incertain regard – N° 16 – Eté 2018
Carte blanche à Hervé Martin
Benoît Lepecq
Je te regarde
à mon père
Il y a des êtres qui, sentant leur mort venir, veulent qu’on les laisse seuls. Qui, d’ailleurs, ne désire-t-il pas, au rendez-vous inaugural ou fatidique, l’être ? Le délai avant le passage de « l’autre côté », selon la maladie du malade, peut être, selon les cas, plus ou moins long entre l’annonce de l’arrêt de mort programmée et sa résolution. Concernant mon père, j’ai assisté, impuissant, à cette période durant laquelle il perdit graduellement ses forces en essayant, tant bien que mal, de donner le change à sa famille par le port d’un masque digne mais crispé. C’était le voir dans la détresse qu’il ne supportait pas et je me sentis souvent dans la posture de l’observateur gênant. On ne sait jamais vraiment comment se comporter vis-à-vis d’un être en partance et les rares moments de connivence, au-delà de la souffrance ou du silence, valent de l’or. C’est ce sentiment de complétude avec mon père, si rarement atteint de son vivant, que j’ai essayé, tant bien que mal et avec les yeux du souvenir, de rappeler à moi.
Tu te lèves de plus en plus tôt, rapport à une échéance de vie qui tomberait bientôt, rapport à la mort imminente que tu ignores, comme quelqu’un savourant les dernières journées qui s’annoncent d’une existence qui fila et n’eut pas grand sens, au regard de cette lucarne dans laquelle, réveillé depuis cinq heures du matin, défilent des images ineptes, dont la succession te maintient hors d’état réel de songer que c’est presque la fin. Et moi, qui t’entends descendre les escaliers pour rejoindre ton tranquillisant télévisuel, je songe à ton corps qui, lesté de chimiothérapies, a fini par devenir lourd d’aveu : la maladie t’a rendu quasi muet et le son qui s’échappe du téléviseur est comme le grésillement lointain de ta conscience.
L’aube est presque là. Comme quelque chose qui s’annonce. Comme une infinie possibilité de goûter à l’éveil des choses. Un oiseau siffle à l’extérieur. Il trace l’azur de son sillon aérien. Tout s’enfuit, tout revient. Sur le balcon, près de la salle à manger où tu te trouves, des mésanges stationnent quelquefois. Elles font un arrêt, comme nous, en ce bas-monde. Ton ventre reste le meilleur indicateur de tes émotions. Depuis l’opération, il n’est plus la caisse de résonance de ce qu’on lui connaissait. Ta sauvagerie s’est apaisée. Le grand fauve s’est tu. Le soleil léonin sera voilé. Sa crinière est tombée. La chambre implantable sur ta poitrine. Le magazine des programmes télé. Les fleurs du papier peint.
Que t’apprendrais-je ? Que la vie est belle ? Qu’on peut la recommencer n’importe quand ? Que laisser derrière soi femme et enfants est, à tout moment, possible ? Le bilan de ta vie siège dans ce fauteuil élimé aux accoudoirs. Ce qui se joue dans ton ventre le dispute entre la tumeur et sa caresse. On dirait que tu attends qu’on vienne te chercher, mais, comme tu ne parles pas, on te laisse à ce rituel particulier dont tu nous exclus, regarder les émissions au point du jour, comme si elles ne concernaient que toi parmi des milliers de téléspectateurs, encore endormis, encore dormants.
Les êtres chers finissent par disparaître de ta tête. Du moins le pense-t-on, à la manière dont ta solitude indéchiffrable nous met à l’écart de toi. Tu veux simplement qu’on te foute la paix, pour avoir trimé comme un damné toute ta vie et avoir été terrassé par le bruit continu des rails de chemin de fer qui te conduisaient au logis après le boulot, telle l’exécution du plan d’abrutissement ordinaire d’un salarié de banlieue. Que s’y passe-t-il, dans ton cerveau ? Peut-être que moi, ton fils, j’y apparais en substance, vidé de toute mon arrogance, de mon Œdipe, de mes reproches imbéciles. Je ne crie plus enfin, je ne suis plus un bébé à langer, j’ai grandi, tu vas partir. Et entre moi, à l’étage, dans cette chambre pulsatile qui bat à l’écoute du téléviseur que tu regardes et toi, assis sur ton séant, en bas, il y a comme un lien indicible qui ne se laisse pas expliquer.
Tu faiblis gravement, et, lors des réunions de famille qu’il te reste à supporter, tu quittes la table et vas t’asseoir, sur ce même fauteuil. Des aurores aux crépuscules, tu comprimes le temps restant pour en profiter du mieux que tu puisses. Après tout, tu n’es pas avare d’espérance, quoi que les médecins disent. Pas économe d’espoir, même si le cancer a progressé. C’est une histoire entre toi et on ne sait quoi, subsister. Les vivants et les morts se saluent depuis l’éternité dans cet intervalle de temps qu’on nomme « l’existence ». Tu te raccroches aux parenthèses. Tu en embrasses les guillemets. Tu donnerais même ton petit-déjeuner si on pouvait te faire la grâce des fautes d’orthographe dans le salut qui en procède.
C’est le moment du solde de tout compte. Cela fait peur, quand on y pense. Il faut remettre les dettes. La musique du jugement dernier n’est pas celle que tu te figurais. Nul grand-orgue, nul tambour. La trompette porte la sourdine du matin étouffé. Personne n’est encore levé chez toi. La vie s’écoule et tu t’apprêtes à manquer à l’appel. Tu tiens dans ta main la télécommande qui te fait t’effacer sur le réseau de tes propres chaînes. Que diffuse-t-on ? Cela n’a plus d’importance. L’histoire d’un homme qui passa, avec des idées en tête et un cœur pour aimer. Qu’en fit-il ? Des confettis pour le destin. Autrefois, au-dessus de toi, entourant le lustre-plafonnier, des serpentins disaient les lendemains de fêtes.
Tu vas manger sans appétit, tu te rendormiras sans âme. Ta femme n’aura jamais cessé de croire en toi. Elle est au premier, semblant dormir. En réalité, elle te guide dans le moindre de tes pas comme on évite que son bébé ne vacille quand il apprend à marcher. Du traitement médicamenteux au verre qu’elle te tend pour le boire, de l’attention qu’elle aura pour tes couvertures à la petite cuillère dans ton café, elle témoigne d’une infinie patience qui ne s’est jamais démentie. Vous pourriez former un phalanstère, bien loin du jour et de ses tracas. Une abbaye d’où naquirent deux enfants. Un couple, une paire de gosses. Une famille. Quatre cœurs en un. Ou ce dont tu aurais rêvé. On ne sait pas ton point de vue là-dessus. Tu caches tes secrets. Tu les as toujours cachés. Nous ne demandions pas à les percer. Peut-être en savons-nous trop. Nul juge n’existe pour trancher. Ou tu converses avec lui. Dans le silence évocateur qui émane de ton regard. Que des images plus liquides les unes que les autres lavent.
Tu sors très rarement. Tu tires le nectar des instants ultimes. Sans t’effondrer, heureusement. Par fierté. Tu ne veux ni montrer de toi une image dégradée ni t’avouer vaincu. Probablement, ce refus accélère la profusion des métastases. Qu’est-ce que j’en sais ? Je ne suis, après tout, que le témoin auditif de ton silence, à l’étage, un étage plus haut. Je ne dors pas, et t’écoute te laisser absorber par cette lucarne de l’enfer. Tu y entres corps et âme, et c’est peut-être ça, le châtiment. Quelles fautes ? Je ne peux pas les expier à ta place, je m’occupe sagement des miennes. Je couve ce conflit de générations qui nous éloigna, ces paroles bienfaisantes jamais dites, ces scrupules de ne t’avoir pas assez aimé. Il y eut des moments merveilleux, aussi. C’est peut-être encore grâce à leur souvenir que tu tiens.
Tu ne vas plus partir. On va organiser la marche du monde autour de toi. La moindre décision prise au sommet de l’état te sera communiquée ainsi que la moindre mort d’un moineau de passage. Tu vas devenir le centre de tout ! J’aimerais te consoler avec cette pensée, mais je la rumine bêtement, séparé de toi par un étage. Comme si on commençait la descente de ton dernier refuge, en terre, un escalier entre nous. C’est stupide de songer à la mort car elle ne nous rêve pas. C’est la pendule du salon, qui nous rêve. Le cache-radiateur. Le canapé d’angle. Les petits napperons de maman. La télé. Je ne sais même pas si tu l’as allumée. Je n’entends guère plus que son mirage éteint. Tu te serais assoupi ? Ces jours de désolation, le mieux est encore de se recueillir en soi, à son insu.
Qui sait aimer sait pardonner, on dit ça. Je m’apprête à concevoir ta dépouille sur un lit d’hôpital, au bloc de réanimation. Cela n’empêchera pas aux jours de se lever, au soleil de luire, à de certains voiles nuageux d’envelopper nos pseudo-raisons de continuer. Nul adjectif ne qualifie la façon dont les vivants vécurent. Ce qu’on dit d’eux dans les cérémonies d’enterrement a pourtant le mérite d’être émouvant. Mais jamais sur la feuille qu’on lit comme un hommage testamentaire. Dans l’accident d’un sanglot échappé par mégarde. « Il vécut comme il est mort ». Tout cela n’a pas de sens. Il est dans nos cœurs comme il est présent, c’est préférable. Mais qui se soucie encore de lui laver son linge ? Ses affaires sont restées dans l’armoire. Pliées, repassées.