CUBAS-GLASER Frédéric

incertain regard – N°12 – Mai 2016 : Interview avec Andrée Kilemnik et Frédéric Cubas-Glaser

par Martine Gouaux et Ronda Lewis

Paul Kilemnik est décédé en juillet 2015 dans le 15ème arrondissement de Paris, où il était né il y a 79 ans. Nous rencontrons son épouse, Andrée, avec Frédéric Cubas-Glaser qui connaissait bien le peintre.
La rencontre a lieu au domicile d’Andrée : séjour clair, des œuvres de Paul, des tableaux dans des tons jaunes, lumineux, rythmés, des petites sculptures en bois très colorées, gaies, des tableaux de peintres amis, un piano blanc sur lequel joue Andrée (nous l’apprendrons plus tard). Le jour éclaire la pièce, des œuvres de Paul, émanent lumière et énergie, quelque chose de léger, de frais et d’heureux.

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Comment la peinture est-elle entrée dans la vie de Paul Kilemnik ? Comment s’est-il formé ?

Andrée Kilemnik
Paul avait une passion pour la peinture. Il s’est formé en fréquentant les musées (d’Art Moderne), les galeries Camille Renault et Mathieu Sels) ainsi qu’au contact de ses amis qui évoluaient dans le milieu de la peinture : Gérard Guyomard, Ivan Messac (qui faisait, entre autres, des sculptures en carton et en papier).
C’est pendant la guerre d’Algérie qu’il s’est lié d’amitié avec Gérard Guyomard. Ils sont toujours restés en contact par la suite.
En Algérie, Paul a crapahuté, comme il disait, mais pendant quelques temps, il a pu aussi faire des sculptures sur place.
Plus tard, dans les années 70, il a quelque peu aidé son ami sur un chantier de restauration de tableaux de Max Ernst dans la maison de Paul Eluard. Ce travail a été très important, il lui a donné espoir.
Paul a également approché Fernand Léger, mais les circonstances ne lui ont pas permis d’être son élève comme il l’avait souhaité.

Quels ont été les peintres qui ont eu le plus d’importance, le plus d’influence ?

Andrée Kilemnik
J’ai connu mon mari très jeune. Nous étions des amis d’enfance, nos écoles étaient voisines et nous avons grandi et joué dans le 15ème arrondissement.
Très tôt il s’est intéressé à l’art, il a été inspiré par la peinture de Sonia et Robert Delaunay, celle des Constructivistes russes, par Malevitch, Fernand Léger et les peintres italiens aussi.
Paul se sentait petit à côté de Guyomard qui a exposé un peu partout. Il devait travailler, il n’avait pas beaucoup de temps à consacrer à son art. Il regrettait que ses enseignants ne l’aient pas repéré et orienté vers la peinture.

Vous avez dit qu’il appréciait Sonia Delaunay dont nous savons qu’elle a travaillé les tissus. Paul a-t-il fait des créations artistiques autres que la peinture ?

Andrée Kilemnik
Oui il a participé à la création de bijoux fantaisie pour Guy Laroche, Saint Laurent puis il s’est mis à son compte. Il a même vendu ses bijoux sur les marchés !

Frédéric Cubas-Glaser
Paul était un autodidacte mais il avait appris ce « regard sans concession ». Il voyait les forces et les faiblesses de l’œuvre, celles des autres comme les siennes. Il n’y avait pas de « consensus mou » avec lui. Il a développé une écriture très personnelle, créé ses propres outils : gabarits, tire-ligne, il se servait de l’épiscope. Il ne faisait rien au hasard.

Quand a-t-il pu se mettre à la peinture à temps complet ? Quand a-t-il pu exprimer, développer ce qu’il avait à dire ?

Andrée Kilemnik
Il n’a pu se consacrer à la peinture, régulièrement et passionnément, qu’à notre arrivée à Jouy en 1991. Il travaillait dans son atelier sous les toits.

Frédéric Cubas-Glaser
Une spiritualité se dégage de ses œuvres, il n’était pourtant pas croyant !… Il y a dans ses tableaux une lumière intérieure, une énergie, une force qui n’appartiennent qu’à lui. Il est difficile de mettre d’autres toiles, d’autres artistes à côté des siennes tant il aspire la lumière autour de lui.

Quelle était la place de la musique ? Ou celle des autres arts ?

Andrée Kilemnik
Il aimait beaucoup la musique classique et contemporaine : Chostakovitch, Schönberg, Berg, et beaucoup Dutilleux, notamment « Timbre, Espace, Mouvement » (en référence au tableau de Van Gogh « Nuit étoilée ») il en a d’ailleurs fait lui-même un tableau.
La poésie avait aussi, pour lui, une grande place. Eluard et Aragon étaient ses poètes préférés. Il a fait de la gravure pour illustrer le livre de poésie d’un ami, Jean Philippe Aizier, « La Bouche sous les Draps », à la Librairie Racine.

Où a-t-il exposé ?

Andrée Kilemnik
A la Mairie d’Eragny, à Paris, Anvers, Dourdan, L’Isle-Adam, Eaubonne… à Saint-Mathieu-de- Tréviers (à côté de Montpellier) en 1998, à Manganèse (salon d’art contemporain dans le Val d’Oise) plusieurs années, de 1998 à 2011. Il a d’ailleurs eu le prix Manganèse en 2005. Il a exposé plusieurs fois, 2007/2009, à Curemonte, en Corrèze (Colette y séjourna en 1940) où il a vendu quelques toiles. Enfin, à la bibliothèque d’Achères, de septembre 2011 à février 2012, puis à celle de Jouy-Le-Moutier fin 2013.

Frédéric Cubas-Glaser
Il était heureux d’exposer à Manganèse, il accordait beaucoup d’importance aux rencontres. Il était une référence dans le salon, mais, même bien placé il ne vendait rien !

Avec votre oeil de peintre, Frédéric Cubas-Glaser, comment caractérisez-vous le travail de Paul Kilemnik ? Que pouvez-vous dire de ce qui était important dans sa démarche ? Quelle était sa quête artistique ? Quel a été son apport à la peinture ?

Pour Malevitch, la quatrième dimension fusionnait le temps et l’espace : ces deux éléments permettaient aux formes d’évoluer librement. Les formes étaient fixes dans les trois premières dimensions mais elles se trouvaient activées au travers de la quatrième dimension. L’intérêt que portait Paul au suprématisme russe tient, je le pense, à cette quatrième dimension qui s’auto-génère dans sa propre création. Le sujet d’une œuvre suprématiste était la capture d’un moment de l’évolution des formes dans les dimensions. Comme Malevitch, Paul Kilemnik représente dans ses œuvres un univers infini, un univers qui, s’il nous est exogène, au premier abord, nous rend captif par la subtilité de son intensité et de sa variabilité colorée. Dans le suprématisme, le regardant doit visualiser les formes avec leurs multiples positions au travers des dimensions afin de comprendre l’œuvre. Dans un tableau de Paul Kilemnik il suffira de se laisser gagner par la rencontre ludique et heureuse de la ligne et de la couleur.
Si Paul peut être apparenté en partie avec la recherche du futurisme italien qui avait comme objectifs à la fois la recherche autour de la dynamique et de la vitesse d’un corps mais aussi la décomposition de ce mouvement, il s’empare à nouveau du questionnement sur l’appréhension de cette dynamique pour l’interroger avec humour et tendresse, à travers ses propres recherches et ses propres inquiétudes esthétiques.
On a là, très certainement, le choc initial, qui a agi comme un ferment et qui a nourri la recherche de Paul Kilemnik tout le long de son œuvre.

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Après l’interview, Andrée Kilemnik nous accompagne dans l’atelier de Paul, pour permettre à Frédéric Cubas-Glaser de choisir quelques tableaux à reproduire dans la revue. Nous profitons du moment pour regarder de près ses dernières œuvres, et les couleurs se font remarquer. Est-ce ses racines ancestrales ukrainiennes avec son intérêt aux couleurs vives ? Peut-être que c’est la lumière française qui joue sur les nuages-roches ou dans les ombres verdoyantes des formes arbustes. Peu importe l’origine de son inspiration, les œuvres de Paul Kilemnik brillent d’une luminosité constante donnant vie et énergie au canevas.
On remarque dans les toiles présentées l’inspiration de Robert et Sonia Delaunay, ainsi que de Kasimir Malevitch, trois peintres du début du 20ème siècle qui exploraient et la couleur et la forme. Mais Paul allait plus loin dans ses compositions et dans sa recherche de texture. Grâce à ses propres outils, qui reposent encore cette après-midi dans son atelier, Paul a su donner une profondeur à ses toiles que l’on remarque aujourd’hui. On voit également dans ses compositions ces formes qui dégagent de la luminosité interne. Effectivement, si vous regardez un des tableaux de Paul Kilemnik de près, vous aurez l’impression que les formes peintes sont en relief et que la lumière les contourne, ou les fait vibrer dans une vitalité étonnante qui dépasse la simple composition. L’art dépasse les outils et techniques. C’est une énergie qui se dégage et qui appelle une réponse chez la personne qui regarde : la chair de poule, une inspiration plus profonde, parfois un vertige qui dure un instant, une communication entre la toile et l’œil. Regardant ses toiles, l’une après l’autre posées sur le chevet d’artiste, nous avons ressenti quelque chose vibrer dans l’air.
Inspiré par la musique classique et la poésie, Paul explore le ton juste par les nuances colorées. Dans les tableaux présentés on voit imperceptiblement que le bleu vire vers le violet, et le « pâle soleil recule1» derrière une forme arrondie, orangée, qui voltige dans l’air jaune, peut-être une trace de la fascination pour Fernand Léger que Paul aimait tant. Heureusement pour celle ou celui qui apprécie ses œuvres.

1 Paul Eluard, Le Printemps, un poème bien aimé par Paul Kilemnik.

incertain regard – N° 11 – Novembre 2015 D’exposition en exposition : Rencontre avec Frédéric Cubas-Glaser

par Claudine Guillemin

« Je ne veux pas de pleurs. La mort, on la regarde en face, les larmes […] » Bernarda dans La Maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca

À la bibliothèque d’Achères ces dernières années, Fréderic Cubas-Glaser a présenté « Mots suspendus … » d’Abdallah Akar, l’hommage à Guymarie, « Patates » de Michel Devaux. Ses œuvres personnelles d’« Al Andalus » m’ayant touchée, j’ai voulu savoir ce qui a été son moteur.

Mon moteur, c’est le regard de l’autre, celui de ma grand-mère qui a impulsé en moi sa culture espagnole, c’est l’importance de son regard sur ce que je faisais, une recherche de reconnaissance. Cubas est d’origine hispanique, Glaser est d’origine allemande ; mes ancêtres avaient dû quitter l’Espagne en 1492 ; ils s’étaient installés en Ukraine, puis en Hongrie où leur nom espagnol a été germanisé et enfin au nord-est de l’Allemagne. Je voulais tout toucher, écriture, musique, chanson, peinture.

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Il faut que l’enfance perdure. Je passais des heures à illustrer mes cahiers de poésie, à recopier des cartes, j’étais fasciné par les cartographies d’histoire-géographie. A 30 ans, j’ai choisi en exclusivité la peinture. Je n’ai pas accepté d’initiation ; je n’ai pas eu les difficultés habituelles qu’a tout débutant à retranscrire le réel ce qui m’a permis de prendre les chemins de traverse. Je n’ai admis aucun professeur pour maître. Par contre, j’ai étudié et j’étudie en permanence l’histoire de l’Art et j’apprends encore et toujours de leurs œuvres et de leurs vies.

Au deuxième étage de la bibliothèque, revient la mémoire des tableaux exposés. La place des titres, des mots, de ce qui accompagne la peinture, est-ce très important pour vous ?

Il faut que l’imaginaire du spectateur retrouve dans les titres, des références, de quoi s’interroger. Plus ça va, plus je les simplifie, sorte de dérision, de mise en abyme de l’importance qu’on voudrait me porter.

L’omniprésence de la mort chez Federico Garcia Lorca se retrouve chez vous dans « L’enfouissement de la nuit ». Ses poèmes côtoient vos tableaux à la Médiathèque Maupassant de Bezons.

Mon travail est construit comme une romance de Federico Garcia Lorca. Son œuvre accompagne toute ma carrière de vie. J’ai le même prénom, j’ai une maison à cinquante kilomètres de la ville éponyme de Lorca en Espagne. C’est un dramaturge, poète, un artiste total comme Dali et Wagner. Les ténèbres s’enfoncent. La nuit a failli m’enfouir. Depuis ma maladie, je vois ma peinture entre rêve et cauchemar, entre figuration émotionnelle et onirique. La toile est une épreuve physique, le cauchemar amène à un dégoût de la matière d’où une œuvre grinçante sur papier, clin d’œil à Goya. La peinture de jour, elle, apporte des plages de bonheur, des joies indicibles qui se constituent par hasard de la rencontre improbable des lignes, ce n’est pas pour rien qu’au XVIIème on orthographiait dessin par dessein, et des couleurs. C’est la peinture qui conduit et surprend, proche cheminement émotionnel, réalité bousculée ; par exemple, si on met l’âne porté sur le dos dans une montée d’escalier à l’envers, c’est une montée vers la lumière. « L’âne sourit », âne-médecin de Goya, au chevet d’un malade,  chute radieuse, on a la chance d’être à la fois vivant et mort, on flotte.

Quelle est l’importance de la couleur sur le regard ?

C’est la couleur qui est amenée à me surprendre. La peinture c’est comme une musique intérieure. A partir du moment où un processus se met en place, il faut le respecter. Je cherche à ce que le personnage arrive avec un positionnement qui surprend, un déséquilibre qui va étonner le spectateur. C’est la couleur qui prend le dessus et qui a quelque chose à dire, le ravissement d’enveloppes, de parties entières pour le laisser rejaillir. Je n’utilise pas de couleurs pures et peu de gris. Je ne recherche ni la profondeur, ni la perspective, j’ai besoin d’un regard circulaire. J’aimerais qu’on me dise « Votre palette me fait penser à Gauguin. » Sa manière d’appréhender le quotidien des personnes est touchante.

Frédéric Cubas-Glaser regarde, yeux fermés, vers le plafond blanc de la salle d’exposition alors que je remarque ses tennis ocre-jaune. La période d’Al Andalus est-elle finie ?

Ce n’est pas « jamais fini ». La seule rupture visible : les paysages ont disparu ; dans « Liberté, Égalité, Fraternité », les personnages, au centre de la toile, flottent dans un liquide où se meut la couleur ; la vie grouille dans leur intérieur comme dans le « Jardin des délices » de Bosch. Autant dans « Al Andalus », il existait une volonté descriptive autant dans « mais enfin qui suis-je » la peinture centrée sur l’émotion prend le dessus.

Les cloches de l’église romane d’Achères sonnent et rappellent l’échéance du temps.

Je ne suis pas stressé par le temps ; je ne le suis plus ; je vais vous expliquer comment je travaille comme un maître face aux élèves. Je note sur un carnet, découpe, récolte ; puis je classe les différents sujets que je triture, colle, fais des esquisses au crayon, dessine à l’encre de Chine. Si je ne suis pas à la hauteur, je refais. La mémoire se développe et se reprend comme une part de souvenirs qui se transforme ; les parcelles restent dans les déchirures de la mémoire. Déchirer, ça fait mal mais ça fait plaisir ! On a toujours quelque chose d’étonnant à dire. Sous-jacent à un tableau, quelque chose court et ressort inopinément. Les meilleurs tableaux sont sur des refondations. Deux des trois tableaux de grand format de Bezons sont des refondations comme la toile « La liberté », brune comme el Fayoum, marouflée avec du papier népalais aquarellé. Sur une toile présentée pour la communauté d’agglomération de Cergy-Pontoise, « Carmen » courait avec deux banderillas. Des éléments de cette Carmen se retrouvent maintenant dans « Egalité ».

Frédéric Cubas-Glaser sourit avant de s’exclamer « Carmen court sous l’égalité ! »

Est-ce que le regard des spectateurs change ?

Les séries imprègnent mieux les spectateurs. Beaucoup zappent. Il n’existe pas de regard de regardant qui se fait happer par la toile. La stratégie de séries fait qu’au bout il sera interrogé par le sujet. Je n’ai rencontré qu’une fois au musée de l’eau à Lisbonne, une jeune femme, bouleversée d’émotion, qui avait ressenti l’humanité. Le rapport à l’art est exclusif. Un collectionneur m’a amusé quand il m’a conduit dans son garage où les toiles s’entassaient. Quand je lui ai demandé où était la mienne il m’a rassuré en me déclarant que sa famille voulait « vivre avec » dans son salon.

Voyant le pupitre de feuilles blanches à côté de ce pédagogue reconnu, je lui ai demandé quels conseils il donnerait à un artiste en herbe.

Fuir, fuir le milieu. C’est terrifiant, c’est un milieu effroyable. Il faut avoir du talent, de la persévérance et de l’opiniâtreté. Vous triomphez quand vous avez déjà un pied dans la tombe. Vous n’êtes sauvé que si vous externalisez votre création, si vous exposez aux Etats-Unis ou en Asie. Actuellement, il n’existe qu’une dizaine de personnes qui vivent de leur travail. Il est facile de berner les artistes. On se construit à partir d’une altérité, à partir d’émotions. Pour avoir quelque chose à raconter, il faut une blessure initiale et établir sa peinture comme une thérapie. Pour moi, c’est ma relation à ma mère, très autoritaire. La rencontre n’a pas pu être possible entre elle et moi. Il faut 1% de créativité et 99% d’opiniâtreté et appréhender le médium qui convient. Il existe des facilitations mais aussi des moments de grands vides. Travailler est d’utilité privée.

Qu’est-ce qui pour vous est essentiel ?

Ma préoccupation, c’est le rôle social de l’artiste. La culture est écrasée par le monde marchand, c’est un combat qui ne peut pas souffrir d’un relâchement. J’essaie de partager des connaissances et des émotions. L’évolution de mon travail à Rev’art est une réflexion sur mon intériorité. Qui suis-je, le maître ou l’élève ? Pendant 5 ans, j’étais le maître du jeu. Par la blessure de ma maladie, j’ai compris qu’on ne peut pas complètement être maître du jeu et donc qu’il fallait laisser faire. Les œuvres de la médiathèque ne m’appartiennent plus, celles de Rev’art sont mon quotidien. La constance c’est la déchirure.

 

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