incertain regard – N° 16 – Eté 2018
Carte blanche à Jean-Paul Gavard-Perret
Cendres Lavy dans les plis
Cendres Lavy, Palais de Tokyo, 16-18 mars 2018, Paris Ass Book Fair – et Maison Dagoit, Rouen.
Dans les oeuvres plastiques de Cendres Lavy les corps flamboient par ce qu’ils donnent et jouent dans divers types d’échanges. Ils évitent toute annihilation physique et en conséquence mentale. La figure féminine – souvent nue – se répand et s’épanche en tant que sujet de désir et parfois objet de domination. Mais elle transgresse autant la puissance du mâle que tous les édits de chasteté.
Les femmes affichent leurs prestances, leurs formes généreuses et leurs forces d’exception. Parfois elles les dissimulent sous le strass. Mais c’est un piège de la puissance qui toise la mollesse des mâles. Cela tient d’une jouissance. Néanmoins le centre des mystères n’est plus le dévoilement du « phallos ». Soulever le rideau ou le voile ouvre sur un chaos coloré où la démone refuse le masochisme et la passivité.
Il se peut même qu’à l’heure de la sieste la gorgone orgiaque s’accroupisse sur le sexe dressé des dormeurs. Elle devient même la sphinge qui vampirise les endormis. Ses caresses libidinales, temporelles et causales ignorent la morale qui voudrait les limiter. En usant de son érotisme charnel pour élever le désir, la femme s’offre à elle-même la volupté sans même déranger ceux qui poussent des cris d’orfraie.
C’est donc bien là la naissance de Vénus et qu’importe si les rêveurs ont pour maison leur passé. Au contraire même. L’artiste leur rappelle que leur plus obscur passé est dans l’origine invaginée. Si bien que le dernier des « amorphos » ne peut qu’être réveillé à l’insu de son plein gré. Il y a soudain deux corps qui se mettent à parler sinon le langage de l’amour du moins celui du plaisir. Le sexuel se manifeste en tant que dilution de l’incomplétude dans la violence de l’acte et pour le plaisir. La monstration des organes en devient la preuve irréfutable. L’existence reçoit son sens, sa vérité et sa réalité loin d’un fondement supérieur.
La femme quitte la terre mouvante, le sable et la nuit accrochés aux mythologies du féminin pour trouver le roc, l’argile et le soleil. Elle existe pleinement et foule une terre ferme. Plus besoin d’attendre d’un tiers et à chaque instant une nouvelle confirmation de son existence. Voir et montrer permet tout empêchement à la contestation de son existence.
Cendres Lavy retrouve les ressources de la nature inaliénable de la femme. Elle la re-légitime, sort de la culpabilité que les hommes ont accordée à Eve. L’artiste rend la vie plus réelle. Elle lui donne son passage. Mais ses images de couples rappellent aussi que l’on n’existe pas que par soi. Un être ne peut pas conquérir le droit d’exister sans le secours d’un autre, qu’il et qui le fait exister. D’où le rôle de « l’avocate » Cendres Lavy. Par ses « plaidoiries » visuelles elle intensifie la réalité des existences et lutte en faveur de nouveaux droits des femmes. Car c’est bien une question de droit. Mais cela reste plus que jamais la question de l’art : par quels « gestes » instaurateurs les existences parviennent-elles à se « poser » légitimement ?
L’incertitude des corps simples selon les Sœurs H
Les Sœurs H créent des installations vidéos et sonores. Isabelle est vidéaste, Marie pratique l’écriture dramatique. Elles mixent leurs arts au sein de montages narratifs hybrides entre les arts visuels et la forme scénique. Leur sujet en est la transformation et les expérimentations sur les incertitudes identitaires, leurs tentatives, leurs échecs et le rêve d’un avenir à soi.
Les deux créatrices décalent la réalité ; l’image avec inserts, le son imposent un univers particulier comme dans « Même dans mes rêves les plus flous tu es toujours là à me hanter, Jean-Luc » ou « Je ne vois de mon avenir que le mur de la cuisine au papier peint défraîchi » et récemment « Tumulte ». Cette proposition situe parfaitement les recherches des deux créatrices au sein du passage trouble entre l’enfance et l’adolescence et l’interrogation qu’il suscite.
Inventant leur propre grammaire visuelle et sonore les Sœurs H montrent et font entendre ce qui sourd et jamais ne fait surface au sein d’un univers tour à tour, proche et lointain. Il s’agit d’inventer le regard. De glisser à la surface des volumes. Sans rien expliquer ou revendiquer mais à travers la cloison fragile et transparente du réel, s’immisce une vision qui permet d’atteindre le fond du lisible en brouillant toute structure du discours par enjambements et ruptures selon une expérience du temps, de l’espace, de la mémoire. Et ce au sein d’une théâtralisation d’un sens à peine formulable.
De l’incompréhensible l’œuvre présente une nouvelle expérience inaugurale de la lisibilité là où créer devient l’apparition des germes d’un sens à venir là où l’image reste celle de l’inachèvement cher à Blanchot dans un travail où l’« à peine, à peine » (Beckett) travaille les tréfonds de notre esprit dans une forme d’oblitération consentie mais qui ne se contente pas de la négation – bien au contraire.
Les idées « Forte »
En forme d’hommage aux albums du groupe Deerhoof, dont le titre de son livre est un « à peu près », Fréderic Forte crée un acquiescement insolite au monde qui se dérobe ou qu’il faut éclaircir. Par tous les angles du livre il s’agit d’apprivoiser la surface du réel et la percer par déplacement de l’objectif de langage poétique. Le poème crée une fiction sèche. Une nudité nouvelle voit le jour avec avertissement à son vacarme. L’image (poétique et à la fin visuelle) retient dans la dispersion de poussières narratives.
Au besoin le livre avance par « découragements ». Mais – Zorro ou non – l’auteur zèbre le discours, page après page. Il progresse à travers la musique. En morceaux. Le texte plie et déplie, pend, se repent. Pas à pas « Lapinou grandit ». Jusqu’à ce qu’en fin de texte les pensées aillent par deux et se doublent de vignettes. Chaque partie de Dire ouf devient une scène. Le corps en sort. Un détournement musical est là pour effacer la douleur. Existe l’éloignement de la proie pour l’ombre de manière ironique – avec en sus l’apprentissage de l’énigme par attention à l’infime comme au slogan, qui le dénature.
En période de creux et de vieillerie, loin des visions archaïques, le texte devient cavalcade. S’y effectuent de grands moulinets « dans le style Pete Townsend » – les amateurs de la musique rock et des Who comprendront – et c’est ce que rappelle l’auteur. Hertzien, le poème transmute la musique en texte, met « un truc dans le machin ». Et qu’importe si dans le jardin de l’être il pleut : dans la maison du livre il n’en va pas de même. Le lecteur, pieds mouillés, s’y sent bien.
Dire ouf, de Frédéric Forte, P.O.L éditions, 2016
Le secret
Écrire t’écrire est trop souvent et paradoxalement au-dessus de mes forces. Reste le trajet du noir sur page blanche. Le Silence en sera le terme – mais la voix ne renonce jamais. L’entends-tu encore ? L’entends-tu à l’heure où tu sais tout du silence et du reste ? Certes un jour les voix croisées cesseront. Mais peu importe. L’un de nous ne sera plus là pour le savoir. Les mots soudain ne sont plus affaire de peau, de « peaurnographie ». Ils sont déjà moins que des fragments, guère plus que des escarbilles. Au bout du bout : pas d’autres choix que de se taire.
Sur la terre noire des talus où au printemps vrombit le violet des iris. Qui parle encore au sein de notre silence ? Ce qu’il y a d’élémentaire est ruminé loin de rognures. Il y a cette ascèse où le corps tente de soupirer pourtant jusqu’à l’obscène.
Toucher ainsi à ce qu’on cherche : mais qu’en est-il de l’issue ? Écrire – t’écrire – n’est donc plus – fatalement – mettre de l’ordre, mais entrer dans le silence au moment de la plus grande fatigue, à cette « croisée » impossible de nos chemins.
L’encre, comme l’eau, a encore parfois envie de courir, de partir en filet : mais il faut comprendre que tout se joue ailleurs. Dans l’écriture rien ne coule « de source » elle est la perte qui ramène – toujours – en son noir profond une respiration. Soudain la lune devient un soleil noir, un soleil qui par pudeur se cache. Il y va encore d’une dérobade au moment de la plus grande retenue.
Reste cet appât de la vie : l’écriture le lance et à la fois le récuse. Je remonte l’histoire – du moins ce qu’il en reste. Je scrute l’absence à laquelle l’écriture renvoie en absence de matière propre comme essence même de la matière-à-dire. C’est là. En noir : sans quoi qui creuserait la peur ? Il est sa vibration. Il porte en lui le désir et le silence en écho.
Voir dessous ce qui arrive, ce qui reste : le nécessaire dégorgement de ce qu’on garde en soi. L’absence est aussi la matière à dire. C’est là, ça n’a jamais été. Faille et présence. Trou du silence que l’écriture ne peut jamais combler : elle en dessine au mieux parfois le rebord. Face au fantasme de réalité surgit cette fiction noire, dure. Paradoxalement « avec » toi je ne suis hors du monde : je suis dedans. Face au silence, face à toi.
Les Femmes de Madame Edwarda
(Hommage à Bataille)
Par les séquestrées de Madame Edwarda gainées de latex près du caniveau de la rue Saint-Denis, monte la musique de l’orgasme des mâles. Leur prestidigitation rend leurs derviches tourneurs.
Réduites par le commun des mortelles au rang de butineuses de foutre, les péripatéticiennes par leurs fellations pourpres font d’elles les héritières de Marie Madeleine.
L’angoisse qui rend le phallus inerte est rompue. Soudain sur la bouche de l’Histoire Sainte se prolonge par les flemmes de l’imposture des mâles qui demandent aux femmes l’agilité d’un fakir.
Dans la rumeur du bordel, se gravissent pour elles les quatorze étapes du chemin de croix. Car Madame Edwarda attire les laquais de Dieu et les transfusés de la foi. Ils se méprennent autant sur leurs officiantes que sur le peu qu’ils sont. Mais il n’existe pas de repos pour les prêtresses : juste le rouge et le noir, la blessure et le spasme, la beauté montée sur talons aiguilles, les tailleurs de larmes, et les cils en râteau pour jardiner les nuages afin d’oublier ce qui se passe ou ce qui semble n’avoir pas d’arrêt ni concevoir de terme.