Diriez-vous que le chant, ou la musique, se retrouvent dans le style de votre livre La chanson de Nell ?
La question centrale est celle du rythme, de l’organisation et de la place des mots dans la phrase, de l’attaque et de la chute, du mouvement que la phrase génère et des effets qu’elle produit. La phrase est un vecteur orienté, porteur de sens. Son mouvement développe une énergie ou une dynamique propre. Dans la perspective tracée par Henry Meschonnic, le poème « traduit une forme de pensée en une forme de vie et une forme de vie en une forme de pensée ». Je dirais la même chose de la phrase et des segments qui la composent. Faire passer du, ou un courant dans le langage produit de l’énergie, en cela l’écrivain est un fil conducteur qui transmet des intensités et des capacités de puissance. Le rythme étant à la base du chant et de la musique, c’est bien une voix que l’écriture cherche, porte, traduit, incarne.
Dans La chanson de Nell et La traversée de l’Île d’Yeu, vous optez pour une temporalité qui n’est pas linéaire. D’où vient ce choix ?
La langue a la propriété de se développer dans la durée, de même que la vie se perçoit dans le développement des jours selon un ordre censé être immuable à notre échelle, mais dont la science nous dit qu’il ne l’est pas. La durée est ce par quoi nous accédons à la réalité et à la conscience du temps. Mais qu’est-ce que la réalité, qu’est-ce que le réel ? Le temps est-il immobile ? Le monde offre différentes réalités dans lesquelles se croisent différents rapports au temps. De même, il y a différentes formes de vie : consciente, inconsciente… Le monde que nous percevons est fait de plusieurs à travers lesquels l’être cherche un sens. La non-linéarité est à l’image de notre psyché qui décompose et recompose le réel en cercles successifs formant une espèce de chaîne. C’est à travers cette chaîne invisible, immatérielle, que nous nous déplaçons comme à travers une succession de « mondes flottants ».
Que signifie pour vous le passage du « je » au « il » dans la narration de ces deux ouvrages ?
Nous sommes faits de plusieurs et passons facilement d’un registre de l’énonciation à un autre. Nous vivons et nous nous voyons vivre. Dans Soi-même comme un autre, le philosophe Paul Ricœur tente de refonder le soi dans son rapport avec l’altérité. Ne sommes-nous pas tous plus ou moins étrangers à nous-mêmes ? L’autofiction, dont ces deux livres relèvent, est la prise de conscience des potentialités de l’altérité en soi.
Qu’avez-vous écrit et publié pendant les 22 ans qui séparent vos deux derniers romans ?
Des articles et des ouvrages d’enseignement. Je me suis consacré à la littérature comme pratique dans l’enseignement secondaire et à l’université, en particulier dans le cadre de la formation continue des enseignants de lettres. Le seul livre dont je pourrais être fier La langue à l’œuvre, publié aux Presses du réel. Ouvrage que je n’ai pas écrit mais dont j’ai assuré la conception et la coordination, dans lequel on trouve des textes d’universitaires comme Dominique Viart, d’écrivains qui resteront et qui tous sont convaincus qu’à travers les ateliers, une forme particulière de transmission peut avoir lieu. François Bon, Leslie Kaplan, Gérard Noiret, pour lesquels une autre répartition des savoirs et des savoir-faire est possible, un autre partage du sensible comme l’écrit Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé. Un partage susceptible de mettre en œuvre « les capacités de sentir et de parler, de penser et d’agir qui n’appartiennent à aucune classe particulière, qui appartiennent à n’importe qui ».
Quel regard portez-vous sur les livres que vous avez publiés ?
Je suis convaincu que ces textes n’ont que très peu d’intérêt. Ils ne correspondent pas à l’attente ni à l’espoir qui me portaient à écrire. Compte tenu du fait qu’il faudrait cent cinquante mille ans à un lecteur expert ou chevronné pour venir à bout de l’ensemble des livres publiés à ce jour, et répertoriés à la Bibliothèque nationale de France, je conseille vivement à ceux qui souhaiteraient lire les livres dont je suis l’auteur d’éviter de perdre leur temps et de passer directement à Bon, Faulkner, Modiano, Proust, Pérec, Sarraute et les autres.
Votre mère joue un rôle particulier dans votre rapport à l’écriture : qu’a-t-elle pensé de vos deux premiers romans et qu’aurait-elle pensé selon vous de La chanson de Nell ?
Pour les deux premiers finalement, je n’en sais trop rien. Elle trouvait l’écriture originale, disait qu’elle n’avait lu ça nulle part, ce qui était à la fois positif et négatif, laissant entendre que, finalement, c’était un peu fou, un peu compliqué. Ce qui est sûr, c’est qu’elle aurait aimé les voir partout, en devanture des magasins, sur les listes des prix littéraires. Cet espoir insensé l’habitait. Attentive à la réception et à la critique, elle fut sans doute très déçue.
La Chanson de Nell, je pense qu’elle aurait adoré.
Quel sens donnez-vous à l’écriture ?
L’écriture nous permet de penser ce qui demeurerait impensé si on n’écrivait pas. Mais l’idéal du texte dont l’ombre se profile derrière chaque phrase, chaque paragraphe, qui nous pousse et nous retient, finalement nous épuise ; alors seulement on finit le match éreinté vite fait.
Quels sont vos projets ?
Finir Passion de l’ignorance, le roman dont la revue incertain regard me fait l’amitié de publier un extrait.