incertain regard – N° 15 – Novembre 2017
Un havre de paix
Rencontre avec Marianne Le Vexier
par Ronda Lewis
William Morris, un artiste victorien, pensait que l’art devrait être au cœur de la vie quotidienne, que la maison offrait une vitrine plus importante que pouvait le faire un musée. Marianne Le Vexier semble être en accord avec cela car dès que vous entrez chez elle, le jardin vous accueille, plein de verdure et de statues en ciment coloré. Quand vous entrez dans la maison, l’art illumine l’espace, et réciproquement. J’ai demandé à Marianne pourquoi et comment elle exposait ses œuvres chez elle, elle m’a répondu que les tableaux étaient là de passage. Quand elle travaille sur une toile dans son atelier, son regard diffère si elle voit la même toile exposée. Mettre la toile chez elle, lui donne un autre souffle, un autre rapport avec le tableau. Elle peut « l’oublier » et être surprise par un détail car elle pense à autre chose. Une toile doit se dévoiler et communiquer avec la personne et ses sensibilités. Elle crée le tableau, mais le tableau l’interpelle également.
Originaire de la ville du Havre, Marianne Le Vexier habite depuis son adolescence dans le Val d’Oise, une région aimée par les Impressionnistes. Sa vision flotte entre les possibilités et les différents « maintenant ». Elle préfère ne pas être ancrée dans une perspective classique où tout est ordonné, beau, mais froid et sans surprise. Elle cherche plutôt l’émotion et le dialogue avec la toile. Après tout, un(e) artiste ne présente pas le monde, il/elle le représente et l’interprète pour qu’on puisse mieux l’appréhender. La linéarité est utile mais reste une représentation parmi d’autres représentations. Marianne préfère réunir cause et conséquence sur la même toile. C’est peut-être pour cela qu’elle préfère raconter son histoire non pas en mots mais avec les traits du pinceau :
Vous avez dit aimer beaucoup la littérature et l’expression en mots. C’est pourquoi vous placez parfois des mots sur vos toiles. Comment lire vos tableaux ?
La clé de la toile, tout ce que je voulais dire, je le rassemble dans le choix du titre. C’est une forme d’éclairage, même une politesse ! … J’ai fait des expositions et je me suis aperçue qu’il y avait des gens de partout qui venaient, pas forcément des fous amoureux de la peinture, et ce que l’on donnait à voir était parfois difficile à aborder. Ils étaient parfois complètement à l’extérieur. Quand j’avais 18 ans, je pensais que l’art était clair et évident. Il suffisait de voir le tableau. Je me disais « C’est de la peinture ! Ils n’avaient qu’à comprendre ! ». En vieillissant, en faisant des expositions, et en accueillant les autres, je me suis aperçue que ce n’était pas si facile. Je remarquais que beaucoup de gens regardaient souvent le titre affiché à côté de la toile, comme une entrée dans la lecture du tableau. Maintenant ce que je fais c’est que je mets des titres, et je fais parfois aussi des petites vidéos où je me présente et j’explique un peu de ce que j’ai voulu montrer. J’essaie de donner juste des petites clés, comme ça. Et les gens repartent voir l’expo une fois qu’ils ont vu le film, et ils voient les choses différemment. Certains auront lu le texte avant, et cela leur donnera des clés pour voir un peu plus clair… c’est une petite piste… mais parfois le titre, ça complique encore plus !
Personnellement, je préfère regarder le tableau avant de voir le titre.
C’est ce que je fais aussi, mais j’arrive dans une expo et je regarde les gens qui regardent le cartel avant, souvent parce que cela les rassure. Les deux approches sont valables. Peut-être qu’elles montrent notre rapport avec l’art aujourd’hui. L’artiste est le maître du sens, et nous absorbons parfois de manière passive, c’est la personne qui réduit sa lecture du tableau au titre ; mais beaucoup aussi peuvent regarder le titre, l’utilisent comme une clé à la lecture, et puis entrent en dialogue avec l’œuvre. J’espère que mon choix de titre offre cette deuxième lecture.
Je pense à Chagall dans votre utilisation de l’espace. Ça flotte et je ressens un petit déséquilibre. Tout est relié, mais en même temps la scène semble flotter et sur le point de se transformer.
Ça a toujours flotté !… je n’ai jamais eu une vision plate. J’ai toujours été en haut, en bas… j’aime que cela balance dans l’air. Je ne peux pas faire une toile qui soit figée. C’est-à-dire, qu’il y a toujours un pas, un mouvement. Il y a toujours des gens qui vont d’un côté, qui vont de l’autre… ça tourne… c’est sur l’énergie… J’ai fait de la nature morte pour apprendre à peindre, j’ai fait des nus très statiques… mais une fois que j’ai quitté les études, hop ! Je suis partie dans le monde, et hop ! ça s’est mis à flotter, à bouger.
Y a-t-il d’autres artistes qui vous inspirent ?
J’adore la peinture et tout ce qui est peint en règle générale. J’aime cette matière. Mais il y a des artistes qui viennent à l’esprit : Pierre Alechinsky, peintre du mouvement Cobra, un mouvement belge dont il fait partie. J’adore la peinture d’Alfred Manessier, la peinture des années 1950 et 1960 ; l’École de Paris, Pierre Bonnard. Pour moi c’est LE peintre !… j’aime Cézanne…
Qui a dans sa nature morte des objets qui flottent !
Oui, parce qu’il travaillait le clair et l’espace. Il peignait l’air qui était entre les pommes.
Je ne savais pas d’où venait cette sensation, mais maintenant que vous le dites, oui, c’est ça !
« Entre les choses » est aussi important. L’espace qui est entre ça et là (elle illustre avec un bol de fruits sur la table de cuisine). Cézanne, lui, a tout déconstruit… L’espace pour lui est bleu. Il fait des petites touches bleues qui entourent les objets si vous regardez ses tableaux. Et après, la peinture a évolué comme ça, et les peintres se sont permis de faire de l’abstrait parce qu’à force d’être dans une vision qui est décalée, on ne voit plus le monde comme d’habitude. La vision s’ouvre à quelque chose de plus profond.
Nous quittons la cuisine pour aller vers l’atelier qui se trouve derrière la maison, et le jardin est organisé pour nous emmener doucement vers l’entrée. C’est un jardin peuplé par les idées de l’artiste, il y a des petites touches de sculptures, entourées de plantes vertes et de fleurs. A l’intérieur il y a la presse à gravure, quelques toiles, un projet pour un client, de grands sacs de sable car elle fabrique son propre béton à utiliser dans la construction de ses statues. A l’étage il y a des tableaux, des toiles blanches, des cadres, pinceaux, bocaux de sable et de la terre qui viennent de partout dans le monde, livres d’art, et deux chevalets avec deux toiles composées au centre d’un grand espace lumineux. Par la fenêtre on voit un ciel bleu et un arbre qui étend ses branches dans tous les sens. Le lieu est calme mais dense. C’est un endroit pour laisser les gestes quotidiens au dehors et faire entrer le monde naturel. Mon regard tombe sur les bocaux pleins de couleur. Marianne explique :
Je fais ma couleur… C’est plus précis que les tubes. Les tubes sont bien secs et peu organiques. Je les mélange avec du sable que les gens m’apportent de différents endroits. Cela me donne un sens de plus, une émotion qui m’aide à construire la scène.
Effectivement, il y a des histoires sur ces tableaux… Je vois les éléments… mais cela ne me semble pas linéaire. Alors, comment racontez-vous l’histoire sur la toile ?
Tout se passe en même temps… En fait, je me sers de ce que les gens autour de moi me racontent. Quelqu’un s’assoit à côté de moi et il me raconte sa vie. Les gens qui changent de maison, qui divorcent, qui ne pensent qu’à l’amour (et il y en a beaucoup !)… ça fait « tilt » en moi et j’essaie de dessiner ce que les gens me racontent. Et je pense à autre chose quand ils me le racontent… Je ne fais pas le psy, mais il y a un petit côté comme ça, quand même. Je vois la personne qui est en train de se refermer afin de se protéger et peut-être retrouver une force personnelle… du coup je vais avoir une autre lecture de cette personne devant moi, je vois aussi la personne plus vague en devenir. C’est pourquoi vous voyez la chrysalide ici dans ce tableau, la transformation invisible mais qui bout en nous. C’est une pensée, un mot, un état, et la personne chrysalide m’inspire. Si cela m’arrive, cela doit nourrir l’autre. Quand tu es peintre ou artiste, tout ce que tu as dans la vie doit rejaillir dans ton travail.
Quand j’étais jeune peintre, il y avait un artiste qui avait 15 ans de plus que moi qui m’a dit « Tu es peintre, et alors ! Qu’est-ce que tu racontes ? C’est quoi ton message, la connexion avec l’autre ? » J’étais désincarnée d’une certaine façon, et il m’a dit qu’il faut incarner vraiment, que ça ait plus de sens.
Oui, je ressens parfois cette connexion avec une toile, par exemple Mer houleuse à la porte d’Aval de Monet, mais je ne peux pas vous dire pourquoi. Pouvez-vous m’aider à comprendre ?
Ses tableaux sont très comme ça. Cette lumière qui nous tire vers le haut. La toile est la lumière… Ce qui m’a donné la plus grande émotion ce sont les images de Lascaux. C’est ça qui me touche vraiment.
Ce qui m’intrigue dans vos tableaux c’est cette entrée immédiate, mais comme un pied dans la porte. Puis je regarde à nouveau et j’ai un autre pied, un autre aperçu, et cet aperçu peut en appeler un autre…
Voilà ! Je n’aime pas les toiles qui donnent tout tout de suite. Ça me gêne. Ce que j’aime c’est le mystère. Quand vous vivez avec une toile, vous la voyez différemment. Quand vous descendez le matin vous êtes autre et donc vous allez voir la toile autrement. Les gens qui vivent avec mes toiles me disent que ça bouge un peu. Ils n’ont pas tout d’un seul coup… je n’aurais pas plaqué quelque chose. J’aime faire la place pour que chacun fasse son histoire. J’ai vu des gens qui m’ont dit : « Mais c’est mon histoire ! » Et c’est la personne qui regarde qui crée aussi la toile ; ça j’en suis persuadée !