incertain regard – N°13 – Novembre 2016
Carte blanche à Hervé Martin
Henri Cachau
Rosalie
Comme le moteur à explosion nous fonctionnons sur son principe du quatre temps, ceux de l’avant, du pendant, de l’après, puis celui des regrets correspondant à mon idiosyncrasie… Non, à un demi-siècle de distance je ne regrette pas ma non inscription à cette « Ecole Universelle » si courue à l’époque, offrant une palette élargie de professions, plutôt me lamente sur cette fainéantise m’ayant fait abandonner d’autres cours mêmement distribués par correspondance. Mensongère leur réclame indiquait : « Si vous savez écrire – sans doute se référaient-ils aux pleins et déliés déclinés durant la Communale et non aux inévitables ratures et pâtés – vous saurez dessiner puis peindre, rejoignez-nous ! » S’ensuivait un laïus précisant leurs méthodes d’enseignement calquées sur un similaire quatre temps, ceux : de l’observation, de la perception, de la mémorisation et de la retranscription… Expédié le coupon-réponse et assuré un premier versement, artistes postulants, selon l’usage de conseils prodigués par des professionnels, et si assidus et volontaires sur le long terme d’un engagement souscrit par tempérament, nous pouvions espérer peindre comme tout le monde. À l’imitation de nos voisins, sortant cannes à pêche ou fusils de chasse, tous les week-ends fourbir notre attirail de paysagiste, bientôt venir encombrer un marché saturé en barbouilleurs, y concourir pour des médailles, des accessits. Ou lassés par notre inaptitude, en file indienne arpenter les musées afin d’y reluquer les accortes filles appendues sur leurs cimaises,notamment celles des Moulins !… Car il les aimait ces filles perdues Lou Poulit – un bien beau bébé à sa naissance, quand avec seulement quatre livres je faisais riquiqui -, incessamment aposté dans leurs claques, à sa guise y relevant leurs connivences amoureuses, leurs indiscrets quiproquos, leurs variances apprêtées. À l’aide de sanguine ou de fusain (quelle patte mes amis !) il soulignait leurs ambivalents contours, ces plénitudes d’un désir le retenant comme suspendu à leurs faux serments, un glossaire de propos mignards de badinages, de raffinements érotiques, de hardies pornographies, d’intenses lubricité enlevés d’un élégant coup de main…
Trop dispendieux pour ma bourse ces amours de lupanars, trop éreintants, j’ai préféré me soustraire de leurs désordres, pratiquer des chemins moins escarpés, plus cultes, par souci d’économie me retrancher dans une illustration moins suggestive quoique singulière au regard des fascicules proposés. Il se peut qu’au jour de mon inscription ai-je été tenté par l’attrait de ce supplément accordé aux premiers inscrits, au demeurant fort sympathique cette miniature d’un mannequin usité dans les Beaux-arts, en lieu et place d’un modèle vivant trop encombrant ou caractériel ! Je l’affublai du petit nom de Rosalie ! En bois des îles il pouvait être manipulé selon les poses envisagées, je lui faisais prendre les plus avantageuses, elle ne disait jamais non, consentait à mes desiderata. Le coup de foudre fut réciproque, et des années durant cet amour parut partagé, de trois-quarts elle trônait sur une sellette, ses bras élevés soulevant une virtuelle mais abondante chevelure, ses seins hauts placés, ses jambes croisées ou décroisées selon mon humeur. À base d’encaustique je la faisais reluire, entretenais son teint blond acajou, hélas, malgré ces attentions, bientôt percluse d’arthrose, ses ressorts fatigués, bruyants, m’indiquèrent qu’il était temps de la remiser. C’est l’unique objet que j’ai conservé de cette époque studieuse quoique tourmentée sur le plan affectif, l’unique prétexte m’ayant conduit à cet enseignement sustenté par une inavouable appétence de ce corps féminin que je souhaitais circonscrire, avant d’envisager, acquis les rudiments du métier, de plus artificieux débordements. Si prompts nous demeurent les attraits de la faute originelle, et je pense que vous aussi ayez été touchés par leurs grâces, leurs rituels, leurs inconvenances si lestement rendues par le gnome albigeois… Longtemps je me suis tenu à l’étude par l’intermédiaire de copies de maîtres anciens, me suis exercé à repérer la position de leurs muscles, de leurs appas secrets ; exercice après exercice – bien que j’eusse préféré l’application d’une physique des corps plus à même de satisfaire ma trouble sensualité – d’un trait malhabile, tant il est fréquent chez le débutant de vouloir réunir toutes les nuances à la fois, je les ai malmenées en les soumettant à mes anthropomorphiques investigations. Plus tard, la main et l’œil enfin s’accordant d’une même expertise, ces filles semblèrent sortir de leurs miroirs et autres psychés de maison close, tel que le Poulit les y avait immortalisées…
Je reconnais que malgré son interruption cet enseignement me fut propice, j’en ai retenu deux maximes, l’une recommandant de mettre peu de traits mais beaucoup d’intelligence, l’autre indiquant qu’il ne s’agit pas de croquer ce qu’on désire mais d’apprendre à l’observer ! En ressortait qu’on n’élabore pas une œuvre en additionnant de seuls détails, doivent se mettre en place des lignes assujettissant les principaux volumes avant de les assembler, etc. Hélas, si j’avais bien enregistré les conseils prodigués, malgré une boulimie charnelle ayant du m’inciter à poursuivre, dès le cinquième fascicule ma naturelle fainéantise limita mon enthousiasme… Face aux miens, dubitatifs quant aux futurs résultats, tout en sachant que je stagnais, je faisais semblant d’avancer, débordé par une kyrielle de contraintes plastiques : proportions, canons, volumes, raccourcis, lignes de fuite, trompe l’œil, etc. Malgré ma récente vision du film « Tabarin » retraçant les équivoques mœurs de la dite belle époque, notamment l’ambiance de leurs Salons – tous ces éléments d’un french cancan endiablé, restitués d’une main de maître par le gnome albigeois – cette gageure se révéla impossible : me concernant l’amour s’annonçait inconséquent et désordonné à la fois…
Pourtant j’y tenais à devenir ce peintre de Salons, connaître l’assomption par l’idéalisation de la femme, mais l’art que je souhaitais atteindre, calculé sur des versements échelonnés sur trente-six mois, devant être circonscrit entre l’extrême sombre et la lumière tamisée d’un cabaret, où l’on pourrait selon accord du proxénète de service y planter son chevalet – sans inhibition ou transcendé par l’alcool, posant son cul de bancal, sa physionomie de Quasimodo (pensez à sa dystrophie polyépiphysaire !) sur un vulgaire pliant, Lautrec s’en assurait – se révéla inatteignable… Car les clés de cet art pariétal – main levée il brossait le portrait de filles vénales, dépoitraillées, s’offrant aux gogos de passage – c’est lui qui en possédait le trousseau, et dans ce bordel qu’il fréquentait, pour lui seul la Goulue virevoltait, gambadait, exhibait ses dessous de satin, ses bas noirs, ses caracos échancrés… Dans de telles conditions d’incapacité on demeure interdit, pinceaux et palettes suspendus, l’inspiration coite ; face à l’objet de son cœur on perd ses marques, puis l’élan primitif retombant ça ressemble à une abdication annoncée, avec l’obligation de passer la main à plus petit maître que soi… Marri, conscient de mon inaptitude, dorénavant je laissai Lautrec s’exprimer dans ses luxurieux déballages, s’activer dans d’immémoriales débauches, signer aussi de retentissants échecs… Mais sont-ils ces épithètes successifs des mirages féminins, leurs délicats et troublants attributs, la matière obligée, ce noble matériau de toute œuvre digne de ce nom ? Que pouvait-il peindre sinon leurs chairs lourdes et grasses, la plus modeste, la plus réservée, la plus tendre ou garce de ces filles lui permettant de prétendre à l’immortalité; ces Jane Avril, mademoiselle Ciriac, l’Yvette, la rousse irlandaise, la clownesse Cha U Kao, et l’ensemble de ces danseuses de revue, ces petites vertus, ces pensionnaires de la rue des Moulins dont plus tard j’accosterai les consœurs. Pitié Lautrec pour mes misérabilistes ébauches, garde-moi de ces femmes, fatales, aguicheuses, de leurs contrefaçons, de leurs atours, de leurs grimages ainsi que de la folle obsolescence de ton art de lupanar ! Il est concevable que ce soit éreintant, impossible de reproduire sans génie particulier cette ambiance libertine, de restituer les rondeurs et courbes de ces pensionnaires, de décrire leurs disponibilités et aptitudes amoureuses, leurs poses contrefaites, de connaître qui du dessin ou du verbe s’y fit chair de l’œuvre !…
Je ne regrette rien, ni ce semblant d’étude, ni mon piteux abandon, en témoigne ce mannequin en bois des îles depuis des lustres assurant la pose, avec ses bras croisés, ses jambes pudiquement repliées, ses seins lourds, avachis, sa chevelure clairsemée, cette autrefois ambrée et fière Rosalie que je n’entretiens plus et qui ne trône plus sur mon téléviseur… Parfois m’envahissent des pulsions de meurtre, je souhaiterais la soustraire du placard ou je l’ai remisée, puis m’en débarrasser, tant sa mutique présence témoigne de ma paresse, de mes velléités… Mais, ô paradoxe, ne voilà-t-il pas qu’au seuil de ma retraite, en cette époque où l’oisiveté doit être énergiquement combattue, me vient une envie de me remettre au travail ! Une alléchante publicité recueille mon assentiment, leurs cours paraissent attrayants, bien que je ne sache qui l’emporte de leurs cassettes didactiques – plus séduisantes que les anciens fascicules en quadrichromie – ou de ce mannequin grandeur nature offert en cadeau d’inscription, qu’à l’instar de la Goulue, si canaille selon Lou Poulit, je pourrai asseoir sur mes genoux. Différents modèles sont proposés – les marchands du temple usent d’artifices inespéré afin d’allécher le chaland mâle -, ils possèdent les mensurations des dernières stars du « X » de surcroît les perruques et latex ayant gagné en qualité, leur maintien et confort également, et cerise sur le gâteau, disposent d’une étonnante flexibilité dorsale. Celui dénommé Ulla me plaît, cependant je risque de perdre mon temps au lieu de vraiment potasser, user le peu de tempérament qui me reste à vouloir le faire reluire, en outre gage que l’encaustique ne suffise à son entretien… Vais-je encore me défausser, invoquer quelque déterminisme négatif, déclarer que je ne suis pas doué, me retrancher derrière le fait (évident) que le Poulit était né coiffé, qu’il n’y a rien à faire contre un tel talent, sinon aller noyer mon impuissance, sombrer, mais pavillon haut, entre les seins de filles de mauvaise vie piétant rue des Moulins ?…