartiennent à n’importe qui ».

Quel regard portez-vous sur les livres que vous avez publiés ?

Je suis convaincu que ces textes n’ont que très peu d’intérêt. Ils ne correspondent pas à l’attente ni à l’espoir qui me portaient à écrire. Compte tenu du fait qu’il faudrait cent cinquante mille ans à un lecteur expert ou chevronné pour venir à bout de l’ensemble des livres publiés à ce jour, et répertoriés à la Bibliothèque nationale de France, je conseille vivement à ceux qui souhaiteraient lire les livres dont je suis l’auteur d’éviter de perdre leur temps et de passer directement à Bon, Faulkner, Modiano, Proust, Pérec, Sarraute et les autres.

Votre mère joue un rôle particulier dans votre rapport à l’écriture : qu’a-t-elle pensé de vos deux premiers romans et qu’aurait-elle pensé selon vous de La chanson de Nell ?

Pour les deux premiers finalement, je n’en sais trop rien. Elle trouvait l’écriture originale, disait qu’elle n’avait lu ça nulle part, ce qui était à la fois positif et négatif, laissant entendre que, finalement, c’était un peu fou, un peu compliqué. Ce qui est sûr, c’est qu’elle aurait aimé les voir partout, en devanture des magasins, sur les listes des prix littéraires. Cet espoir insensé l’habitait. Attentive à la réception et à la critique, elle fut sans doute très déçue.

La Chanson de Nell, je pense qu’elle aurait adoré.

Quel sens donnez-vous à l’écriture ?

L’écriture nous permet de penser ce qui demeurerait impensé si on n’écrivait pas. Mais l’idéal du texte dont l’ombre se profile derrière chaque phrase, chaque paragraphe, qui nous pousse et nous retient, finalement nous épuise ; alors seulement on finit le match éreinté vite fait.

Quels sont vos projets ?

Finir Passion de l’ignorance, le roman dont la revue incertain regard me fait l’amitié de publier un extrait.

 

incertain regard – N° 11 – Novembre 2015 : Passion de l’ignorance : Extrait inédit

…chaque fois que je convaincs quelqu’un d’ignorance, il s’imagine que je sais tout sur ce qu’il ignore.

Platon – Apologie de Socrate

Mais la perte de la permanence et de la solidité du monde – qui, politiquement, est identique à la perte de l’autorité – n’entraîne pas nécessairement, la perte de la capacité humaine de construire, préserver et prendre à cœur un monde qui puisse nous survivre et demeurer un lieu vivable pour ceux qui viennent après nous.

Hanna Arendt – Crise de la culture –

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1

Sur le boulevard, pas un banc où s’asseoir, pas un kiosque, les genoux fléchissent, les efforts fournis ne permettent plus de maintenir les jambes droites. La partie inférieure du corps bascule et part en vrille. Elle glisse. Inutile d’espérer faire un pas de plus au milieu de la foule. Elle titube. Au loin la côte, les péniches du débarquement ; plus près la file des voitures, le cortège des majorettes comme arrêté, et plus près encore les curieux, le chef de la batterie-fanfare, chemise noire ouverte sur trois boutons, photographié alors qu’il lance en l’air la canne à pommeau d’or qui compose là-haut, à cinq mètres au-dessus du sol, une figure aveuglante, vu le soleil.

Marie a reçu un mauvais coup. Quelques instants plus tôt, un autochtone à casquette auréolé de la déesse Niké, un jeune répondant au nom de Kévin a sorti de sa poche un objet tranchant, frappé à l’aveugle, quelque part dans l’aine. Le gamin a disparu. Souvenirs de ses pas caoutchouc sur le trottoir, félin en fuite qui esquive et dribble. Ce que les oreilles ramassent alors au gré des échanges sur le trottoir, propos de circonstances : on ne parle que de Calais, mais ici au Havre c’est pire. Comment voulez-vous, tant d’étrangers sur les routes et les plages, tant de gens poussés hors du monde par la guerre et la faim.

Les passants stupéfaits auxquels Marie s’adresse – help,  I am going to die – curieuses grimaces sur tapisseries anglo-normandes. Touristes vus de profil, jeunes gens, jeunes filles, gros Bibendum en shorts venus dans la station prendre l’air, assister aux commémorations. Les cérémonies : un spectacle, une attraction. Enfants revenant de la plage avec pelles et bouées ; tous contemplent silencieusement le mannequin qui danse.

Toute chose en un jour s’abaisse et se relève – de quel aveuglement a-t-elle été victime ? Ô mes parents d’hier et d’outre-tombe tant de fois invoqués, ce n’est pas un migrant, mais un petit blondinet, natif de Rouen, qui m’est tombé dessus en me prenant pour cible. Arrivée au terme d’un épuisant faux plat – un bureau au siège du consortium, une carrière assurée dans la formation des courtiers, l’assurance de revenus confortables – elle avait fini par céder, elle était allée chercher l’inspiration au sommet des falaises, parmi les marguerites et les coquelicots, non loin des anciennes casemates allemandes. Du cimetière où elle s’était rendue la veille, on peut admirer les stèles et les mausolées érigés par les anciens en souvenir de ceux qui ont débarqué, ont lutté, se sont battus. Face au vide, le tapis d’herbe tendre annonçant le précipice, on pense à ceux qui ont souffert, ont pris position, à l’ombre des forêts, le long des valleuses et des rivières.

Tout ce qu’on laisse derrière soi quand le sol se dérobe, quand le grand large vous emporte – objets, détails auxquels on s’accroche en ayant le sentiment que, quoiqu’on fasse, fini, terminé, plus rien à faire d’autre qu’attendre, voir revenir les jolies tasses bleues, souvenirs, bonheur du jour auquel il manque un pied, méridienne ramenée de chine, gravures anciennes retrouvées pliées dans un vieux livre de messe. Qu’est-ce qu’une vie si ce n’est un ensemble d’images sous vitrine, grenier dans lequel circulent les véhicules hippomobiles, les poupées anciennes, les poètes qu’on a aimés, leur machine, ces grands mystiques du verbe avec lesquels on s’élève, on s’élève, tout devient possible – grandes roues, nacelles qui montent et tournent dans le ciel avec les oiseaux. Les oiseaux partout, par centaine. Dans les arbres, sur les toits, les fils télégraphiques, pense Marie, j’aime leurs cris leurs ailes, j’en retiens un parmi les plus vieux, bolide fendant dans l’air, et encore aurait-elle pu en retenir d’autres pendant sa chute, Jean de la Croix ou François planant au-dessus des falaises du pays de Caux, pas du Bartas, mais un certain Rumi, grand poète Persan, ami des derviches, dont des extraits reviennent, semblent vouloir se frayer un chemin hors de ses lèvres, glisser hors de sa bouche, aller au-devant de la foule, alors que son corps heurte une première fois le trottoir, semble rouler, rebondir telle une balle avant de s’immobiliser – suis-je déjà dans les limbes, une vapeur opaque et tiède sortant de mes narines.

Maintenant un jour d’été quelque part en Essonne, la belle Acionna, robe blanche, légère. Contrairement à d’autres séquences anticipées dans l’effroi, elle n’est pas surprise de se retrouver sur scène, invitée à comparaître à l’occasion d’une fête de quartier. Pas surprise ni embarrassée par le trac en se voyant, en s’imaginant debout sur une estrade, occupée à lire à haute et intelligible voix des textes anciens hérités de la tradition. Associations, jeunes chômeurs en fin de droit rassemblés place de la République. Femmes venues du Maghreb et d’Afrique, dont elle s’occupe, puisque demain, une fois rétablie, rentrée chez elle, tel sera son ministère, d’où elle tirera l’essentiel de ses revenus ; cours d’alphabétisation, ateliers de lecture et d’écriture pour personnes en difficulté : « toute chose, tout être est une outre emplie de merveilles. Sois connaisseur, goûte avec délicatesse» se dit-elle alors que sa joue gauche, proche des déjections canines, épouse le grain du trottoir.

Une voix sourde mêlée au fracas de la mer : les secours arrivent, calmez-vous, ne bougez pas. Au sol, sans avoir réussi à trouver position favorable susceptible d’atténuer la douleur : rien compris au mystère dans les lettres, pas eu le temps de lire les livres de sagesse, manque d’application et de persévérance. Hier encore, à peine sortie de la voiture, en tenue légère, elle allait sur les tombes, regardait les jeunes gens entamer une partie de badminton sur la plage, une partie de volley-ball, une partie de hand-ball, achetait de la crème malgré le temps couvert, une bouteille d’eau minérale, abandonnait ses bagages Villa Vidor en ayant le sentiment que les vacances, les grandes, commençaient.

L’espoir tranché par la lame pour finir le lendemain à demi inconsciente sur le trottoir, le corps agité de frissons musculaires : bonheur de voir les mouettes planer, se mouvoir librement dans le ciel alors qu’un filet rouge s’échappe du nez, forme tache noire sur le macadam, océan qui grandit, prend formes diverses, découpe des îles autour d’un quartz positionné là par hasard, à quelques centimètres du front large et haut. Pierre transparente qu’on ne rencontre pas habituellement sur la Hève ni ailleurs sur la côte, de Trouville à Etretat – apporté là par camion parmi d’autres gravats servant de remblais à l’occasion de travaux de réfection de la digue Nord sans doute.

Derrière la foule colorée. Derrière le cordon de sécurité on distingue, parmi les uniformes, la blouse blanche d’un infirmier, lequel, en plan rapproché, un genou à terre, semble vouloir faire glisser un matelas gonflable ou une civière sous le corps de la victime. Après avoir enchaîné une série de gestes professionnels, manipulation délicate relevant d’un protocole mûrement réfléchi, la pierre – un quartz rose aux angles émoussés – se retrouve par hasard sur le ventre de la jeune femme. Sous l’effet de la respiration ventrale, l’objet monte puis descend, entraîné par les spasmes jusqu’aux plis du nombril. La robe tachée laisse apparaître le haut des cuisses. L’infirmier paraît indifférent à la vue de ce corps de femme ainsi offert, disponible : chose inerte qu’on examine, soupèse, manipule.

L’infirmier ressemble à une star des années 60, cheveux blonds coiffés en brosse, petits yeux plissés, le dernier homme qu’il me sera donné d’observer de près, se dit Marie. Un type fait de plusieurs, chimère cristallisant les canons du baby-boom, époque dont le défilé de photos tant de fois reproduites dans Match, Salut les copains ou France-Dimanche, fait diversion, convoque l’image d’une sorte de liane, une femme qui, dans le semi-coma où Marie se trouve, ressemble étrangement à sa mère enveloppant la silhouette de son père devant l’entrée d’un camp militaire en Allemagne. L’image du couple disparaît quand l’infirmier demande à Marie de localiser les points sensibles au toucher.

Le portable vibre, elle réussit à rapprocher le boîtier de son champ de vision, la main s’en empare, à geste automatique réponse automatique : l’écran s’allume, toutes sortes d’icônes se positionnent au hasard ou selon un ordre mystérieux sur la page, en fond d’écran, le tableau de Monet – terrasse au bord de l’eau – à travers lequel un visage, dans le flou, apparaît. Marie est la petite fille sur la droite enveloppée dans les jupes de sa mère. Erec pour ne pas le nommer occupe soudain tout l’écran. Erec envoie des baisers à celle qu’il appelle « la belle Acionna ».

Rasé de près, les cheveux courts. Quelque chose a changé dans ses manières. Des traits reposés, une ample chemise blanche lui donne des allures de jeune hobereau partant pour la chasse. Il a fallu du temps pour que Marie le reconnaisse, depuis le moment où elle a dit allô, allô, jusqu’à ce que l’image apparaisse dans le téléphone en produisant ces mouvements syncopés qui jettent le doute sur l’identité de l’interlocuteur, du temps pour réaliser que c’était lui, Erec, son fiancé, le bel endormi, Erec qui appelait comme pour la rappeler à la vie, sur Skype, avant qu’il ne soit trop tard. Tu as arrêté de fumer. Je n’ai pas lu Bella. Je voudrais rentrer chez toi dormir.

L’infirmier craint qu’elle ne perde l’usage de la parole, le sens du toucher, le goût des randonnées pédestres en montagne avec les guides de l’UCPA, la pratique de la guitare, Fernando Sor, les voitures américaines dans lesquelles on s’endort, les épisodes de Zorro sur la trois. L’infirmier lui montre sa main, paume large parcourue de veines sinueuses qu’il manipule, fait parler comme une marionnette – vous n’allez pas nous quitter pour une simple égratignure. Maintenant, l’infirmier réconforte la patiente, tapote sa joue, plaisante. Répétez après moi : un, deux, trois, quatre, cinq, jusqu’à dix, puis il recommence, lui demande de bouger le pouce, le majeur et l’annulaire. L’émotion ressentie à la vue de cet homme penché au-dessus d’elle : une vague prête à déferler tandis qu’elle compte, obéissante et docile.

Marie répète plusieurs fois allô, cherche à rétablir la communication, à comprendre ce que son fiancé, resté en Ile-de-France, lui demande – Kévin, qui est-ce ? Un type un peu barge que je croise sur le boulevard lors du défilé des vétérans américains venus en France pour les commémorations. Une grimace à laquelle j’ai voulu répondre. Ce coup reçu dans l’aine c’est moi qui l’ai donné. Et chaque fois qu’elle entend dans l’aine, les images de la première Guerre mondiale reviennent avec les soldats qu’on ampute, les tranchées qui se referment sur les cadavres abandonnés dans la boue. Inimaginable sont les conséquences des guerres et leurs développements. Elle tente de reprendre souffle, mais semble incapable d’ouvrir la bouche sans ressentir une gêne dans la poitrine faisant alterner les phases de conscience et d’inconscience. Erec, exaspéré, s’armant de patience et débitant ses phrases à la hache : Neiman, la 4L, combien de kilomètres avant le tunnel  de Saint-Cloud, vas-tu passer par le funérarium, veux-tu qu’on se retrouve au chevet d’Henrik avant de rentrer  à la maison. Et elle bouche ouverte, victime d’un sort, toujours à Sainte-Adresse, très affaiblie.

Erec comme fou au téléphone. Il ne mesure pas la gravité de la blessure de sa compagne. Habitué à ce qu’elle dramatise, il persiste à croire à une machination, hostile aux projets qui ont secrètement nourri les différents du couple ces derniers mois : tu le regretteras ce voyage décidé seul, pourquoi tenir secret les résultats du test, abandonner un salaire confortable alors même que tu te voyais tomber enceinte, tomber enceinte. De retour du bureau, week-end compris, tu ne parles que de courbe de croissance, de personnels aux abois entre les traites impayées et les demandes de résultats.

Bruit de deux bombardiers en rase-motte au-dessus de la plage. Très vite Marie se redresse, veut répondre et justifier les décisions prises, son départ – aspiration au changement, soudaine prise de conscience. Elle cherche à prendre appui sur la rampe en inox tandis que la civière glisse sur ses rails, pénètre à l’intérieur de l’ambulance : monde aseptisé, boîte en aluminium, silence.

Dans sa tête, les fiches de postes  consultées avant de partir: région parisienne, direction régionale de la jeunesse et des sports (DRJS), recherche un directeur, personnel de catégorie A, une directrice d’établissement socioculturel, prière d’adresser un projet à Monsieur le Maire adjoint en charge des affaires sociales, pôle vie locale, prière d’adresser votre candidature à Monsieur le Président de la communauté d’agglomération. La chance consiste à aller vers son risque, ce pour quoi elle se porte candidate à la direction du Centre social des Planètes, son nom figure sur la short-list, elle recevra bientôt une convocation pour un entretien d’embauche, elle devra répondre aux questions que les membres du jury ne manqueront pas de lui poser. Le projet vise l’égal accès de tous aux savoirs et à la culture dans une logique d’émancipation intellectuelle et sociale. Difficile de concilier la maternité avec une activité aussi prenante, mais ça ira – aucun doute sur sa grossesse, aucun doute sur ses capacités. Une fois rétablie, l’agression ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Plus tard on pourra lire sur Wiky, Marie O’Connor, née à Paris en 1974 vit en banlieue où elle travaille comme éducatrice.

Le tensiomètre et le masque à oxygène, les sangles, le drap vert en viscose, une quantité impressionnante de lingettes aussitôt rouges sur la plaie, elle ne perd pas espoir pour autant, se trouve de bonnes raisons de croire en l’avenir, d’éprouver l’envie de chanter demain la vie va commencer, titre en or pour son projet : changer de place, changer de vie, suivre les cours du Collège de France, lire sur la côte, lire en bord de Seine, déchiffrer les signes et les songes. Quarante pour cent des habitants de la cité a aujourd’hui moins de vingt ans. Avec la détérioration des quartiers, la montée du chômage et de l’illettrisme, l’augmentation des trafics, la cité est classée « grande cause régionale ». Réveille-toi, Erec. Les barons n’ont qu’à bien se tenir. Va sur le site et consulte les délibérations du conseil, arrête de dire que je n’ai aucune chance d’obtenir ce poste, la nomination de Limors invalidée, une place se libère. Là où nous allons, que confrontation ait lieu avec les donneurs d’ordre, entends-tu l’éternel refrain, les vois-tu entrer dans la ronde : c’est un fait, on ne peut pas, il y a les riches et les pauvres, les forts et les faibles, on ne peut pas accueillir toute la misère du monde.

Au démarrage, premier coup d’accélérateur : montée aux extrêmes dans le champ de l’hyper concurrence, manque d’air, jamais étudié la littérature et la philosophie, manque d’espace, tout me fait peur – que m’est-il arrivé, pourquoi me précipiter sur cette lame ? En ville, dehors, la fête bat son plein. Quelle faute, quel crime la belle Acionna a-t-elle commis. Parvenue au terme du voyage, elle tâtonne le drap, récupère le film : l’arrivée à Sainte-Adresse, la Villa Vidor, Henrik, la laisse ; la liste est longue jusqu’à ce coup, porté par Kévin, sous lequel elle est tombée.

Qui sont les prescripteurs, les donneurs d’ordre. Comment vivre sous la dictée. La raison du plus fort est-elle toujours la meilleure. Kevin a ouvert une brèche dans le récitatif  global : que le conflit éclate, que confrontation ait lieu avec ceux qui, empêchés ou exclus de l’intérieur ne veulent rien savoir. Enfin l’ambulance prend de la vitesse, Marie ressent à peine les cahots de la route, elle glisse et suit une ligne horizontale blanche et lisse sur l’écran de contrôle, c’est la fin, mais après, qui y-a-t-il ? murmure-t-elle à l’invisible qui conduit. Elle lève une dernière fois les yeux au ciel et perd connaissance.

2

A force de travail, Marie avait fini par céder. Elle était allée prendre l’air sur la côte normande. Un coin tranquille favorable au repos. Vieille station un peu à l’écart d’où elle espérait, avec le recul, les cabines et les parasols, faire le point, envisager l’avenir, d’éventuels réajustements professionnels, changement d’itinéraire, dix ans dans le privé avaient eu raison de sa patience, il était temps d’entamer une reconversion. Parmi les milliers de textos envoyés de par le monde, le 6 juin 2014, jour de l’agression, deux d’entre eux lui étaient destinés qui allaient déplacer ses repères et brouiller les vues.

Le matin du 6, de retour de promenade, les SMS reçus sur la plage aux environs de dix heures dans une langue descriptive et clinique porte un coup fatal à l’idée somme toute assez banale qu’elle se fait des vacances. Adieu douceur, tranquillité. Un agent de l’assistance publique dissimulé derrière un écran vient de lui écrire à propos d’Henrik, le second mari de sa mère auprès duquel elle a grandi. Les battements de son cœur s’accélèrent. Prise au piège des mots qui se présentent en désordre sous ses yeux, elle transpire, pieds nus sur le sable, les numéros affichés ne figurent pas dans ses contacts, elle ne cherche pas à les identifier ni à en savoir davantage par crainte de se retrouver à nouveau hors cadre ou hors-jeu. Encore fragile, sujette à des rhinites saisonnières, allergies cutanées endiguées grâce à l’homéopathie et à toute sorte de crèmes dotées d’un fort indice de protection, parfaitement adaptées aux peaux claires, elle était venue de Paris la veille pour Lire à la plage, une opération organisée par la municipalité avec le concours du Crédit maritime. Le site de la Ville assurait la promotion de la lecture à grand renfort de bleu accompagné de slogans plus ou moins séduisants : dégustez le roman face à la mer, prenez le temps de le savourer en croquant une pomme, laissez-vous porter par le mouvement des vagues.

 

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