incertain regard – N° 16 – Eté 2018 : Note de lecture : Au gré des jours, de Françoise Héritier, Odile Jacob, 2017
Dans son dernier livre Au gré des jours paru peu de temps avant sa mort, Françoise Héritier nous livre une suite à sa précédente publication de 2012 Le sel de la vie qu’elle nomme « fantaisie ». Elle continue de recenser les petits faits, les sensations, les émotions, ces « imperceptibles petits riens » qui donnent du goût à la vie, et font qu’elle est belle. Françoise Héritier, anthropologue, était professeur honoraire au Collège de France où elle a succédé à Claude Lévi-Strauss.
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La première partie de son livre appelée De bric et de broc poursuit la liste de ses souvenirs. Cet inventaire à la Prévert est le support de la construction de son identité, de son existence. « Quelque chose s’est passé dans mon enfance qui m’a donné une forme de solidité […] avoir connu un peu la brûlure de la faim pendant l’exode de 1940 ». Pêle-mêle, les souvenirs de sa vie défilent : l’enfance, les affects, les sensations, les odeurs… « Retrouver, ravie, les moyens mnémotechniques d’autrefois : mais où est donc ornicar (mais, ou, et, donc, or, ni, car), conserver tel un trésor une boîte de plumes Sergent Major, aimer le contact du velours ras, des pêches duveteuses, ainsi que l’odeur de tabac blond de certaines vestes d’homme en tweed, ressentir la douceur fanée d’une vieille maison, apprécier le braiement teigneux des ânes, regretter le son des cloches à la volée associé au temps pascal […] ». Pleines de sensibilité, des références cinématographiques, musicales, littéraires, de peinture émaillent également son inventaire : « porter au pinacle la présence physique terrassante de Robert Mitchum, se souvenir de l’émoi tendre avec lequel on lisait les Notes de chevet de Sei Shônagon, contempler extatiquement le Chardonneret minuscule enchaîné tout seul […] au musée ». A travers ces « petits riens » écrits dans un style précis et économe – différent de celui utilisé dans ses publications d’anthropologie – se dessine le portrait d’une femme sensible, sensuelle, libre, engagée, féministe, aimant les mots et la vie.
La deuxième partie Façonnages, différente, donne des indications sur elle-même, ses rencontres, son parcours, ses pensées. Elle présente sous forme imagée comment l’énumération de ses souvenirs de la première partie, a servi de support à l’élaboration de son existence. L’auteure raconte, parfois de façon comique, sa vie professionnelle atypique, fortement influencée par Claude Lévi-Strauss. Sans jamais chercher à « faire carrière », elle lui voue un profond respect, et en livre un savoureux portrait : « avoir révéré et aimé cet homme au sage regard d’éléphante matriarche surtout de profil et qui ressemblait aussi parfois […] à l’illustre Groucho Marx ». Elle termine la partie Façonnages par un merveilleux hommage à l’amitié « je ne recherche rien tant que cette simple amitié-là, sans arrière-pensées, sans ambiguïté, simplement parce que c’est nous et qu’on s’aime ».
Sa dernière phrase résonne comme un présage « Fermez doucement la porte derrière vous ».
Elle a laissé quelques pages vierges à la fin de son ouvrage invitant le lecteur à la quête des sensations constituant son identité.
incertain regard – N°15 – Novembre 2017 : Le Caniche blanc : Extrait
L’enterrement de la tante Louisette avait eu lieu dans le vieux cimetière du hameau où elle était née, au cœur du Périgord vert. Elle rejoignait son mari dans le somptueux caveau en marbre beige rosé qu’elle avait fait élever à la mort de ce dernier. La stèle dépassait toutes les pauvres tombes aux croix serrées, elle dominait les vallons verdoyants et miroitait sous les pâles rayons du soleil de mars. Sans fleur, ni croix – elle l’avait voulu ainsi – seuls leurs deux noms gravés en lettres d’or, accrochaient le regard. Les générations précédentes sous leurs modestes pierres tombales abîmées par le temps, devaient s’étonner devant ce luxe mortuaire.
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La cérémonie de l’enterrement s’était déroulée de façon rapide et triste par une frileuse matinée. Sans office religieux, seule une minute de recueillement avant la mise en place du cercueil dans le caveau, avait rassemblé la famille et les gens du village. Ensuite, un léger repli du groupe s’était opéré à l’écart de la défunte, vers l’allée des vivants, pour commenter à mi voix son retour au pays après tant d’années passées à la ville. Le ton des conversations commença peu à peu à s’élever, des bribes de paroles, parfois en patois local, circulaient au dessus des fleurs artificielles, seules touches de couleur du lieu. Soudain une voix plus forte que les autres, entendue de tous figea l’assistance :
« A savoir s’ils avaient fait des arrangements de leur vivant chez le Notaire ? Ils devaient bien avoir des sous ces deux là ! Ils n’avaient pas d’enfant ».
En parlant ainsi d’arrangement, chacun avait compris qu’il s’agissait de l’héritage. Les pieds solidement ancrés dans la terre, la casquette entre les mains calleuses, chacun épiait, le regard en coin, la proche famille de la tante. Elle se réduisait à ses deux nièces et ses deux neveux, filles de sa sœur et fils de son frère, tous deux disparus. Les deux nièces vivant à Paris, suscitaient des regards soupçonneux ; dans ce monde rural, elles n’avaient ni les codes ni les usages des gens de la terre. De plus elles n’avaient gardé aucun contact avec leurs deux cousins restés à la ferme.
L’aîné des cousins, chauve, la soixantaine enrobée, célibataire, encore sous la domination de sa mère, souffrait du dos. Il se déplaçait toujours au volant d’un de ses deux puissants quatre-quatre lui permettant de dominer le monde rural. Entre la chasse et ses activités d’élu local il choisissait le véhicule le mieux adapté à la situation. Son frère, ancien comptable, rigide, visage fermé, s’exprimait peu, mais il comptait …
L’argent,
Le fric, le blé, la tune,
L’oseille, le pèze, le pognon,
La galette, les pépettes, les picaillons,
Les sous, les sous, les sous, les sous, les sous…
L’intégralité du texte s’écoute ici : Le Caniche blanc
incertain regard – n°12 – Mai 2016 : La différence
Une vieille photo
Les bords dentelés
Au fond d’une boîte à chaussures
Passé oublié
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Deux enfants posent côte à côte,
Une petite fille un gros nœud sur la tête
Un petit garçon en culotte courte et col marin
Tous deux ont 4 à 5 ans
Après la guerre, espoir
Elle, farouche boude avec ostentation
Elle tient une brouette
Roue cassée
Lui affiche un air triomphant,
Le pied sur une trottinette
Différence de sexe, injustice.
Ils posent apprêtés,
Photographiés sur le quai d’une gare
Lui, conquérant, regarde le bout des rails
Elle, renfrognée, le bout de ses chaussures
Contraste, contrariété
Son père à lui est chef de gare
3 étoiles dorées sur sa casquette
Il en impose, on le craint.
Son père à elle, est employé
Pas d’étoile sur sa casquette
Il est serviable, on l’apprécie
Différence sociale.
Sa mère à lui est boulotte et pipelette
Sa mère à elle est fine et discrète.
Tous les jeudis, causerie.
Différence de classe
Condescendance
Lui, garçon a tous les droits
Elle, fille, celui d’obéir
Lui, réussit brillamment
Elle, gauchère, est gauche en tout.
Différence d’avenir
Elle, a vieilli,
Les différences l’ont aguerrie
L’enfance a imprégné sa vie.
Force, révolte.
incertain regard – N° 11 – Novembre 2015 : La Mer
La fin de l’été
Clapotis mélancolique
La mer se retire
Deux ailes brisées
Reposent sur la jupe
Les mains de ma mère.
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Parfois l’une d’elles s’élève jusqu’à son front,
l’enserre avec violence,
Extirper la mémoire effacée
Souvenirs perdus,
L’envie de vivre s’enfuit.
Le regard au loin
Entrechoc de pauvres mots
La vie se retire
Elle se consume
Envolée au gré du vent
Toute son histoire
Elle s’appelait EVA
Sobre, discrète, silencieuse et digne, jamais de plainte ou de gémissement, elle n’était pas une héroïne mais une femme généreuse, à l’ écoute des peines de chacun.
A la maison de retraite, sa chambre égayée des dessins de son arrière petite fille, était un lieu de rencontre.
Elle savait avec son bon sens relativiser les contrariétés des unes et des autres.
Sa phrase récurrente pour conclure :
« une fin de vie n’est jamais facile pour personne »
laissait ses compagnes silencieuses.
Et moi, spectatrice, je râlais de ne pouvoir partager un moment, seule avec elle.
Je n’avais pas compris qu’elle puisait là une des dernières raisons d’être utile, d’exister.
Rage matinale
L’écume au bord des lèvres
La mer montante
La vie toujours recommencée.
Quand j’aurai coché toutes les cases
Quand les cheveux blancs auront chassé mes cheveux noirs
Quand mon visage sera parsemé de fleurs brunes
Quand l’arthrose m’engourdira le dos, les mains et les pieds
Quand je ne compatirai plus aux douleurs des autres, que je pourrai même perverse, m’en réjouir
Quand je serai plus autoritaire que réfléchie, plus acariâtre que serviable, plus insensée que sage
Quand les raisons de changer le monde avec mes camarades devenus plus rares, seront effilochées
Quand je n’éprouverai plus de désir, que la lueur dans le regard des hommes sera éteinte
Quand je ne ressentirai plus l’émotion m’envahir en entendant Bella ciao
Quand l’été, ma peau n’aura plus le goût du sel et l’odeur des algues,
Quand je n’aurai plus de rêves, ni d’envies
Je ne boirai plus ce verre de Chardonnay dans la douceur du soir, avec vous … avec toi…